
Même si cela doit décevoir les inventeurs de l'”Hyperloop”, ou de ces nombreux “trains” à sustentation magnétique, ou même de ces trains sans conducteur (la belle affaire !), il leur faut se faire à cette réalité : des innovateurs des XIXe et XXe siècles ont déjà tout pensé, tout imaginé, tout essayé… Et tous ont échoué, car leur invention, qui résolvait certes tel ou tel point technique, ne tenait aucun compte de la réalité ferroviaire déjà existante depuis des décennies et aurait exigé, pour être utilisée, l’insensée destruction ou la coûteuse réadaptation de l’ensemble du ferroviaire existant.
Et on a tout inventé, comme les trains à voiles, et pourtant, aujourd’hui, on imagine mal un TGV au départ, attendant que le vent se lève… mais, vers 1830, d’audacieux universitaires américains s’y risquent et découvrent que le vent permet d’aller vite. Vite ? Oui, mais avant qu’il ne tourne, et, soufflant de travers, fasse basculer le train à voiles dans un champ…
Un autre “génie”, l’ingénieur américain Fontaine, lui, rêve de faire des locomotives qui vont beaucoup plus vite que les autres, en les posant, haut perchées, sur des galets surmultiplicateurs, ce qui surmultipliera aussi les pertes d’argent et d’illusions… Un autre, l’ingénieur français Bachelet, essaie avec succès et bien avant 1914 le “train” à sustentation magnétique et projette, vers 1930, de faire voler des “trains-obus” d’un pylône électrique à un autre par une succession d’électroaimants. L’ingénieur français Bertin fait planer des “trains” à réaction sur des coussins d’air dans les années 1960, créant un véritable système, l’ “Aérotrain”, qui apparaît alors comme étant, très sérieusement, le chemin de fer de l’avenir : mais une capacité de transport très réduite (type avion) et surtout une incompatibilité complète avec le réseau SNCF existant ne laisseront aucune chance à cette impressionnante invention.
Tous ces précurseurs ont eu raison.
La liste est interminable : tous ces généreux inventeurs se voient comme des pionniers d’une ère nouvelle et nous pensons sincèrement que tous ont eu raison d’essayer, même l’ingénieur français Heilmann qui imagine, à la fin du XIXe siècle, la locomotive électrique qui fabrique elle-même son courant, et la fait rouler dans l’incompréhension générale : aujourd’hui les locomotives diesel du monde entier utilisent son principe. Comme quoi ces visionnaires de génie ne s’étaient simplement que trompés de siècle.
Des folies, des délires, des rêves de grandeur ? Oui, certains inventeurs les ont eus pour le chemin de fer, qui, déjà grand par nature, n’avait pourtant qu’à suivre la voie qui lui était tracée : mais ces immenses ponts enjambant les mers, aujourd’hui, on les construit avec bonheur et utilité, et si le monstre Tubize-Franco n’a pas convaincu les Belges et les Soviétiques, si la BBBB-“Gas turbine” de l’Union Pacific aux USA rôtissait les oiseaux en plein vol, si la locomotive atomique américaine est restée sagement dans ses dossiers d’études, tant pis : ceux qui voulaient que les trains traversent les mers ont gagné leur pari avec le « navire porte-trains », et aujourd’hui leurs ferry-boats, qui ont rendu un service utile, le rendent aux automobilistes. Même les trains blindés, véritables croiseurs ou cuirassés sur terre ferme, ont aidé aux rêves de grandeur allemands ou soviétiques, et s’ils ont été exceptionnels à tous les sens du terme, personne ne peut regretter, en effet, qu’ils n’aient pas fait partie de la vie quotidienne.
Ces déviations bizarres qui ressemblent à un inventaire à la Prévert, comme le rail en bois ou la locomotive à jupes, restent certainement la forme de chemin de fer exceptionnel qui fascine. Comment, pense-t-on, un inventeur digne de ce nom peut-il en arriver là et à un tel stade de surréalisme ? Et pourtant certaines de ces inventions ferroviaires, comme le monorail à gyroscopes de Brennan relèvent du trait de génie et fascinent par ce qu’ils révèlent sur les lois de la physique, tandis que d’autres, comme la locomotive-tandem ou la chaudière Flaman sont probablement de belles hypothèses d’école ou de beaux exercices de physique, mais, sur le terrain des réalités et de l’exploitation, leur utilité s’est peu prouvée et, dès que leur concepteur prend sa retraite, ces « progrès » sont discrètement oubliés.
Le chemin de fer n’aime pas les exceptions.
Transporteur de masse, né pour la Révolution industrielle, né dans les mines du XVIe siècle d’abord pour le transport du charbon qu’il continuera à transporter, à partir du XIXe siècle, à la surface du sol entre les mines et les ports, le chemin de fer n’excelle que dans “toujours la même marchandise, toujours du même endroit à un autre même endroit, tous les jours à la même heure” : il n’aime pas les changements de marchandise, de destination, d’horaires, et il n’aime pas la diversité ni surtout, les voyageurs qui ont chacun une destination différente et des choix d’horaires différents. La diversité, l’éparpillement, et notamment les petites lignes lui font perdre de l’argent.
Mais, cerise sur le gâteau, le chemin de fer n’aime pas les situations extrêmes et perturbantes comme la neige, les hautes altitudes, ou les lieux à risque d’incendie et d’explosion : il aime les climats constants et doux qui ne créent ni patinage ni paralysie, les plaines où il peut courir sans effort, et les lieux qui lui laissent le loisir d’arroser de cendres et d’étincelles un environnement prêt à tout accepter.
Mais quand il lui faut affronter ces dures conditions, il faut bien faire bon cœur contre mauvaise fortune, et, à regret, rouler sur les crémaillères ou prendre appui sur un rail central, ou prendre bêtement l’ascenseur, ou attendre et suivre des chasse-neige, ou bien renoncer à fumer et à jouer avec le feu. Tout ceci est difficilement accepté, compliqué, gênant, peu rentable et si ces situations exceptionnelles pimentent le jeu pour l’amateur de chemins de fer, les ingénieurs et les équipes de conduite, eux, savent que ce ne sont là que les tristes conséquences de l’incapacité naturelle du chemin de fer à s’adapter au tout-terrain et à l’extrême.
Et Bachelet ?
S’affranchir de tout ce qui pose des problèmes a toujours été une des démarches fondamentales en matière de recherche technique, y compris pour les chemins de fer. La voie, le contact roue-rail, la complexité mécanique des locomotives classiques, le gaspillage de combustible en traction vapeur, la complexité de l’alimentation en traction électrique sous la forme du turbulent couple pantographe-caténaire, voilà quelques-unes des raisons qui ont poussé, avant 1914, l’ingénieur français Émile Bachelet (né en 1863 à Nanterre en France et décédé en 1946 à Poughkeepsie aux USA), à inventer le premier train à sustentation électromagnétique. Bachelet n’a qu’un siècle d’avance !
Entre les deux guerres, la « fée électricité » est l’objet d’un très grand engouement, notamment dans le domaine ferroviaire. Enfin devenue un produit industriel que l’on sait transporter à haute tension sur de très longues distances, l’électricité apparaît comme la solution de l’avenir, et range définitivement la locomotive à vapeur parmi les survivances historiques du XIXe siècle précédent.
Beaucoup d’ingénieurs pensent même que l’électricité est un produit du futur, à un tel point qu’il est dommage de l’insérer dans le chemin de fer traditionnel dont le système technique archaïque en limitera les possibilités en l’enfermant dans un véritable carcan médiéval.
L’électricité sans le « chemin de fer ».
C’est sans nul doute l’idée de l’ingénieur Bachelet qui se concrétise avec ce curieux projet présenté ici. Ce projet est présenté, une première fois, le 23 mai 1914 à Londres, où un certain Winston Churchill est séduit par ce “train volant”, selon les termes de la revue “L’Illustration”. Le projet sous la forme de la maquette d’un « wagon-obus » miniature circulant sur une voie formée d’une successions d’électroaimants assurant sa sustentation. Le wagon est propulsé en passant sur des électroaimants en forme de bobines, comme dans le cas d’un noyau plongeur, disposés de part en part sur la voie. Bachelet prévoit des vitesses de l’ordre de 500 km/h et, par exemple, un trajet Paris-Marseille… en trois heures, ce qui est, notons-le, exactement l’horaire du TGV actuel !
Hélas, l’opposition en France du grand savant électricien français Blondel qui est président du Comité d’électricité des Ponts-et-Chaussées, d’une part, et, d’autre part, le déclenchement subit de la Première Guerre mondiale, mettent fin à ce projet.


Mais, en 1933, un deuxième projet de train à sustentation électromagnétique particulièrement innovant est présenté par Bachelet qui n’est pas découragé, et persiste et signe : par rapport au premier, la voie permanente, avec ses électro-aimants, est purement et simplement supprimée, laissant aux seuls électro-aimants circulaires, assurant déjà la propulsion, d’assurer aussi la sustentation et le guidage. Peut-être est-ce là un des premiers projets du genre.
De gigantesques pylônes disséminés dans la montagne.
L’idée nouvelle de Bachelet est de construire de véritables électroaimants en forme de bobines classiques et de plusieurs mètres de diamètre. Ces électroaimants sont placés sur une succession de pylônes, chaque pylône supportant un électroaimant, et chaque pylône étant à une dizaine de mètres du précédent en parfait alignement. Entre les pylônes, il n’y a rien : c’est le vide !
Le véhicule en acier, toujours en forme d’obus, est placé dans l’alignement des électroaimants, et il va « sauter » ou « voler » d’un électroaimant à un autre successivement, au fur et à mesure que l’on alimente chaque électroaimant en courant électrique. C’est pratiquement le principe du moteur électrique classique, à ceci près que le moteur électrique a été « déroulé » de manière que son stator ne soit plus circulaire, mais linéaire : c’est bien le moteur linéaire actuel que Bachelet invente.
Le centrage du véhicule se fait naturellement au passage dans chaque électroaimant, puisque les forces électromagnétiques s’équilibrent au centre de l’ouverture formée par chaque électroaimant. Avec la vitesse acquise, le passage d’un électroaimant à un autre se fait pratiquement en ligne droite, alors qu’au démarrage ou à vitesse très lente, on peut penser que le véhicule accusera une trajectoire irrégulière, « tombant » quelque peu entre chaque pylône, à moins que, pour les zones de démarrage et d’accélération, comme celles de ralentissement et d’arrêt, Bachelet n’ait prévu un rapprochement des pylônes, ces pylônes venant à presque se toucher pour les zones d’arrêt.

La vitesse ? 1000 km/h en toute modestie.
Promettant 500 km/h en 1914, en 1930, Bachelet promet 1000 km/h. Et les progrès accomplis actuellement avec les prototypes de trains à sustentation magnétique allemands ou japonais actuels laissent penser que cette vitesse pourrait être bientôt atteinte par ces trains sans roues ni rails.
Mais les trains à sustentation magnétique effectivement réalisés actuellement laissent apparaître un handicap très grave : une consommation de courant électrique absolument déraisonnable pour la simple sustentation déjà, sans parler de la propulsion, et de graves problèmes en cas de panne de courant, le train « tombant » immédiatement sur la voie… et finissant sa course sur des patins ou des roues de secours reposant alors sur la piste.
Mais… sans coupure EDF.
Avec Bachelet, qu’aurait donné une panne de courant ? Le système n’ayant pas de “voie”, cela aurait donné une superbe catastrophe, avec le train déviant vers le sol à 1000 km/h, fauchant successivement tous les pylônes et les pulvérisant dans des gerbes d’étincelles, et finissant sa course au sol dans la grande tradition des catastrophes aériennes…
On comprend que cette éventualité d’une panne est le point faible du système Bachelet, car une simple panne de courant, disons que cela arrive quand même, et nos trains, dans ce cas, continuent tranquillement leur course sur les rails, et quand le courant revient, le train accélère en douceur, et aucun voyageur s’est aperçu de quoi que ce soit. Mais il est vrai que l’on peut, si on le veut, rendre certaines technologies très sûres – pensons aux moteurs d’avions ou d’hélicoptères sur qui repose toute la sécurité de l’appareil, ou aux groupes électrogènes de secours des hôpitaux qui rendent toute panne pratiquement impossible – et on peut penser que l’électricité ne poserait aucun problème pour un système Bachelet actuel, si on le réalisait.

Pourquoi le système Bachelet est resté sans lendemain.
Plusieurs raisons peuvent fournir des explications.
D’abord l’époque : les années 1930 sont des années de profonde crise économique, et il est difficile de faire des recherches et de trouver des investisseurs, autrement que dans le domaine… militaire à une époque où les tensions internationales, surtout en Europe, sont à leur paroxysme.
Ensuite, une vitesse aussi élevée ne correspond pas encore à un marché « porteur » comme on dirait aujourd’hui : le 140 km/h des trains, comme le 250 km/h des avions de ligne, est déjà considéré comme remarquable et toute la vie s’est réglée sur de telles vitesses.
L’abondance d’un pétrole à bas prix, en outre, écarte toute recherche d’un moyen de transport utilisant l’énergie électrique, sauf dans le cas de pays ne possédant aucune ressource en charbon ou en pétrole, mais disposant de ce que l’on appelle alors la « houille blanche », c’est-à-dire l’eau des barrages et les centrales électriques qui vont avec, comme c’est le cas pour la Suisse ou l’Italie, et partiellement pour la France : la Première Guerre mondiale a enseigné qu’il ne faut plus dépendre du marché international, en matière de pétrole ou de charbon, et un certain nombre de pays électrifient leurs réseaux ferrés.
Un fer à repasser en chute libre.
Mais le système Bachelet se heurte à d’autres problèmes. Il n’est pas un véhicule guidé à 100 %, jouissant de la sécurité totale et permanente procurée par une voie, ou une piste, ou une infrastructure continue qui garantit un guidage parfait et, surtout, une stabilité à toutes les vitesses, y compris les plus basses et même à l’arrêt. Il s’agit bien d’une succession de bonds dans le vide, le véhicule “sautant” d’un champ magnétique généré par un pylône à l’autre, et n’ayant aucun guidage entre deux pylônes autre que celui de l’inertie accumulée par la vitesse et la masse du véhicule.
Il est vrai que cette inertie peut être considérable, surtout à une vitesse de plusieurs centaines de kilomètres à l’heure, ou approchant les 1000 km/h, et que, tant qu’elle est maintenue, le véhicule ne peut pratiquement pas être dévié, même par son propre poids. Mais dès que, pour une cause fortuite, la vitesse commence à « tomber », le véhicule en fait… autant, et un assez simple calcul montre que l’angle de déviation en direction du sol va s’accroître d’une manière impressionnante et rapidement catastrophique. En cas de panne de moteur, un avion conserve, pendant de longues minutes, la portance de ses ailes, mais l’obus sans ailes de Bachelet tombe… comme un fer à repasser.
Il est vrai aussi et surtout qu’une brève interruption du courant ne donnera pas le temps au véhicule de prendre un angle vers le bas important, et que la force d’attraction électromagnétique du pylône suivant pourrait, avec de la chance, le « récupérer » et le remettre en ligne.
Un obus qui n’aime pas le vent.
Il reste, enfin, à envisager l’effet d’un vent traversier violent : sans aller jusqu’à imaginer qu’il puisse déplacer latéralement l’obus par rapport à sa trajectoire, il peut cependant créer des débuts de mouvements de lacet, et, aussi, réduire la vitesse. Les artilleurs (l’auteur de ce site-web a fait son service militaire dans cette arme) savent que le fût du canon « se refroidit au bout d’un certain temps » (Fernand Raynaud) mais savent aussi qu’il faut tenir compte de la force et de la direction des vents pour la trajectoire d’un obus, même très rapide et lourd, et offrant peu de prise au vent. Comment se serait comporté l’obus de Bachelet, avec ses voyageurs, en cas de vent violent et subit ? On n’ose pas y penser… et même les ingénieurs qui ont conçu le TGV actuel ont, notamment dans la vallée du Rhône, installé des détecteurs de vent traversier sur la LGV Méditerranée, notamment pour ce qui est des TGV Duplex qui sont sensibles aux vents forts.
Malheureusement, et comme cela a toujours été le cas dans l’histoire des techniques, les inventions sont toujours confrontées, pour survivre, aux systèmes déjà existants qui forment alors, comme dans la vision darwinienne de l’évolution, un milieu environnant dans lequel l’innovation devra vivre et un milieu environnant qui sélectionne les espèces nouvelles et les condamne s’il y a incompatibilité. Le système Bachelet n’avait aucune chance.

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