
L’introduction de la traction électrique sur le réseau national, d’abord acceptée pour les tramways, les métros, les lignes de haute montagne, ne se fait que très lentement, dans les esprits des ingénieurs et l’opinion publique, quand il s’agit de l’étendre aux grandes lignes qui sont, dès leur création et pendant plus d’un siècle, le domaine incontesté de la vapeur. L’évolution et l’acceptation sont lentes à un tel point qu’il faudra environ 70 années pour que le règne de la vapeur prenne fin, des années 1900 jusqu’aux années 1970, puisque le dernier train à vapeur circule sur le réseau de la SNCF en 1971, sur la banlieue nord.
Ce qui est peu connu est que le “train électrique”, terme que se réservera le train-jouet nouveau, a beaucoup contribué à ce changement de mentalités puisqu’il est ardemment désiré par trois générations d’enfants, apportant la télécommande du train à distance (réglage de la vitesse, choix du sens de marche avant ou arrière), et surtout mettant fin au fastidieux et continuel remontage à la clé des locomotives à mouvement d’horlogerie, demandant un effort qui finissait par faire mal aux doigts.
Le grand ingénieur Fernand Nouvion, par exemple, nous a confié dans les années 1990, lors de nos séances de travail pour ma thèse en Sorbonne sur les politiques de traction SNCF, que sa vocation d’ingénieur des chemins de fer et surtout sa passion pour la traction électrique lui étaient venus du cadeau rêvé qu’il reçut à Noël en 1913 (il avait 8 ans): un train électrique Märklin qui était un “vrai train électrique”. Les quelques “châtaignes” reçues en posant ses doigts sur la voie ont, d’ailleurs, contribué, disait Fernand Nouvion, à son éducation électrique ! (Voir la revue “Loco-Revue” N°462, page 616).
La longue et lente évolution du “train mécanique” vers le “train électrique”.
Les premiers trains-jouets sont de très simples trains dits « de plancher » que l’on remorquait, sans conviction, au bout d’une ficelle en les faisant rouler directement sur le sol. Ces trains ne sont pas, par eux-mêmes, « modernes »: leur technique de fabrication se réduit à un archaïque assemblage de pièces de bois clouées et peintes, ou de pièces de fer-blanc soudées et peintes à la main. Il n’y a pas de mécanisme moteur, et, surtout, pas de voie – c’est-à-dire pas de « chemin de fer » au vrai sens du terme.
Sous le Second empire, les premières locomotives capables de rouler par elles-mêmes sont des locomotives mécaniques, elles aussi, roulant sur le plancher et finissant une course incontrôlée contre le mur ou le pied du premier meuble venu. Les moteurs comportent un ressort à fil d’acier enroulé ou, dans les meilleurs cas, un vrai ressort d’horlogerie classique, mais la médiocre qualité des engrenages et un déroulement non contrôlé par régulateur donne une marche violente et brève sans aucune évocation du lent et majestueux démarrage d’une vraie locomotive.

La présence d’un “rond de rails” dans le coffret du train, à partir de la fin du XIXe siècle, crée vraiment, enfin, un « chemin de fer » au véritable sens du mot, avec un train circulant sur une voie. La propulsion par mouvement d’horlogerie reste de règle générale. Cependant quelques locomotives à vapeur vive et chauffe à l’alcool sont utilisés, mais très peu, par des audacieux qui ne craignent pas le déraillement et l’incendie du tapis du salon.
Dominant le marché entre 1880 et 1930, le train à mécanisme d’horlogerie, populairement appelé “train mécanique”, est peu satisfaisant : de longues et répétées séances de remontage à la clé sont nécessaires, et viennent ponctuer le jeu et le rendre fastidieux. Une fois remonté, le ressort de la locomotive se détend et donne une course trop rapide au début, et trop faible en fin de parcours. Souvent l’excès de vitesse initial entraîne un versement dans la première courbe. Mais, surtout, il est impossible de télécommander le train, de l’arrêter à distance, de le faire partir en sens inverse, de faire des manœuvres. La présence du rail-frein et du rail-inverseur permet, certes, une action sur la locomotive en un point précis du circuit, mais son action est brusque et entraîne souvent des déraillements. Le train mécanique, en fin de compte, n’est pas utilisable pour un véritable jeu ferroviaire et se borne à être un spectacle laissant l’enfant passif, regardant son train tournant en rond sur le circuit. Il est donc, techniquement, très en retard sur le train réel dont il ne reprend la « modernité » que par l’imitation de quelques aspects extérieurs, ou par des inscriptions flatteuses du genre « Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens ».
Quelques curieux pionniers du train électrique: les frères Menier et l’ingénieur Brillié.
Ce qui est peu connu, pour ne pas dire oublié est que, selon “L’Illustration” de l’époque, les frères Menier qui habitent une belle maison bourgeoise non loin de leur usine à chocolat de Noisiel, font installer un train électrique miniature pour assurer le service sur la grande table de leur salle à manger. Nous sommes en 1887, date qui fait d’eux des précurseurs dans ce domaine du train-jouet, même si la cuisinière et la domestique, qui doivent commander ce train depuis la cuisine, ne doivent guère apprécier, on d’en doute, cet amusement puéril qui s’ajoute à leur travail.


Une autre création intéressante, dans le même genre, est un train monorail suspendu du au talent de l’ingénieur Lucien Brillié (1865-1911) inventeur de la pendule électrique. Datant de la fin du XIXe siècle, ce train, dans son état neuf et complet, a été mis en vente à Chartres dans les années 1990 et l’auteur de ce site-web, alors travaillant pour le Musée des Arts et Métiers (CNAM), a pu obtenir, pour le compte du CNAM, un achat par préemption : ce train fait donc partie des collections du CNAM.


La traction électrique donne au vrai chemin de fer son image de modernité.
A partir des années 1920, et dans le domaine du chemin de fer réel, la locomotive à vapeur est dépassée techniquement par la traction électrique, et, surtout, elle perd son image de modernité même si les ingénieurs “vaporistes” tiennent à montrer que les possibilités de perfectionnement de la locomotive à vapeur sont loin d’être épuisées et que la locomotive à vapeur est porteuse d’avenir. Elles apparaissent comme vieillies parce que les ingénieurs de l’époque peuvent lire sur les machines des dates de construction remontant au XIXème siècle beaucoup d’entre elles, mais porteuses d’avenir parce que plus de 2 000 machines ont été construites depuis la fin de la Première Guerre mondiale et ont donc une bonne carrière devant elles, surtout si on les entoure d’un parc neuf assurant la continuité et la pérennité de ce mode de traction. Les travaux d’André Chapelon ont ouvert subitement le champ de la puissance et de la vitesse à la locomotive à vapeur et l’ont mise à égalité de performances et de rendement total avec la traction électrique.

La traction électrique est perçue, dans les revues ferroviaires des années 1930 avec, par exemple, “Traction Nouvelle” comme le mode qui inéluctablement dominera le « chemin de fer de demain », du moins si l’on s’en tient aux arguments techniques avancés de puissance, rendement, performances, moindre coût en entretien et conduite, disponibilité, etc… Le réseau du Midi a démontré, chiffres à l’appui, que les rapports de coûts totaux entre la traction vapeur et électrique sont de 1 à 0,6 à égalité de kilomètre-train, et même de 1 à 0,5 en tenant compte de la charge moyenne plus élevée réellement transportée en traction électrique, mais aussi c’est le réseau qui, même fusionné avec le PO, est en 1937 le moins bien placé sur le volume global transporté et ne desservant que des régions faiblement urbanisées ou industrialisées. Cela veut dire que les affirmations techniques en faveur de la traction électrique n’ont pas encore, en 1938, trouvé l’illustration concrète sur le terrain d’un réseau gros transporteur qui pourrait séduire les placeurs de capitaux devenus très rares durant les années de crise que sont les années 1930.
Si la traction électrique ne décolle pas vraiment durant les années 1930, en dépit des électrifications effectuées, elle reste néanmoins une vision d’avenir forte, une passionnante expérience technique, une « vitrine technologique » dirait-on aujourd’hui. Le réseau électrique des années 1930 n’a rien de comparable avec, par exemple, le réseau TGV d’aujourd’hui qui, en moins d’une vingtaine d’années de 1981 à 2000, a bouleversé le chemin de fer français. L’électrification Paris-Le Mans, le chef d’œuvre de Raoul Dautry qui dirige le réseau de l’Etat jusqu’au 12 Juin 1937, ne s’effectue que dans le cadre du plan Marquet anti-chômage – ce qui, pour le moins, montre bien un statut de perfectionnement d’appoint accepté sous la réserve qu’il soit financé par la collectivité, mais nullement un cas d’urgence. Les caisses des réseaux sont vides, aussi, et l’idée de grands investissements n’est plus de mise.



La traction électrique bouleverse donc aussi le train-jouet.
Relativement peu répandue sur les réseaux de chemins de fer réels, la locomotive électrique est d’autant plus remarquée, et elle bénéficie même d’un engouement issu de la même démarche que celle de l’électricité perçue comme la « fée électricité », cumulant à la fois la modernité et une dimension de magie. C’est pourquoi les fabricants de trains-jouets français inscrivent sur leurs catalogues des locomotives de type électrique et à moteur électrique comme la fameuse « Boîte à sel » ou, aussi, la 2D2 du réseau du Chemin de fer de Paris à Orléans, d’une part, mais aussi donnent à leurs locomotives type vapeur le moteur électrique et tous les atouts apportés par la « fée électricité ». Souvent, la “cerise sur le gâteau”, est, outre la présence d’un moteur électrique, celle d’une magnifique ampoule à l’avant de la locomotive apportant la fascination d’un éclairage et le plaisir de fermer les volets pour faire circuler le train dans l’obscurité et reproduire la féérie du voyage de nuit.



C’est ainsi que les constructeurs français comme JEP, Hornby, ou LR mettent à leur catalogue des années 1920 et 1930 des locomotives françaises de type électrique (à moteur mécanique ou à moteur électrique) tandis qu’un grand constructeur international comme l’allemand Märklin met sur son catalogue non seulement des locomotives de type électrique françaises comme la “boîte à sel” du PO, mais aussi des locomotives suisses comme la “Crocodile” du St-Gothard ou la Ae 3/6.



Si l’électricité a joué un rôle primordial dans le domaine du jouet créateur de modernité, c’est bien dans le domaine du train-jouet électrique qui “confisque” le nom en devenant le “train électrique” par excellence: le “train électrique”, pour le langage populaire, c’est bien le train miniature et non le train réel. Seule l’électricité peut rendre l’enfant actif avec un train-jouet, le « mettant dans la locomotive » par le moyen de la commande à distance qui permet une action fine et immédiate sur la marche, l’arrêt, et le sens de marche. Il est possible de démarrer en douceur, de ralentir dans les courbes, de faire de vraies manœuvres pour chercher un wagon sur une voie de garage, et, même, il est possible de télécommander les appareils de voie.
Le train-jouet, fruit de l’innovation technique.
Les premiers trains-jouets à traction électrique naissent peu avant la Première Guerre mondiale et utilisent une alimentation par piles chimiques, dangereuses et fragiles dans leur récipient en verre, car le courant domestique est soit rarement installé dans les demeures. Quand il l’est, il s’agit souvent de courant continu qui, comme l’expliquerait un professeur de physique, ne peut être transformé en tension “à bas voltage” (terme d’époque), mais a pour avantage de permettre l’inversion de marche à distance par simple permutation des polarités. L’arrivée, dans les maisons, du courant alternatif 110 v permettra de le réduire à 20 v grâce à un transformateur, mais posera d’innombrables problèmes pour la télécommande de l’inversion du sens de marche, chaque marque ayant son système soit par une brève impulsion en surtension actionnant un inverseur sur la locomotive, ou une brève coupure, etc. Le système le plus répandu sera la manette d’inversion à aller actionner sur la locomotive elle-même, donc non télécommandée…. tout comme les trains mécaniques.






Les années 1920 et 1930 sont des années de crise, et les fabricants de jouets doivent lutter non seulement lors du redémarrage de l’économie au lendemain de la Première Guerre mondiale, mais aussi durant les difficiles années 1929 à 1930, ou encore pendant les mouvements sociaux de 1934 et 1936: ces années troublées ne favorisent pas le jouet qui, on s’en doute bien, n’a rien d’une dépense prioritaire pour les ménages qui subissent le chômage ou la hausse des prix.
Premier parmi les jouets, représentant de loin l’essentiel du chiffre d’affaires, le train-jouet est au cœur des enjeux: il est condamné à une fuite technologique en avant, devant se perfectionner techniquement et esthétiquement pour conquérir de nouvelles clientèles, pour « fidéliser » (dirait-on aujourd’hui) une clientèle acquise difficilement, ou l’empêcher d’acheter des trains-jouets des marques concurrentes, et, surtout, pour rapporter le plus de bénéfices possibles à ses fabricants dans la mesure où les ventes des autres jouets stagnent.
C’est pourquoi, paradoxalement peut-être, ces années difficiles sont un âge d’or du train-jouet qui adopte une position d’innovation permanente en accumulant des systèmes d’inversion de sens de marche ou d’attelage de plus en plus perfectionnés.
L’évolution des trains de la grande marque française JEP illustre bien cette tendance. Durant les années 1925 à 1935 elle se fait très nettement sentir avec de grandes périodes d’enrichissement du système technique : le courant alternatif 20 volts, un attelage automatique d’un maniement aisé pour les enfants, un matériel roulant comme les belles 2D2 du PO (mais réduites au type 2B2) ou les belles voitures à bogies, voilà ce qui caractérise le début des années 30 chez JEP et la qualité est désormais égale à celle des meilleures productions mondiales.







Les années 1934-35 sont celles des nombreux accessoires électromécaniques qui donnent une vie intense à un réseau JEP: aiguilles télécommandées, aiguilles arrêtant automatiquement les trains sur la voie non donnée, signaux éclairés commandés par les trains, gares éclairées, passages à niveau automatiques dont les barrières s’abaissent au passage du train, rails spéciaux de commande, etc. Mais c’est aussi la sortie de ces fantastiques gros autorails a plusieurs caisses réunies par un véritable soufflet qui marque cette époque des années d’avant-guerre qui est une des plus fastueuses pour JEP.


Lors de la difficile reprise du lendemain de la Seconde Guerre mondiale, JEP ne se contente pas de reconduire son programme antérieur ni de le simplifier en supprimant des références comme beaucoup d’autres fabricants de jouets, mais, au contraire, l’enrichit encore plus avec de nouveaux modèles et de nouvelles techniques comme le métal moulé et le courant continu. Un matériel roulant très conforme à celui de la SNCF est produit à la satisfaction des amateurs et modélistes exigeants : la BB 8100, la CC 7100, font figure de véritables maquettes dont les deux moteurs, en outre, assurent une puissance de traction inégalable. Les modèles populaires sont repris avec des nouveaux écartements inférieurs au « O » sur voie de 25 mm, puis 16,5 mm avec des techniques comme la matière plastique. Un programme « HO » de type maquette est lancé en 1948 et des locomotives comme la 2D2, et la BB 16500 tirent des voitures type Ouest, des voitures type SNCF qui sont les premières en « HO » de grande diffusion à être à l’échelle avec une longueur de 300 mm, et un parc marchandises dont les wagons sont très réussis et satisfont les modélistes de l’époque. Les références se multiplient tant en « O » qu’en « HO » avec, par exemple, de belles voitures Pullman bleues et crème que l’on trouve dans les deux échelles. Un système de voies à trois files de rail isolées est mis au point pour le « O » et le « HO » et permet des automatismes très sûrs, des tracés sans problèmes de raccordement ou de polarités. Une signalisation de type SNCF est proposée et ses potences métalliques ajourées, dominant les longues caisses du matériel roulant, créent une fascination certaine dans les grandes expositions et les vitrines.



L’électricité créatrice d’un jeu nouveau pour un enfant nouveau.
Le fait essentiel, à nos yeux, est la présence de l’électricité dans le monde du jouet qui entoure l’enfant: le train électrique est, par excellence, le jouet électrique type et il est porteur d’une image de « modernité » jusque dans l’imaginaire de l’enfant des années 1920 à 1950 pour deux raisons:
- La première est la présence de la « fée électricité » en elle-même qui vient transformer par magie le monde peu enthousiasmant du train-jouet mécanique, lui donner un fonctionnement sûr, précis, illimité dans l’espace et le temps, et l’agrémenter d’innombrables accessoires comme des passages à niveau automatiques, des signaux lumineux automatiques, des éclairages de gare, et surtout l’éclairage des locomotives et des voitures à voyageurs.
- La seconde est la référence à la traction électrique réelle qui, à partir de 1926, est enfin présente sur les grandes lignes françaises (réseau du Chemin de fer de Paris à Orléans puis du Midi, puis de l’Etat) et impose, à travers la locomotive 2D2, une très forte image de modernité et d’efficacité que les compagnies concernées sauront exploiter commercialement. C’est pourquoi, sur ce 2e point précisément, les marques de trains-jouets feront cette locomotive « doublement électrique », si l’on peut dire, qu’est la locomotive jouet représentant un type électrique réel et non une vapeur.
C’est ainsi que, dans ma classe au lycée, les enfants qui avaient un train électrique formaient un club très fermé et très méprisant vis-à-vis des infortunés qui n’avaient qu’un train mécanique. Il me fallut, pour conquérir un rang social, économiser mon argent de poche pour acheter, pièce par pièce, un ovale de rails électriques, un transformateur et enfin une locomotive électrique Hornby OE-PO pour métamorphoser à la fois mon ancien train mécanique et ma situation sociale.
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