La gare du Trocadéro : l’Etat cherche sa tête.

Peu de gens savent que, à Paris, une gare située au Trocadéro aurait pu exister. C’était le rêve d’un réseau crée en 1878 en Vendée et dans l’ouest de la France, ceci par le rachat et le regroupement d’un certain nombre de petites lignes ayant toutes en commun d’être déficitaires, puisque situées dans des régions agricoles et peu urbanisées. Ce réseau prendra le nom de réseau de l’État et l’on verra, sur le matériel roulant, les quatre lettres ETAT s’imposer solidement comme la marque de fabrique d’un nouveau chemin de fer débarrassé de ses intérêts financiers à courte vue et devenant un vrai grand service public efficace et désintéressé comme on les aime. C’est ainsi que, dès 1878, on crée déjà, avec 50 ans d’avance sur la nationalisation qui sera effective au 1er janvier 1938, une toute première nationalisation partielle.

Train du réseau de l’État quittant, avec la permission du réseau de l’Ouest qui en est la propriétaire, la gare Montparnasse en 1905. Ce que l’on ne sait pas encore est que, dans quatre ans, en 1909, l’état rachètera l’Ouest et l’État sera le grand réseau bénéficiaire de l’opération.

Ce qui n’était pas prévu en 1878 est que la nationalisation va connaître rapidement une deuxième et très importante étape, car l’état sera contraint, peu de temps après, en 1909 , de racheter un autre réseau, le réseau de l’Ouest, un beau réseau très étendu et ancien, qui dessert l’ouest de la France dont la Normandie et la Bretagne principalement, et qui, lui aussi et pour les mêmes raisons, est en faillite. C’est alors la naissance d’un réseau dit “de l’État” et d’aucuns, libéraux en diable, disent que, dans cette affaire et cette course incontrôlée à la nationalisation, le paralytique fusionne avec l’aveugle, et, tels des Cassandre annonçant tous les malheurs du monde, les libéraux prédisent, le doigt levé, toute une série de catastrophes aussi bien financières que techniques. Cela ne se produira pas vraiment…

Le réseau de l’État, formé en 1909, est le dernier grand réseau crée en France. Prononcée en 1909, l’union de ces deux exclus de la richesse ferroviaire française que sont l’Ouest et l’ancien État essaiera de faire mieux que celle de la fable du paralytique et de l’aveugle, et y parviendra, pour devenir une vitrine des bienfaits ferroviaires de la nationalisation abhorrée, préparant ainsi, dans les esprits opposés à toute notion de service public, le chemin d’une SNCF qui sera périlleux et étroit, mais fécond et que, aujourd’hui, personne ne souhaiterait refaire en sens inverse. Ce sera surtout sous la direction de Raoul Dautry que, durant les années 1930, le nouveau réseau parviendra à un niveau technique très enviable, et prendra sa place au sein des grands pour montrer, par sa gestion exemplaire, la voie à suivre pour la nationalisation.

Le réseau de l’État apparaît donc comme un champ expérimental (on dirait aujourd’hui une « vitrine ») qui doit démontrer, devant l’opinion et les grands réseaux, qu’une gestion directe des chemins de fer par les pouvoirs publics ne peut être que bénéficiaire pour la collectivité nationale. Si des pays comme la Suisse l’ont compris dès la fin du XIXe siècle, la France hésite encore et ce n’est que la faillite des réseaux avec la crise des années 1930 qui, en fin de compte, met un terme à un siècle de capitalisme privé.

Un réseau de l’État mais « par défaut ».

Il faut aussi dire que le réseau de l’État apparaît en 1878 dans des circonstances tout à fait hasardeuses et bien fortuites. Au début des années 1860, le Second Empire concède des lignes d’intérêt local, trop peu productives au goût des grandes compagnies, à des financiers davantage attirés par les subventions promises que par le goût de construire et d’exploiter des chemins de fer.

Le scénario est invariable : une fois la construction terminée, les spéculateurs se retirent et la Chambre républicaine, élue en 1877, charge le ministre des Travaux Publics d’assurer la continuité de l’exploitation des lignes en faillite en attendant leur reprise ultérieure par l’une des grandes compagnies.  Cette loi du 18 mai 1877, bien que faite à titre provisoire, demeure l’acte législatif fondamental du Réseau de l’État jusqu’en 1937.

À l’origine, le Réseau de l’État n’est pas un « réseau » cohérent, et il se borne à réunir environ 2615 km de lignes dispersées dans les réseaux des compagnies des Charentes (777 km), de la Vendée (495 km), d’Orléans à Chalons-sur-Marne (293 km), de Neuville-de-Poitou à Poitiers (18 km), de Saint-Nazaire au Croisic (en construction), de Tulle à Clermont-Ferrand (173 km), d’Orléans à Rouen (351 km), de Poitiers à Saumur (86 km), du Maine-et-Loire et Nantes (91 km), des chemins de fer nantais 185 km), un vrai inventaire à la Prévert et toutes construites sans aucun plan d’ensemble, mal reliées entre elles et mal reliées à Paris et aux grandes lignes rayonnant autour de Paris. Ne constituant pas vraiment une compagnie viable par ses propres moyens, elles sont toutes gérées d’une manière autonome jusqu’en 1882, année où cet ensemble est rattaché au Budget général de la nation, voté par le Parlement. Le réseau est alors un parmi d’autres des services spéciaux de l’État qui s’administrent eux-mêmes, avec un budget propre, comme la Monnaie, l’Imprimerie nationale ou la Caisse des dépôts.

En 1895, ce réseau sort de la situation provisoire issue des textes de 1878 et 1882. Le ministre des Travaux Publics Edmond Guyot-Dessaigne statue par décret sur l’organisation définitive de l’exploitation du réseau, nommant un Directeur de réseau qu’il maintient sous son autorité immédiate. C’est à cette époque que commence à se diffuser l’idée que les transports ferroviaires constituent une sorte de service public, que chaque région a droit à son désenclavement, quelle qu’en soit la rentabilité économique.

Le prix à payer pour avoir une tête de gare à Paris.

Mais ce réseau n’existe pas, n’apparaît pas pour autant, du moins parmi les façades parisiennes qui sont, en quelque sorte, la garantie concrète et perceptible de la puissance, de la notoriété, de la respectabilité des grandes administrations françaises. Rien ne vient témoigner de l’existence de ce réseau ferré et il lui faudrait ce que l’on appelle “une tête à Paris”, c’est-à-dire une imposante gare terminus incarnant la volonté du réseau d’en découdre avec la concurrence. Aujourd’hui, on dirait que c’est le prix à payer pour “avoir une visibilité”…

Le chemin de fer français des années 1900, avant le rachat du réseau de l’Ouest par l’état. On notera que le réseau de l’État est “enclavé” dans celui du PO qui a réussi, dès les débuts de l’aventure ferroviaire française, à se glisser en direction de l’ouest et à gagner la Bretagne. On notera que, comme le réseau de l’État, celui du Midi ne touche pas Paris : il essaiera d’y parvenir en amorçant la construction d’une ligne de Béziers à Paris en se glissant entre les réseaux du PO et du PLM, mais l’aventure s’arrêtera à Neussargues, à la pointe nord du réseau.
Le réseau de l’État en 1909 : il pousse désespérément une “pointe” en direction de Paris, mais qui ne pourra jamais dépasser la petite gare de Auneau. Il n’est alors possible d’aller jusqu’à Paris qu’en passant sur le réseau de l’Ouest et par Chartes et Gallardon.

En 1882, le projet d’une nouvelle gare parisienne est officiellement déposé par le réseau de l’État, gare qui devrait se situer en contrebas du palais du Trocadéro, dans des jardins, des parcelles plus ou moins bâties, et d’innombrables terrains vagues de cette partie excentrée de Paris qui n’est pas encore urbanisée. Inutile de dire que les habitants de ce très paisible quartier encore isolé ne veulent pas d’une gare et sont, comme on dirait, “vent debout” contre sa réalisation, craignant qu’une gare ne laisse passer des individus et des idées qui ne conviennent pas à la tranquille prospérité bourgeoise qui se prépare un arrondissement qui commence à aligner de belles façades haussmanniennes le long d’avenues que l’on est en train de percer.

Le site du Champ de Mars (au premier plan) et du palais du Trocadéro, vers 1878. La gare du Trocadéro serait donc prévue au-delà de la Seine et sur sa rive droite et quelque part sur la gauche, en dehors du cadre de l’image, dans une partie de Paris qui n’est pas encore définitivement urbanisée.
Le même site, à la même époque, mais vu depuis le palais du Trocadéro. Au-delà de la Seine, sur sa rive gauche, on voit la gare du Champ de Mars prévue pour l’exposition de 1878. La future gare du Trocadéro serait située au premier plan, sur la droite, en dehors du champ de vision offert par la photographie.
La future gare du Trocadéro, d’après le document de la revue “Le Génie Civil” publié dans l’ouvrage de L-M Vilain consacré au réseau de l’Etat publié chez Vincent en 1972.

Le projet de 1882 ne manque pas d’être audacieux et grandiose, en effet. puisqu’une ligne déboucherait à Paris, provenant d’Auneau (gare État la plus proche de la capitale) en passant par la vallée de la Bièvre, Limours, Palaiseau et Saint-Arnoult, et entrerait dans Paris par le sud-est, passant sous la Butte-aux-Cailles, gagnant les bords de la Seine en traversant le Jardin des Plantes sans se gêner, et suivrait les quais de la Seine jusqu’au Trocadéro. Il faut dire que les bords de la Seine sont déjà très encombrés au centre de Paris, ceci depuis quelques siècles, et ce projet en reste là.

En 1885, d’après la revue “Le Génie Civil”, la compagnie de l’État revient à la charge en proposant de pénétrer dans Paris cette fois par le sud-ouest et en évitant le centre. L’itinéraire comporte un passage sous Meudon avec des tunnels, se poursuit à Boulogne-Billancourt où se situera une importante gare de marchandises, puis continue en suivant l’avenue de Versailles dans Paris, le tout avec force viaducs dans les avenues !

Mais, juste à temps pour éviter un tel chantier, un accord commercial est trouvé l’année suivante avec la Compagnie de l’Ouest, qui, en assez mauvaise posture financière, est heureuse de louer au chemin de fer de l’État un droit de passage sur les lignes Ouest à partir de Chartres et d’Auneau et jusqu’à la gare de Paris-Montparnasse qui deviendra donc la grande gare des départs vers toutes les provinces de l’ouest. Le dépôt de Vaugirard est également mis à contribution pour l’entretien des locomotives État et le projet de la gare du Trocadéro est abandonné.

La première gare Montparnasse en 1855 : elle conservera longtemps l’exiguïté de ses origines
La gare Montparnasse en 1890 : toujours aussi exiguë, mais ayant bénéficié de voies supplémentaires permises par les emprises et sans toucher aux rues. Il y a même un très curieux chariot-transbordeur courbe ! C’est dans ce lit étroit que deux réseaux d’importance nationale devront coucher bien serrés…

L’inauguration, sinon d’une gare, du moins d’un service de trains, a lieu le 10 juillet 1886, le ministre des Travaux publics empruntant le train État partant de 7 heures de la gare Montparnasse pour un voyage de trois jours qui l’aura vu prononcer dix-huit discours le long de son trajet. Tout est bien qui finit bien, du moins provisoirement pour le réseau de l’État qui trouve dans la corbeille les gares parisiennes de Montparnasse et de Saint-Lazare et des Invalides. Et le réseau de l’État fera un usage sage et sensé de ses gares parisiennes, allant jusqu’à mettre celle des Invalides à contribution : on pourra, dans les années 1930, partir de cette (très belle) gare en train grandes lignes pour la Bretagne, car les gares de Montparnasse et de Saint-Lazare sont saturées.

Quand l’État se met à faire des (bonnes ?) affaires.

Il est intéressant de rappeler que le rachat par l’État du Réseau de l’Ouest, voté en 1908 et effectif en 1909, procède d’une certaine manière de voir les transports publics qui est loin, à l’époque, de faire l’unanimité. En effet, à partir de 1891, la Compagnie de l’Ouest, en proie à de graves difficultés financières, ne doit plus sa survie qu’aux avances de l’État au titre de la garantie d’intérêt qui a accompagné toute la construction du réseau national depuis 1842. Condamnée à exploiter son réseau sans espoir d’augmenter les dividendes avant la libération de plus en plus lointaine de sa dette, la Compagnie de l’Ouest ne peut trouver de raison d’être, n’ayant aucune possibilité de développer son trafic, d’investir dans un matériel roulant nouveau, et d’engranger des bénéfices. La compagnie est prisonnière des règles du jeu.

Pendant dix ans, la Chambre des députés examine, sans se laisser convaincre, des projets de rachat de 1’Ouest et éventuellement d’autres réseaux, proposés par des députés radicaux. A la suite de l’accroissement de trafic occasionné par l’Exposition Universelle de 1900 auquel le réseau ne peut faire même pas faire face, la situation de la Compagnie de l’Ouest est désastreuse, notamment vis-à-vis de l’opinion publique, car le réseau est paralysé et incapable de faire face à la demande de transport. C’est sous Georges Clemenceau, qui inscrit le rachat de l’Ouest dans son programme de gouvernement, que le ministre des Travaux Publics Louis Barthou dépose un projet de loi de rachat qui sera effectif le 13 juillet 1908.

Il est à noter que ce rachat de l’Ouest n’est pas un succès des socialistes ni des partisans de la nationalisation des chemins de fer, car l’État ne rachètera pas d’autre réseau. Ce rachat est le fruit du travail d’hommes politiques qui ne trouvent pas d’autre solution, du travail des négociations menées par le ministère avec la Compagnie pour un rachat partiel par l’État et le PO n’ayant pas abouti.

Les budgets du réseau de l’Ouest, qui prend le nom de “Ouest-État” et de l’ancien réseau de l’État qui garde le sien, resteront distincts jusqu’en 1917 pour prouver la rentabilité virtuelle du réseau qui sera exploité comme toute entreprise industrielle. Or le rachat de l’Ouest fait bel et bien du nouveau venu le deuxième réseau français par son étendue, ceci après le fameux PLM (Paris, Lyon et Méditerranée).

Les premiers pas difficiles d’un réseau modèle, ou presque…

La loi de finances du 13 juillet 1911 donne au réseau une organisation administrative et financière considérée comme définitive, avec une gestion par le ministre des Travaux Publics, qui nomme le Directeur, les chefs de service et les membres du Conseil de réseau, et au Parlement qui vote le budget du réseau comme budget annexe.

La Première Guerre mondiale le plonge, à partir de 1917, dans une crise grave. Le réseau mobilise à lui seul autant que tous les autres réseaux réunis, ce qui lui pose très vite un sérieux problème de main d’œuvre. Le gouvernement le charge de centraliser les commandes de combustibles et de matériel pour les industries considérées comme stratégiques et pour une partie de la population civile. Des ateliers du réseau sont transformés en usines d’obus. Épargné par les destructions, le réseau doit en revanche assurer des transports militaires très importants, notamment pour l’armée anglaise et à partir de 1917 pour l’armée américaine, ce qui perturbe son trafic commercial.

Après la guerre, le réseau a du mal à reprendre vie, avec un taux de matériel endommagé très élevé, et un personnel surabondant et sous-qualifié que l’État, qui doit donner l’exemple, a massivement embauché à la suite de la loi de 1919 sur la journée de huit heures de travail. Le retour à une activité économique normale provoque un brusque accroissement de la demande de transport auquel le réseau ne peut répondre. Les grèves se multiplient sur le réseau à partir des redoutables années 1920. Le décret du 16 novembre 1926 libère le réseau des contraintes de la comptabilité publique et lui donne beaucoup plus d’autonomie financière. Le réseau pourra-t-il enfin devenir un vrai réseau et lutter à armes égales avec ses concurrents ? L’avenir dira que oui, bien que le réseau de l’État soit impitoyablement critiqué, le moindre retard ou déraillement étant perçu comme les prémices d’une fin du monde ferroviaire – du moins pour l’ouest de la France.

Les déraillements survenus sur le réseau de l’État font la joie des détracteurs du service public. Ici, nous sommes à Saujon, en 1910. Comme sur les autres réseaux du monde, les fragiles voitures à caisse en bois se transforment en petit bois, seuls les châssis métalliques tiennent le coup.
Nous ne ferons aucun commentaire, tellement il y en a eu, sur cet accident du 22 novembre 1895 qui a fait le bonheur des journalistes et des opposants à toute forme de service public.
Locomotive de l’ancien réseau de l’État, sur les chemins de fer de Vendée, vue vers 1880. Les réseaux des Charentes ou du PO avait des locomotives similaires.
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