Le retour, il y a 100 ans, du réseau Alsace-Lorraine.

Le BV d’Audun-le-Roman en 1913: la gare est frontalière entre l’empire Allemand et la France, pour ne pas dire entre l’ex-Meurthe-et-Moselle et l’ex- Moselle. Pour la photographie, on notera que les cheminots français (à gauche) et allemands (à droite) ne se mélangent pas. Pour diverses raisons, les uns et les autres sont à plaindre, mais le grand retour de l’Alsace-Lorraine est pour bientôt.

On pourrait trouver des centenaires à fêter tous les jours de l’année et pour ce 100e article paraissant dans le site-web “Trainconsultant”, nous sommes en 2020, et les premières années 1920 présentent quelques faits remarquables, mais, à notre avis, le retour des trois départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle est le plus important, tant sur le plan humain qu’historique. Depuis plus de 40 années, ces départements sont séparés de la France. Le nom de “Alsace-Lorraine” leur est attribué, y compris pour son réseau ferré, mais s’il semble exact pour l’Alsace, certes, il l’est moins pour la Lorraine parce que la Lorraine comprend d’autres départements que celui de la Moselle, souvent dits “Lorraine romane”. Ce terme semblerait être une traduction de ce que les Allemands appellent “Elsass-Lothringen” utilisé pour pour les départements et qu’ils occupent tout comme pour en désigner le réseau ferré, et on peut leur pardonner, entre autres, qu’ils aient ignoré les contours exacts de la seule vraie Lorraine.

La carte des chemins de fer de France des atlas scolaires vers 1910, amputée de l’Alsace et de la Lorraine. D’après Jean-Paul Sartre, son instituteur pleurait tous les matins, devant la carte murale similaire Vidal-Lablache et en présence de ses élèves, avant de commencer à enseigner.

Si, un siècle plus tard, le TGV Est apparait comme une création nouvelle qui viendrait, en quelque sorte, changer le sort de l’Alsace et de la Lorraine toute entière, elle reste imprégnée d’un passé très marquant. Ce train nouveau et, surtout, sa ligne nouvelle bouleverseront un réseau et des pays qui, dans leur histoire, n’ont connu que des bouleversements – mais infiniment moins pacifiques. En effet ce réseau de l’Est a été, des années durant, le théâtre de trois guerres cruelles et d’amputation de l’Alsace-Lorraine entre 1871 et 1918, et celui de trop nombreux trains de soldats, de blessés, de déportés. Il n’a que trop peu vécu en paix, et ses particularités techniques ferroviaires restent, aujourd’hui toujours, issues directement d’un passé déchiré entre deux grandes nations, la France et l’Allemagne. Le statut particulier du réseau du réseau de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine est une des pages les plus importantes de cette histoire et, il y a cent ans, autour de l’année 1920, et plus précisément de 1918 à 1922, c’était le grand retour de ce réseau perdu. Cet événement est techniquement complexe, et demande, sur le terrain, de nombreuses années d’adaptation.

L’Alsace, terre pionnière du chemin de fer français.

L’Alsace est parmi les terres pionnières du chemin de fer en France. Dès 1839 cette province a sa ligne, entre Mulhouse et Thann, à une époque où il n’est guère question que des lignes de St-Etienne à Lyon, ou de Paris à St-Germain et à Versailles. Peu après celle Strasbourg à Bâle, longue de 140 km, est bien la première grande ligne française à grande distance et, surtout, la première ligne internationale européenne.

Elle a pour particularité d’avoir une marche à droite, mais ce fait, d’après Alain Jeunesse (membre du Club de la Grande Vitesse Ferriviaire et expert reconnu en histoire des chemins de fer) n’est nullement une spécificité allemande, et est conforme à “l’usage français sur les voies publiques” prise par l’ingénieur Bazaine, ingénieur X-Ponts, pour les chemins de fer. Toujours d’après Alain Jeunesse, cette décision française de la marche à droite “n’a pas tenu bon devant l’invasion ferroviaire anglaise”. Dont acte….

Constituée en 1854, la compagnie de l’Est succède à celle de Paris à Strasbourg qui a ouvert sa grande ligne deux années auparavant. L’Alsace se dote, dès les débuts de la Révolution industrielle, d’une industrie performante construisant des locomotives et du matériel roulant pour l’Europe entière: des noms comme Koechlin, Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (future Alsthom, puis Alstom), Bugatti, De Dietrich sont, en effet, autant de grandes signatures mondialement connues, et aujourd’hui toujours si l’on songe à De Dietrich ou Alstom.

Datant de 1839, vue ici vers 1850, la gare de Thann, en Alsace, et l’une des plus anciennes de France. Nous sommes à l’époque primitive des plaques tournantes (un reste des origines minières du chemin de fer) et des grands bâtiments très dégagés des voies.

La création du réseau du réseau de l’Alsace-Lorraine

En 1871, les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin, et de la Moselle sont allemands pour 47 années, faisant partie intégrante de l’empire Allemand. Leur chemin de fer, réuni avec celui du Guillaume-Luxembourg, prend un caractère technique allemand avec une circulation à droite, un matériel, des signaux et des installations fixes de type proches du modèle allemand. Notons que le réseau en question n’a pas été « cédé » à l’Allemagne, ou que l’Allemagne ne s’en est pas emparée unilatéralement comme prise de guerre, mais que le réseau en question a bel et bien été vendu pour un prix de 325 millions de francs français, une comme considérable, que l’Allemagne a déduite de son indemnité de guerre et qui a servi à indemniser la compagnie de l’Est.

Certes ce n’est pas de gaieté de cœur, on le sait, que la France perd la guerre, perd une grande partie de son réseau ferré, et que le réseau de l’Est perd ainsi 862 km de lignes dont 436 à double voie. Le matériel roulant et remorqué est exclu de la vente et le réseau d’Alsace-Lorraine devra donc utiliser ou construire du matériel de type allemand. A ce kilométrage s’ajoutent les 196 km du réseau Guillaume-Luxembourg. En 1913, le réseau allemand de l’Alsace-Lorraine comprend 1803 km en voie normale et 80 km en voie métrique, 1129 locomotives à vapeur, 11 automotrices, 2311 voitures, et 29.000 wagons. Plus de 33.000 agents travaillent, dont près de 800 femmes.

Le réseau d’Alsace-Lorraine et celui du Luxembourg en 1871
Les mêmes réseaux en 1913, avec 1000 km de voies en plus, quand même….

Après la Première Guerre mondiale et dans le cadre du traité de Versailles, le réseau d’Alsace-Lorraine fait donc son retour dans le sein des grands réseaux français, mais ne retrouve pas sa situation d’avant 1871. Il conserve sa spécificité technique allemande qui a sans doute joué pour son maintien hors réseau de l’Est, et forme une entité propre, distincte du réseau de l’Est au lieu de le réintégrer, et gérée directement par l’état qui a déjà son réseau situé dans l’ouest de la France. Toujours est-il que cette situation ne durera pas, car la création de la Société Nationale des Chemins de fer Français, en 1938, reconstitue le grand réseau Est unifié sous la forme d’une région SNCF et dotée d’une direction à Strasbourg.

La marche à droite sur le réseau A-L.

La marche à droite est une caractéristique de certaines lignes principales du réseau A-L, construites entre 1871 et 1918. Ces lignes conservent leur marche à droite et leur signalisation spécifique après le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, ceci pour d’évidentes raisons du coût d’une transformation à la laquelle on renonce, l’honneur national dut il en souffrir…Il fallut donc installer des sauts de mouton permettant le passage direct de la voie de gauche à celle de droite, ceci à l’approche des grandes gares de Metz, Benestrof, Sarrebourg, Molsheim, Mulhouse, etc. Le plus connu est celui de Héming, près d’Avricourt, point de franchissement de l’ancienne frontière franco-allemande sur la ligne de Paris à Strasbourg.

Le saut de mouton situé au sud de Mulhouse, entre les gares de Flaxlanden-Zillisheim et Illfurt. Document SNCF Région Est, Carnet de Profils et Schémas, 1962.
Le saut de mouton entre Sarrebourg et Héming, dans le même document SNCF.

Voici une liste de ces lignes avec marche à droite, respectant la numérotation des lignes telle qu’elle était pratiquée sur le réseau de l’Est :

Sarrebourg à Strasbourg (ligne 1 Paris – Strasbourg)

Zoufftgen à Bâle (ligne 3 de bout en bout);

Zillisheim à Bâle (ligne 4 : Paris – Bâle);

Rombas à Hagondange (ligne 5 Châlons – Hagondange);

Fontoy à Tbionville (ligne 7 Longuyon – Thionville)

Tisionville à Hargaten (ligne 7 de bout en bout)

Metz à Sarreguemines (ligne 8  de bout en bout)

Sarreguemines à Strasbourg (ligne 9 : de bout en bout)

Metz-Sablon à Stiring-Wendel (ligne 11 Lérouville – Stiring);

Metz-Sablon à Metz (ligne 12 : Nancy – Metz)

Molshein à Strasbourg (ligne 18 Epinal – Strasbourg)

Wissembourg à Strasbourg (ligne 33  de bout en bout);

Thionville à Apach  (ligne 37-7: de bout en bout).

La signalisation de l’ A-L : allemande jusqu’à quel point ?

Sur le réseau de l’Alsace-Lorraine, la signalisation comporte, à partir de 1871, des sémaphores de type allemand. Le sémaphore présente, pour l’indication de l’arrêt, un bras horizontal déployé à droite du mât, et à l’ouverture, le bras est relevé de 45°. L’avertissement est indiqué par un disque jaune qui, en position ouverte, s’incline à l’horizontale. Le ralentissement est indiqué par un petit bras à queue de poisson, présenté à 45° vers le haut, et qui est masqué derrière le mât lors des indications d’avertissement fermé ou de rappel de ralentissement fermé. Le rappel de ralentissement est indiqué par deux bras de sémaphore relevés à 45°, le bras supérieur étant le bras servant aux indications d’arrêt et de voie libre. Lors des indications d’arrêt et de voie libre, le bras inférieur est à la verticale et donc se confond avec le mât. Les limitations permanentes de vitesse ne sont pas matérialisées au sol dans la pratique allemande, et sont simplement inscrites dans un document de service.

Les particularités de la signalisation du réseau de l’Alsace-Lorraine.

D’après des notes trouvées dans les papiers de Michel Doerr (ancien directeur du Musée des Chemins de fer de Mulhouse, et spécialiste incontesté du réseau A-L), la signalisation A-L présente les caractériristiques suivantes:

A l’époque de la séparation de l’Alsace-Lorraine, la signalisation française passe au code de 1885. En 1885 la signalisation A-L est restée allemande, bien entendu, et dépend du “Eisenbahn-Signalordnung” (code de signalisation allemand) du 24 juin 1907, entré en vigueur le 1er avril 1907. Les signaux optiques sont désignés sous le nom de « signaux de garde » (Wärterisgnale), bien que ces signaux soient utilisés non seulement par des gardes mais aussi par les mécaniciens.

Les signaux d’arrêt, sur le réseau de l’Alsace-Lorraine ne sont pas d’un seul type, comme cela est souvent dit, et se limitant au seul arrêt immédiat. Comme pour les autres réseaux français, la signalisation du réseau de l’Alsace-Lorraine permet l’arrêt immédiat (sifflet de poche, trompe, pétards, drapeau, lanterne agitée, etc), mais aussi l’arrêt absolu, et l’arrêt différé.

Le signal principal correspond au carré français. Le « signal de barrage » et le signal rectangle rouge correspondent au carré français sur voie secondaire et au sémaphore. Le signal avancé présentant l’aileron correspond au ralentissement français. Le signal avancé correspond à l’avertissement français, et il est un signal dit « annonciateur ».

Le signal principal ouvert donne la voie libre de jour en présentant un, deux ou trois bras parallèles entre eux, développés en dehors du mât et adressés obliquement vers le ciel, et donne la voie libre de nuit en présentant un, deux ou trois feux verts à la verticale. Un bras relevé ou un seul feu vert indique une voie libre dans restriction. Deux ou trois bras, ou deux ou trois feux verts indiquent une voie libre mais pour des appareils de voie en position déviée impliquant le ralentissement. 

Le disque jaune d’avertissement, ou « annonciateur », désigné sur le réseau A-L sous le nom de « signal avancé », s’efface en pivotant selon un axe horizontal pour prendre une position couchée face au ciel. Son mât comporte un tableau blanc avec deux chevrons superposés et opposés par la pointe, formant un « X ». La nuit, ce signal présente deux feux verts disposés sur une ligne oblique montant de gauche à droite. Ce signal n’indique pas que la voie est libre, mais que l’on doit s’attendre à trouver ouvert le signal principal en aval, annoncé, et qui seul peut annoncer une voie libre. Si ce signal avancé possède un aileron jaune à queue de poisson, développé obliquement en dehors du mât vers le ciel (et, la nuit, présentant un feu vert et un feu jaune sur une ligne oblique montant de gauche à droite), il indique que le signal principal annoncé en aval est ouvert avec deux ou trois bras autorisant le passage sur une déviation à vitesse réduite. Notons que le signal d’avertissement jaune a pour inconvénient, en cas d’extinction accidentelle de son feu jaune, de donner une indication de voie libre sans restriction, mais le risque de confusion est réduit du fait que les feux des signaux principaux sont très hauts, alors que ceux des signaux avancés sont bas. Mais il existe des signaux avancés placés sur des passerelles, donc en position haute.

Le signal de ralentissement est commandé par le guidon circulaire jaune portant la lettre « O » (origine) et donnant, de nuit, deux feux jaunes disposés sur une ligne oblique montant de gauche à droite. Présenté sans aucune autre prescription, il ordonne de réduire la vitesse sur les lignes principales à 45 km/h pour les trains de voyageurs, assimilés et locomotives haut-le-pied, et à 30 km/h pour les trains de marchandises et assimilés. Pour les lignes secondaires, il ordonne de réduire la vitesse à 30 km/h pour toutes les circulations sans exception.  La distance de présentation du signal de ralentissement est à 800 mètres sur une ligne principale, mais peut être supérieure si nécessaire. Sur une ligne secondaire limitée à 50 km/h, la distance est réduite à 200 mètres.

Le point à partir duquel le ralentissement est effectif comporte un guidon jaune de ralentissement, et si le ralentissement ordonné est inférieur aux 45 ou 30 km/h normalement prescrits, il comporte une pancarte circulaire indiquant, en chiffres, la limitation de vitesse. Cette valeur est rappelée sur une pancarte rectangulaire portant les mêmes chiffres qui marque le point où le processus de ralentissement est terminé et où la vitesse effective prescrite est respectée.

Pour les ralentissements sur les appareils de voie, le réseau de l’Alsace-Lorraine n’a pas de signal spécial, mais, pour la prise en pointe d’un appareil de voie, deux ou trois bras d’un signal principal (ou deux ou trois feux superposés) sont présentés, précédés, en amont, d’un signal annonciateur avec son aileron développé à droite du mât et selon une ligne oblique montant de gauche à droite (ou un feu vert et un rouge en oblique de la même façon). Pour la prise par le talon, le ralentissement, si nécessaire, est commandé par un tableau de limitation de vitesse.

Les signaux de reprise sur le réseau de l’Alsace-Lorraine se présentent sous la forme de la face verte d’un guidon portant la lettre « F » (fin, en langue française puisque nous sommes après le retour) et portant deux feux verts placés sur une ligne oblique descendant de gauche à droite. Le règlement ne prévoit que le guidon de reprise placé en fin de zone de ralentissement, et, dans le cas d’une voie unique, la face arrière (verte) du guidon d’origine de section (jaune) se rapportant  à l’autre sens de circulation en tient lieu. Des pancartes avec la lettre « V » ou « M » (voyageurs, ou marchandises) confirment le point où le mécanicien peut reprendre sa vitesse.

Les tableaux de limitation de vitesse sont constitués par un carré à diagonale verticale en verre blanc encadré de noir et portant en noir la limitation de vitesse. Ce signal est éclairé par transparence, et il est implanté à 200 ou 500 mètres du point de limitation de vitesse. Il est suivi d’un tableau analogue comportant la lettre « F » (fin de section).  Dans le cas de deux limitations différentes imposées au même point, il y a deux tableaux superposés, le plus élevé pour les trains de voyageurs et locomotives haut-le-pied, le plus bas s’adressant aux trains de marchandises et assimilés. Sur les lignes en voie unique, le tableau d’origine de zone de ralentissement est aussi, sur sa face arrière, le tableau de fin de zone de ralentissement.

Ajoutons aux notes de Michel Doerr qu’en 1922, le réseau de l’Alsace-Lorraine adapte sa signalisation aux pratiques françaises. En 1922, l’Etat, gestionnaire du réseau A-L, installe des Tableaux indicateurs de vitesse (TIV) fixes en forme de losange implantés à 500 m en avant de la zone à franchir à vitesse réduite, et des tableaux avec la lettre « F » pour les reprises de vitesse en fin de zone.  Les disques disparaissent au profit de losanges. En 1938, la SNCF implante des TIV unifiés, et les indications de nuit des signaux, y compris des sémaphores allemands, seront rendus conformes au code SNCF. Les signaux d’avertissement quittent la forme allemande du disque (risque de confusion avec le disque SNCF) pour la cible unifiée en forme de losange. Sur les bifurcations, le principe de la signalisation de vitesse type A-L est remplacé par une signalisation de direction. Peu à peu la modernisation, notamment avec le bloc automatique lumineux, uniformisera sous une forme SNCF toute la signalisation de l’ancien réseau de l’Alsace-Lorraine dont, aujourd’hui, on ne peut pratiquement trouver aucune trace.

Les sémaphores A-L assurant la signalisation principale, soit les ordres de marche, d’arrêt et de direction. Cours de signalisation de René Gallouédec.1932
Le “signal de barrage” A-L. Il existe soit avec un disque tournant, soit sous la forme d’un signal entièrement pivotant analogue aux signaux d’aiguille. Cours de signalisation de René Gallouédec.1932.

Conduite à droite ou à gauche, sur les locomotives ?

Le problème n’est pas aussi contraignant qu’il l’est pour les automobilistes Britanniques venant conduire en France ou les automobilistes Français roulant au Royaume-Uni… mais il se pose lors du retour de l’Alsace-Lorraine en 1918. Les mécaniciens, sur les locomotives de l’ensemble des réseaux, sont postés du coté des signaux, donc à gauche sur la locomotive pour le réseau français, puisque les trains roulent à gauche.

Pour le réseau Est au lendemain de 1918, on ne modifiera pas les postes de conduite, et on créera pas des locomotives à double poste de conduite. Ce serait méconnaître le travail qui se fait à bord des machines : le mécanicien et son chauffeur forment une équipe soudée et solidaire, et, sur toutes les locomotives du monde, le travail est totalement partagé, le mécanicien ou le chauffeur observant à tour de rôle les signaux en fonction de leur position respective dans les courbes, selon leur champ de vision favorable ou non vers l’intérieur de la courbe. On verra ainsi, sur l’Est, des locomotives avec conduite à gauche ou à droite sur l’ensemble du réseau selon les exigences de l’exploitation, et sans que cela ne pose de difficulté particulière.

Une cabine de conduite d’une Pacific de l’A-L série 1301 à 1308. Le mécanicien de route est à droite, et le chauffeur est à gauche. Mais, dans les faits, le chauffeur aussi observe les signaux, notamment en courbe, et d’un geste en indique la position à “son” mécanicien.

Le réseau A-L reconstitue son parc de machines de vitesse.

Le réseau, à la fin de la Première Guerre mondiale, ne possède que des locomotives de type 230 des séries S9, S10 et S10-1 de conception allemande, et quelques Pacific du type S-12 (futures 231 A SNCF) de conception alsacienne identiques aux premières Pacific du réseau Nord.

Nous savons que le réseau d’Alsace-Lorraine n’est pas intégré au réseau de l’Est en 1918, et ne retrouve donc pas sa situation d’avant 1870: il est maintenu à part de son réseau d’origine, et il est géré directement par l’Etat. C’est sans doute pourquoi il recevra de nombreuses Pacific du type Etat, commandées sous la forme d’une série de 40 exemplaires formant la série S-14 avec les numéros 1311 à 1350.

Pour compléter son parc de Pacific, le réseau de l’A-L rachète, auprès réseau du Chemin de fer de Paris à Orléans, une série de 10 locomotives du même type en 1929 devenant les N° 1351 à 1360, et 10 autres encore en 1933 devenant les N° 1361 à 1370, toujours formant la série A-L S-14. Cette série, en fin de compte, est forte de 60 locomotives numérotées 1311 à 1350. Le réseau A-L les transforme: réchauffeurs ACFI, écrans pare-fumée, rehausses de cheminée à l’allemande. La série ne dépasse par les dernières années 1950 sur la région Est de la SNCF.

Locomotive alsacienne construite sur les plans du type T3 prussien. En costume clair sur la plateforme du fourgon: Michel Doerr, l’un des fondateurs du Musée Français du Chemin de fer de Mulhouse qui est devenu Cité du Train-Patrimoine SNCF aujourd’hui.
Elégante locomotive type 230 série S9 alsacienne (construction allemande) pour trains rapides, série 901 à 980, de 1902.
L’une des deux prototypes de la Pacific SACM alsacienne future 231-D SNCF. Belle locomotive, mais, malheureusement, trop classique et pas assez performante en face des compound de son époque.

Notons que, en 1932-1933, l’ingénieur Oudet fait construire par la SACM deux très belles locomotives type Pacific, N° 7676 et 7677, d’inspiration allemande, pour le réseau d’Alsace-Lorraine: elles sont des locomotives de vitesse et une série de 10 exemplaires est prévue pour 1937, mais ne sera pas réalisée. Elles sont à simple expansion, contrairement à un tradition alsacienne en faveur de la locomotive compound (séries P7, S9, et S14 notamment) et contrairement à la présence, en France, d’un grand nombre de locomotives Pacific compound sur l’ensemble des réseaux à la suite des essais du PO avec sa locomotive 3566 modifiée par Andre Chapelon. De ce fait, ces deux locomotives simples et robustes, avaient des performances très moyennes, sans plus. Devenues 1401 et 1402, série 231-D SNCF, elles disparaitront dans la tourmente de la Seconde Guerre mondiale, l’une, la N°1401 chez un ferrailleur à Thionville, l’autre, la 1402,, en Allemagne.

Même le matériel voyageurs de l’A-L à la fin du XIXe siècle, est, quoique construit en Alsace pou certains, d’inspiration allemande pour ne pas dire de type allemand.
Voiture grandes lignes alsacienne du début du XXe siècle: le type est purement allemand.
Une particularité peu connue du réseau A-L: pire que la 3e classe, il y avait une 4e classe avec des voyageurs debout ! Quelques rudes bancs de bois accueillaient quand même quelques voyageurs ayant eu la chance d’être là les premiers ou méritant les privilèges d’un âge avancé….
La magnifique voiture de 4e classe du réseau A-L exposée à la Cité du Train-Patrimoine SNCF à Mulhouse. Parfaitement prussienne, jusque dans les formes de la guérite.

L’Alsace, patrie des autorails rapides Bugatti.

Les années 1930 et le développement de l’autorail pour affronter la concurrence de l’automobile font de l’industrie alsacienne le créateur, par excellence à tous les sens du terme, de l’autorail qui porte la signature de l’un des inventeurs les plus géniaux du monde de l’automobile: Ettore Bugatti, installé à Molsheim, en Alsace. Il sut, durant les années 30, prévoir l’avenir des trains à grande vitesse et l’autorail qu’il proposa aux réseaux ferrés français de l’époque n’était ni plus ni moins que le “TGV” du moment, et il connut le même succès sous la forme de véritables trains articulés, rapides et confortables, et destinés non à des lignes secondaires, mais à des relations entre grandes villes sur des lignes importantes. Mus par plusieurs moteurs à essence juxtaposés, ces autorails battent rapidement des records mondiaux de vitesse, comme 196 km/h entre Connéré et Le Mans en 1933. Le trajet  Paris-Strasbourg, dès l’année 1935, se fait en 3h30, à une vitesse moyenne de 144 km/h sur les 504 km du trajet: les trains “Corail” des années 2000 ne font guère mieux. L’autorail Bugatti est très soigné esthétiquement, contrairement au cas de bien des autorails d’époque très laids, et ses formes aérodynamiques lanceront de nouveaux canons en matière de “design” de trains rapides, cette forme étant même reprise par des stylistes anglais pour les fameuses locomotives du “Coronation Scot” Londres-Edimbourg.

“Couplage” (ou autorail double) Bugatti, à la sortie d’usine, en gare de Molsheim, en Alsace.
Le réseaau du PLM, en 1934, est fier de ses “couplages” Bugatti qui lui ouvrent, en grand, les portes de la modernité.
Publicité d’époque, en 1935, pour les autorails Bugatti et leurs exploits sur la relation Paris-Strasbourg. Issu du monde de l’automobile, Ettore Bugatti sait organiser sa “com” – ou, comme on disait sa “réclame” !

De Dietrich, lui aussi, grand constructeur alsacien d’autorails classiques.

Mais n’oublions pas qu’un autre grand constructeur alsacien, De Dietrich, s’est lancé, avec succès, dans la construction d’autorails très robustes et fiables, destinés au trafic omnibus et régional sur les lignes dans toute la France. Fournisseur, depuis des décennies, de matériel roulant remorqué pour les réseaux français, le baron Dominique De Dietrich est intéressé par les autorails qui pourraient créer pour son entreprise de nouvelles opportunités.

Dès 1931, De Dietrich s’est intéressé aux prototypes et aux autorails sur pneus de Michelin et il participe au fameux concours d’autorails organisés par les réseaux du P.L.M., du Nord et de l’Etat. Il réalise, à ses risques et périls, un prototype qui lui permettra, s’il obtient des commandes pour une série, de faire tourner ses usines. Toutefois son prototype n’est pas retenu parmi les 22 qui feront l’objet d’une fabrication en série.

Dominique De Dietrich et son très innovant ingénieur Joseph Pujol tiennent à se démarquer de la construction de type automobile car ils savent très bien, pour être constructeurs de matériel ferroviaire, que cette conception légère rencontre une grande hostilité chez les ingénieurs et les dirigeants des réseaux qui craignent la fragilité des autorails en cas d’accident et surtout les risques d’incendie avec un moteur à essence à bord. Ils tiennent à séparer la caisse, totalement ferroviaire et bien lourde, de tout ce qui est moteur et réservoirs d’essence, pour limiter les risques d’incendie, et c’est pourquoi les autorails De Dietrich ont tout leur équipement d’origine automobile regroupé sur les bogies et complètement isolé de la caisse. En outre cette disposition évitera la propagation des bruits et des vibrations dans la caisse, ce qui accroîtra le confort pour les voyageurs.

L’accroissement des performances demandant celle de la puissance, il faudra bien placer deux moteurs, donc deux bogies-moteurs sous chaque autorail, ce qui sera un facteur de surcoût, notamment dans l’entretien. Mais cette répartition assure un meilleur équilibrage de l’autorail, et, surtout, maintient un centre de gravité plus bas du fait de la position assez basse des moteurs entre les essieux des bogies. Le choix de moteurs diesel rapides, déjà très au point dans le domaine des camions, donnera encore plus de force à cette conception très typique des autorails De Dietrich. Le 21 juillet 1933, le premier autorail De Dietrich, d’une puissance de 210 ch., est essayé sur la ligne d’Ingwiller à Strasbourg, sur 43 km devant les membres du conseil d’administration du réseau de l’Alsace-Lorraine. De Dietrich se positionnera, pendant les années 1930 à 1950, comme le grand concurrent de Renault qui reste la première firme constructrice d’autorails au monde.

Autorail De Dietrich de 1934, vu en 1948 dans la célèbre “trouée de Saverne” franchie conjointement par la voie ferrée et le canal.
Le succès des autorails De Dietrich en France et même en Syrie dans les années 1930. La marque a pour symbole un cor de chasse et deux lettres “D”.
Publicité De Dietrich, la marque au cor, en 1936. La firme rappelle son ancienneté légendaire.

Les gares de l’Alsace et de la Moselle.

Craignant que le Second empire n’oublie cette province cachée au-delà des Vosges et loin de Paris, les Alsaciens jouent la carte de l’Europe pour ne pas être Allemands, et raccordent leur réseau immédiatement à celui de la Suisse, avant celui de l’Est avec la fameuse ligne de Strasbourg à Bâle dont les gares sont de style français, avec des bâtiments simples et élégants. Le style des gares alsaciennes traduisaient cette volonté à la fois d’indépendance et aussi d’attachement à la France, et quand, entre 1871 et 1914, les Allemands construisent de magnifiques, certes, mais très germaniques bâtiments-voyageurs dans les grandes villes alsaciennes, le moins que l’on puisse dire est que cette intrusion n’est pas appréciée. Après 1872, les Allemands construisent environ 1000 km de lignes, portant le total à 1883 km en 1914, et des gares dont le style est celui que l’empire allemand réserve à ses terres nouvellement ajoutées : c’est pourquoi la gare de Colmar, par exemple, ressemble à celle de Dantzig.

La gare de Colmar, vue en 1908.
Trains en gare à Colmar, vers 1910. Le matériel roulant est très allemand, notamment les fameuses voitures à trois essieux et portières multiples, type prussien que seront très répandues en Europe après la Première Guerre mondiale. Noter le tableau “Sortie” en langue française : tolérance ou oubli de la part de l’administration allemande ?
La gare de Metz, vue en 1909, chef d’œuvre de l’architecte allemand Jürgen Kröger, et, aujourd’hui, classée Monument Historique.
L’intérieur du bâtiment-voyageurs de la gare de Metz vers 1910: on pose pour la postérité, mais pas un mot, pas une pancarte en français à l’horizon, mais la légende de cette carte postale est, quand même, bilingue: concession faite pour les cousins “en France” qui la recevront.

Les gares de l’insupportable frontière.

Entre 1871 et 1918, certaines gares d’Alsace-Lorraine deviennent, en plein territoire nationale, des gares frontières. Les gares de Deutsch-Avricourt (Avricourt-Allemand) ou, celle proche, d’Igney-Avricourt, ont un rôle difficile à jouer, sur une frontière qui n’existe pas dans les cœurs. Les cheminots français et allemands, faisant le même métier, travaillent ensemble, échangeant peu, et surtout évitant de poser ensemble quand le photographe vient à passer… Le passage de la frontière est pointilleux avec de nombreuses pertes de temps. Le style raide et militaire à quatre tours d’angle du BV d’Avricourt n’annonce rien de bon. Les absurdes sauts de mouton, que l’on voit toujours aujourd’hui aux approches de ces gares, font passer les trains de la voie de gauche à celle de droite, ou vice-versa, selon le sens de marche.

La redoutable, triomphale et massive gare de Deutsch-Avricourt, sur la frontière allemande. Elle symbolise, pendant plus de 40 ans, la défaite de ola France et son amputation.
La gare d’Igney-Avricourt, elle aussi, jouant le rôle frontalier au cœur du territoire nationale. Habillés à l’Allemande, les cheminots prennent la pose. Faudra, ici aussi, pardonner aux Allemands la faute d’orthographe “Arricourt”.
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