La chaudière tubulaire ? Seguin, Stephenson et d’autres.

La chaudière tubulaire d’une locomotive à vapeur classique, vue par l’avant, depuis la boîte à fumée dont la porte est ouverte. On voit les tubes à fumée et l’une des plaques tubulaires qui les maintiennent en place et bien parallèles dans la chaudière, La dépression, créée par la vapeur de l’échappement en provenance des cylindres, crée un tirage dans les tubes et le foyer, ce qui active le feu et produit encore plus d’énergie.
George Stephenson (1741-1848), inventeur incontestable du chemin de fer moderne et premier industriel constructeur de locomotives en série, fournisseur des réseaux du monde entier. Mais il n’est pas l’inventeur de la chaudière tubulaire.
Dès la réussite de la “Fusée” (Rocket), George Stephenson la produit en série: ici la “Northumbrian”, locomotive du même type.
Marc Seguin (1786-1875), pionnier du chemin de fer et de l’aménagement du territoire, passe pour l’inventeur de la chaudière tubulaire en France, ce dont il est certes le promoteur, et avec succès, plus que l’inventeur. Son souci d’efficacité fait de lui un grand innovateur sachant importer les meilleures solutions techniques de son époque.
La première locomotive anglaise exportée en France par Stephenson pour le compte de Seguin qui essaiera d’en augmenter le tirage en la dotant de ventilateurs à courroie, mais conservera les cylindres verticaux et les bielles à renvois qui sont peu performants.

On lit couramment dans les livres et les articles concernant les débuts du chemin de fer que la chaudière tubulaire aurait été inventée par George Stephenson (surtout dans les livres anglais!) et que le Français Marc Seguin l’aurait, lui aussi, inventée de son côté (surtout dans les livres français). Tous les deux l’ont utilisée, Stephenson en utilisant les suggestions de l’un de ses collaborateurs, Seguin en solitaire et en la réinventant lui-même, mais ils ne sont pas les premiers historiquement à le faire. Les choses ne sont pas aussi simples, d’autant plus que les tubes de Stephenson contiennent de l’eau et sont entourés de gaz chauds, et que les tubes de Seguin contiennent des gaz chauds et sont entourés d’eau. Dans un cas, on parle de “tubes à eau” et dans l’autre de “tubes à fumée”.

Principes d’une chaudière tubulaire classique à “tubes à fumée”, d’après un document d’apprentissage SNCF. La dépression, créée par la vapeur d’échappement, active le tirage du foyer et des tubes.
La chaudière tubulaire à tubes d’eau ou “aquatubulaire” n’a pas dit son dernier mot: en France le réseau du PLM l’essaie encore, notamment sur son réseau algérien.
En 1911, le réseau du Nord français essaie une locomotive à chaudière aquatubulaire, mais sans succès. Découpée en long pour une exposition, cette locomotive est exposée aujourd’hui à la Cité du Train-Patrimoine SNJCF de Mulhouse.

Le principe de la chaudière tubulaire, c’est-à-dire de l’augmentation de la surface d’échange de calories, existait déjà depuis des siècles, sous la forme, certes très primitive, de l’alambic et de son unique tube recourbé. C’est un mécanicien de mines anglais des Cornouailles, Arthur Woolf, (1766-1837) déjà connu pour ses remarquables travaux sur le moteur compound qui dépose, en 1803, le premier brevet d’une chaudière tubulaire si l’on se fie à l’ouvrage très sérieux de Samuel Smiles consacré à la biographie des Stephenson père et fils, et dont une édition en langue française est parue en 1868. C’est ce que nous allons voir par le détail.

Retour aux origines : le travail d’Arthur Woolf.

Relisons le livre de Samuel Smiles : “Bien des années avant cette époque (les années 1815), d’ingénieux mécaniciens s’étaient occupés de résoudre le problème de la construction de la chaudière la plus économique et la plus efficace pour la production de la vapeur pour haute pression. Dès 1803, M. Woolf avait pris un brevet d’invention pour une chaudière tubulaire, dont on se servait beaucoup dans les mines du Cornouailles, et qui facilitait considérablement la production de la vapeur par l’extension de la surface de chauffe. Le très innovant ingénieur Trevithick, dans son brevet de 1815, semble avoir eu aussi l’idée de se servir d’une chaudière à petits tubes perpendiculaires, dans le même but d’augmenter la surface de chauffe. Ces tubes devaient être fermés par le bas et s’ouvrir dans un réservoir commun qui leur fournirait l’eau, et où la vapeur de tous les tubes se concentrerait.

Vers la même époque, George Stephenson essayait l’effet que produiraient de petits tubes introduits dans les chaudières de ses locomotives, dans le but d’augmenter leur puissance d’évaporation. C’est ainsi qu’en 1829 il envoya en France, pour le chemin de fer de Lyon et Saint-Étienne (de Marc Seguin), deux machines construites dans l’usine de Newcastle, dans les chaudières desquelles il avait placé des tubes remplis d’eau. La surface de chauffe se trouvait bien de cette façon sensiblement agrandie, cependant le moyen ne réussit pas, parce que les tubes chargés d’incrustations à l’intérieur furent détruits par le feu, et il fallut les retirer. Ce fut alors que Monsieur Séguin, l’ingénieur du chemin de fer de Saint-Étienne, poursuivant la même idée, imagina d’employer des tubes horizontaux à travers lesquels l’air chauffé passait en petits courants. Monsieur Henry Booth, secrétaire du chemin de fer de Liverpool et Manchester, sans avoir eu la moindre connaissance du procédé de Monsieur Séguin, conçut le plan de sa chaudière tubulaire, plan qu’il soumit à Stephenson et que celui-ci adopta immédiatement, adoptant la disposition du foyer et des tubes et leurs relations mutuelles. Ce fut selon ce plan que l’on commença immédiatement, dans l’usine de Newcastle, la construction de la célèbre locomotive « The Rocket » (la fusée).

Extrait du livre « La vie des Stephenson » par Samuel Smiles, ouvrage écrit en 1852 et traduit de l’anglais par F. Landolphe, paru chez Henri Plon, à Paris, en 1868. Pages 239 et 240.

La chaudière de locomotive à vapeur : les enjeux.

La chaudière de la locomotive à vapeur est productrice de l’énergie utilisée par le moteur de la locomotive : en cela, la locomotive à vapeur diffère complètement de la locomotive électrique qui, elle, reçoit directement son énergie et ne la produit pas. Des qualités de production de la chaudière dépendent directement les qualités de puissance, d’accélération, de vitesse de la locomotive à vapeur. Faute d’une vaporisation suffisante, faute d’un feu bien conduit par un chauffeur expérimenté, la meilleure des locomotives ne vaut plus rien et il y a risque de « planter un chou », disait-on à l’époque, c’est-à-dire de s’arrêter en pleine voie, de “refaire du gaz” (termes de métier) et d’attendre que la pression remonte !

Les premières machines à vapeur industrielles du XVIIIᵉ siècle travaillent à demeure dans des usines ou aussi les mines anglaises. On en trouve aussi aux Pays-Bas pour le pompage de l’eau des polders. À l’époque de la Révolution française, il y a environ 750 machines à vapeur ainsi installées dans les usines du Royaume-Uni, et elles peuvent bénéficier de conditions d’espace permettant l’établissement de chaudières largement dimensionnées, ce qui compense leur faible productivité en vapeur. Mais dès qu’il est question de loger une chaudière sur une locomotive à partir de 1804 avec l’ingénieur anglais Trevithick, cela se complique. La locomotive offre un espace très restreint, le problème du manque de puissance se pose. La solution, utilisée jusque-là, de la simple chaudière-bouilloire ne peut être appliquée à la locomotive si on veut des performances.

Or, justement, les performances remarquables de la locomotive anglaise « La Fusée » de Stephenson, lors du concours de Rainhill en 1829, sont dues, pour une très large part, à la grande quantité de vapeur fournie par la chaudière dont Georges Stephenson a équipé sa locomotive, mais dont il n’est pas l’inventeur. Il s’agit d’une chaudière à tubes d’eau inventée par un certain Henry Booth, secrétaire de la compagnie du Liverpool Manchester qui n’a pas eu connaissance des travaux de Marc Seguin en France entrepris dès 1827. De son côté, le français Marc Seguin a breveté sa chaudière tubulaire à tubes à fumée dès 1827, les deux inventeurs ayant travaillé en même temps et indépendamment sur le même projet. La présence de nombreux tubes dans la chaudière, parcourus par les gaz chauds du foyer, multiplie la surface de contact entre les gaz et l’eau (ou « surface de chauffe ») et produit, de ce fait, une grande quantité de vapeur en peu de temps.

Notons aussi qu’une autre différence sépare les deux chaudières au niveau de l’assemblage des tubes contre les plaques tubulaires : ces pièces, au nombre de deux, une à chaque extrémité des tubes, maintiennent les tubes fermement en place et à distance les uns des autres. Ce sont des plaques percées de nombreux trous dont le diamètre est exactement le diamètre extérieur des tubes. Chez Stephenson, ces trous ont, par matriçage, un rebord faisant saillie et qui permet l’emboîtement du tube contre le trou par son intérieur qui vient coiffer le rebord. L’intérieur du tube est, à son extrémité, légèrement conique pour obtenir un emboîtement à force. Chez Seguin, les tubes sont enfilés directement dans les plaques tubulaires, le contact avec la plaque se faisant par leur surface extérieure. Ici l’avantage est à Seguin, car la dilatation des tubes, nécessairement créée par la chauffe, tend à rendre encore plus étanche la chaudière contenant de l’eau et de la vapeur, alors que cette dilatation, chez Stephenson, joue contre l’étanchéité et provoque des suintements.

Les idées de Marc Seguin.

Marc Seguin ne se voit nullement comme un promoteur des chemins de fer en France. Homme d’action, il veut, au contraire, aller vite, repérer et rapporter avec lui ce qui marche déjà. Pour gagner du temps et développer la région de Saint-Etienne autour d’un chemin de fer, il entreprend un voyage d’études en Angleterre. Il écrit lui-même dans son ouvrage “De l’influence des chemins de fer et de l’art de les tracer et de les construire” en 1839 :

« Voué à l’industrie depuis ma jeunesse, je me suis occupé surtout d’améliorer en France le système des communications. Quelques voyages en Angleterre m’avaient convaincu que, pour transporter dans ma patrie la civilisation industrielle de la nation anglaise, il fallait, avant tout, mettre nos moyens de transport à l’unisson des siens… » Il séjourne à Londres en novembre 1823, puis de l’hiver de 1826 au printemps de 1827. Il rencontre des personnalités scientifiques de l’époque comme Herschel ou Faraday, mais, plutôt, il s’intéresse aux chantiers de construction de lignes de chemin de fer et fait la connaissance de George Stephenson.

Le chemin de fer anglais est en train de devenir une chose mûre et établie, formant un moyen de transport industriel reconnu, et connaissant déjà, depuis le début du XIXe siècle, des essais nombreux en traction vapeur. Ce chemin de fer à caractère minier et industriel utilise surtout la technique des rails de bois depuis 1649, puis en fonte depuis les années 1760, et les locomotives à vapeur dès 1801.

“L’insuffisance de vitesse de ces machines, écrit Marc Seguin dans son ouvrage déjà cité, les seules en usage en Angleterre jusqu’en 1829, me fit reconnaître la nécessité d’augmenter les moyens de production de vapeur, aussi, dès 1827, j’avais commencé à mettre à exécution le projet que je mûrissais depuis longtemps, de multiplier les surfaces échauffantes en faisant passer l’air chaud provenant de la combustion à travers une série de tubes plongés dans l’eau de la chaudière”.

Il a constaté, lors de ses voyages d’études en Angleterre, qu’il existe déjà des chaudières avec des tubes dans lesquelles passe l’eau, mais que cette solution (que l’on appellera plus tard des “chaudières aquatubulaires”) a un mauvais rendement du fait du freinage du mouvement de l’eau dans les tubes, ceci par le fait des incrustations et des dépôts engendrés par l’eau.

Pendant que Marc Seguin installe sa chaudière “à tubes de fumée” sur un bateau navigant sur le Rhône, George Stephenson installe sa chaudière à tubes d’eau sur une locomotive. En effet, il dépose, en 1828, un brevet concernant un « générateur tubulaire » ou, plus communément, une chaudière tubulaire. Pendant ce temps, George Stephenson construit sa locomotive dotée, elle aussi, d’une chaudière tubulaire, mais Marc Seguin applique sa chaudière d’abord à la navigation fluviale, puis à ses locomotives de chemin de fer. Sur la ligne circulent des locomotives Stephenson anglaises, mais celles de Marc Seguin, pourtant plus légères et plus petites, roulent beaucoup plus vite en tête de trains plus lourds. La chaudière de Seguin produit quatre fois plus de vapeur que celles, comparables en dimensions, de Stephenson. Marc Seguin construira ensuite, aux ateliers de Perrache à Lyon, 12 locomotives pour la ligne. Il a vraiment défini les normes du chemin de fer moderne : infrastructure, voie, mode de traction, type de matériel roulant, et il en a fait un instrument de développement industriel. On notera aussi que, contrairement à l’exemple anglais, la ligne de Saint-Etienne à Lyon tracée par Marc Seguin a des courbes à très grand rayon, des déclivités douces et se présente déjà comme une ligne “moderne” sur laquelle les trains actuels, TGV compris, rouleront sans problème.

« La locomotive, au sens moderne du mot, n’a existé que le jour où cette chaudière idéale fut trouvée, les essais antérieurs n’ayant donné naissance, à vrai dire, qu’à des engins grossiers, informes et sans puissance » a écrit Maurice Demoulin, dans son ouvrage de référence « Locomotive et matériel roulant » (Ed. Dunod, Paris, 1896). L’apport de Marc Seguin reste donc essentiel.

Sur la ligne de Marc Seguin, de Saint-Etienne à Lyon, la locomotive à vapeur ne s’impose pas d’emblée, car elle fait peur. La traction animale, et aussi la libre descente par gravité, inspire une confiance incontournable, du moins pour l’instant.
La locomotive de Marc Seguin avec sa chaudière à tubes de fumée et son système d’activation du tirage occupant beaucoup de place sur le tender.

Le travail d’une chaudière.

Au début du XXe siècle, par exemple, une locomotive à vapeur pour trains rapides pouvant donner 800 à 1000 ch et elle consomme 13 kilogrammes de charbon par kilomètre parcouru, et, en une heure de trajet, transforme huit tonnes d’eau en vapeur. Or pour alimenter en vapeur le moteur d’une telle locomotive, on ne dispose guère, sur le châssis, que d’une longueur maximale de 6 à 7 mètres, d’un diamètre maximal de 1,30 mètre, et pourtant la surface de chauffe est de 120 à 150 mètres carrés ! Pour cela la grille du foyer offre une surface de l’ordre de 2 mètres carrés.

Si le train roule à pleine vitesse, la production de vapeur, avec notre locomotive de 800 à 1000 ch, atteindra 60 kilogrammes par mètre carré de surface de chauffe et par heure, et la quantité de charbon brûlé sera de 555 kilogrammes par mètre carré de surface de grille et par heure aussi. Notons que les chaudières de machines fixes industrielles de l’époque ne vaporisent que 6 à 9 kilogrammes d’eau par mètre carré de surface de chauffe et ne brûlent que 80 kilogrammes de charbon par mètre carré de grille. La locomotive, donc, brûle environ 7 fois plus de charbon par unité de surface de grille et vaporise environ 12 fois plus d’eau.

Avec l’application de techniques encore plus poussées comme la surchauffe ou la resurchauffe entre les deux guerres, ou le travail sur les circuits et passages de vapeur avec les travaux d’André Chapelon, les performances de la chaudière iront encore en s’améliorant. Des puissances de plus de 5 000 ch seront atteintes par les meilleures locomotives européennes ou américaines.

Les différentes parties d’une chaudière.

L’ensemble des locomotives du monde ont des chaudières comportant un foyer de forme parallélépipédique d’où les gaz chauds de la combustion s’échappent en parcourant un faisceau tubulaire (c’est-à-dire un ensemble de très nombreux petits tuyaux parallèles) entourés de l’eau du corps cylindrique. Puis ces gaz s’échappent dans l’atmosphère par la boîte à fumée et la cheminée, disposée à l’avant du corps cylindrique.

La dépression existant dans la boîte à fumée est utilisée pour activer le tirage du foyer, selon une solution apparue en Angleterre dès les débuts du chemin de fer avec Trevithick en 1802. À l’époque, Marc Seguin choisit, pour activer le tirage, un lourd et compliqué système de ventilateurs placé sur le tender et actionné par les roues, ceci sans un grand succès, puis adopte le tirage forcé par dépression de Trevithick.

Toujours est-il que les gaz chauds abandonnent donc à l’eau, par rayonnement et conductibilité, la majeure partie de leur chaleur, ce qui transforme l’eau en vapeur d’eau. Celle-ci, au fur et à mesure de sa production, s’accumule dans la partie supérieure du corps cylindrique ou « chambre de vapeur », et la vapeur est prise par le « dôme de vapeur » surmontant le corps cylindrique.

Le travail du chauffeur, sur la locomotive, consiste à produire du feu, et, surtout, à « conduire le feu » de manière à ce qu’une quantité de vapeur suffisante soit disponible au moment des accélérations, des rampes, des parcours à grande vitesse: il a un travail très difficile de chargement du feu avec sa pelle, de répartition du charbon sur le feu, de surveillance du feu pour éviter la formation de mâchefers ou l’accumulation de cendres, et de surveillance du niveau de l’eau: un manque d’eau risque de faire fondre les fusibles de sécurité du foyer, ce qui entraîne l’inondation du foyer et son extinction pour éviter le risque d’explosion. Le risque d’explosion a, d’ailleurs, été une réalité assez fréquente et a créé, dans l’opinion publique, une véritable crainte qui a écarté, par exemple, les tramways à vapeur des villes, et aussi encouragé les recherches et les essais en matière de traction électrique.

La crainte des explosions de chaudière est une réalité dont les dessins de Daumier, bien connus, se font l’interprète.
Explosion de chaudière à la gare de Paddington, à Londres, en 1862.

%d blogueurs aiment cette page :
search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close