La “Petite Vitesse” : le grand chemin de fer prend son temps.

Le grand chemin de fer savait, jadis, prendre son temps. Celui, aussi, du temps heureux où l’on appelait tout simplement les choses par leur nom…. Retrouvons cette époque oubliée, celui, encore humain, d’un chemin de fer réglait le temps et les horloges d’un monde entier qui lui appartenait. L’univers de la « Petite Vitesse » représente, sur fond de wagons de marchandises chargés à bras d’homme, de colis, de petits bistrots ouverts tôt le matin et fermant tard dans la nuit, tout un aspect modeste, vrai et touchant du chemin de fer du XIXe siècle, avec un travail rude fourni par une main d’œuvre “tournante” et changeante faite d’hommes libres et disponibles, de manutentionnaires, de commissionnaires recrutés “à la journée”, avec un maigre bagage, une maigre paie, et une maigre qualification professionnelle, venant en groupe des campagnes environnantes, se pressant autour de la gare, trop heureux d’échapper « à la terre » – comme on disait. d’échapper au rude et ingrat travail dans les champs. L’agriculture manquait de bras, disait-on, et le chemin de fer aussi.

Rappelons que nous avons déjà fait paraître, sur ce site-web, en juin 2019, un article intitulé “Des marchandises de jadis au fret actuel: le coeur du chemin de fer bat toujours”. Nous en reprenons certaines données statistiques ici.

En 1946 la “Petite Vitesse”, qui motive cet article-ci, disparaît pour laisser la place au « Régime Ordinaire » qui, avec son nom plus « moderne », plus technocratique, ne parviendra pas à sauver les meubles et, peu à peu, ce trafic de détail et de colis disparaît au profit de la route toujours là, elle, toujours favorisée par la législation des transports des années 1930, la coordination, et la chaussée payée par les contribuables.

Gare des marchandises de Tours vers 1910. Les moyens de chargement et de déchargement ne connaissent que la grue (à droite sur le cliché, ici comme wagon-grue) pour ce qui est des charges lourdes et volumineuses, et le reste se fait à la force des bras.
Jusque dans les plus petites gares des réseaux départementaux en voie métrique, ici en Seine-et-Marne, les cheminots sont nombreux et sont aidés par des journaliers.
La gare de Dunières, vers 1910 : à la fois sur le réseau métrique du Vivarais (voies à gauche sur le cliché) et le réseau en voie normale du PLM. Elle a un trafic marchandises et de transbordement considérable. Le quai de transbordement est au centre du cliché.
Le principe du quai de transbordement (comme à Dunières) doit permettre la circulation des marchandises d’un réseau en voie étroite ou métrique à un autre réseau en voie normale. Le transbordement est effectué, à la pelle ou à la force des bras. Sur ce schéma il s’agit d’un quai de transbordement de tombereaux de la voie normale à la voie métrique. La voie normale est la plus haute, ce qui facilité le déchargement manuel en passant par dessus les bords du tombereau en contre-bas.
Scène de déchargement de wagons de charbon à la gare parisienne de La Chapelle Marchandises à la fin du XIXe siècle.
L’auteur de ce site-web a bien connu le “Café Restaurant de la Petite vitesse” à Dijon, mais aussi celui-ci situé dans le quartier de Bercy à Paris, fréquenté par les “costauds” qui “se coltinaient les wagons”.
Belle image du “Chez Léon” ou “Restaurant des Deux Gares” (voie métrique et normale) à Lannion, années 1930. Le personnel de la gare prend la pose et la pause sur la droite. Au centre, la clientèle bourgeoise. Au-dessus, dominant la situation à tous les sens du terme : la “patronne”, sans doute la veuve de Léon.

La page de garde du “Pouey” de 1933: pas moins de 12.511 gares sont présentes sur le réseau ferré français. IL y en eut plus de 20.000 vers la fin du XIXe siècle, et, aujourd’hui on en est à …. 3000 ! Chaque département est illustré d’une carte comportant le moindre réseau ou ligne en voie normale, métrique, ou étroite.
Un exemple de département qui a perdu toute relation ferroviaire voyageurs pour son chemin de fer : l’Ardèche. La carte Pouey de 1933 est impressionnante… Si vous voulez “votre département”, demandez nous la carte Pouey en haute définition, ou consultez notre livre paru chez LR-Presse “Toutes les lignes et gares de France en cartes

Lors des débuts des années 1830 à 1850, les compagnies exploitent des lignes dispersées et non un réseau aux mailles serrées. Il n’y avait guère le choix, car tout wagon ne pouvait en général emprunter qu’un itinéraire, celui de la ligne exploitée. Quand le hasard fait qu’il y en a plusieurs, on choisit le plus court. Les choses sont simples car l’acheminement s’effectue obligatoirement par cet itinéraire, qui est à la fois l’itinéraire de taxation et l’itinéraire d’acheminement. Le fameux annuaire Pouey avec ses 12.511 gares et toutes les lignes de France classées par département et reproduites sur des cartes, trône en bonne place sur les comptoirs ou les guichets des gares, ceci jusque dans la moindre gare, même en voie métrique, nichée au fond de chaque département.

Mais au fur et à mesure de la jonction entre les lignes qui se rejoignent dans des gares communes, et au fur et à mesure de la création, par fusion ou rachat, de compagnies plus grandes qui se mettent à construire des lignes nouvelles en réunissant les moyens financiers et techniques considérables nécessaires, l’époque des lignes se termine et l’époque des réseaux lui fait suite. Pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est une période intense de construction de lignes nouvelles et de lignes d’embranchement qui relient entre elles les principales lignes.

L’âge d’or du chemin de fer : quand il y avait des marchandises à profusion sur les rails.

L’âge d’or du chemin de fer, c’était quand il y avait, sur les petites lignes, des trains mixtes de voyageurs et de marchandises en grand nombre, quand il y avait, dans chaque gare, du temps à consacrer pour des manœuvres à effectuer avec la locomotive du train pour prendre ou laisser des wagons, quand les voyageurs acceptaient des arrêts de plus d’un quarte d’heure, quand il y avait une foule d’hommes d’équipe au travail pour charger et décharger des wagons arrivant quotidiennement dans toutes les gares de France. L’heureuse époque du chemin de fer, celle de ce siècle de règne sans partage, dure de 1830 à 1930: en face du rail, rien n’existe comme moyen de transport autre que les lentes voitures à cheval, les approximatives diligences, et… la marche à pied !

L’automobile fait ses premiers débuts peu avant 1914, mais le camion ne commence à être un concurrent très sérieux et très organisé qu’entre les deux guerres mondiales, quand, d’une part, il est techniquement très au point avec le moteur Diesel performant, et quand, d’autre part, s’est constitué un véritable réseau routier goudronné irriguant en finesse le territoire national de chaque pays. Jusque-là, le chemin de fer doit tout transporter, et il le fait, surtout dans le domaine des marchandises, en créant autour de lui la richesse de l’ensemble des pays industrialisés du monde entier -chose qui a été trop facilement oubliée depuis….

Que faire de tous ces colis, sacs, et caisses ? C’est la question que l’on se pose dans les gares dès les années 1830-1840. Le chemin de fer est si rapide, si exact, si bon marché, que, désormais, on lui confie tout, mais absolument tout : animaux, colis de toutes sortes, transport de l’alimentation et des produits agricoles, transport des vins et du lait et de tous les liquides imaginables, pierres de taille, troncs d’arbres, charbon, etc. Des piles de sacs de grains ou de légumes s’entassent sur des wagons-plats tandis que des trains entiers de wagons-tombereaux transportent du sable, du charbon, des matériaux de construction et des trains de wagons à bestiaux entrent dans Paris pour leur dernier voyage à La Villette.

La gare de Vichy en 1907. Les wagons de marchandises sont déplacés avec la force d’un cheval qui, ici, en tire facilement cinq. Les wagons isolés sont déplacés à bras d’homme, bien que cela soit, en principe, interdit.
Pittoresque wagon plat de l’ancien réseau du Nord chargé de bois à la gare de La Chapelle.
Wagons de marchandises des années 1920 vus à Mohon.

Les quais découverts.

Les installations relatives au service des marchandises consistent essentiellement d’une part en quais découverts et d’autre part en quais couverts (souvent désignés par le terme moins exact de “halle”)..

Les quais découverts ne sont autre chose que des terre-pleins compris entre deux murets verticaux. Généralement ils sont bordés d’un côté par une voie sur laquelle stationnent les wagons, et de l’autre côté, ils donnent sur une cour par laquelle les voitures à chevaux et ultérieurement les camions automobiles viennent les aborder. La hauteur la plus généralement adoptée pour les quais est celle d’un mètre au-dessus du rail car elle correspond à peu près au niveau de la plate-forme ou du plancher des wagons et rend, par conséquent, plus faciles les manipulations des marchandises. Leur longueur varie suivant l’importance du trafic auquel ils sont destinés. Leur largeur varie également pour la même raison, mais dans des limites moins étendues. Dans les petites stations, elle est de 7 à 8 mètres; dans les grandes gares, elle atteint 15 et quelquefois 20 mètres. Les quais découverts doivent être empierrés ou pavés, pour que la circulation y soit facile. Eu outre, on les raccorde avec le sol de la cour des marchandises par une rampe d’accès à laquelle on donne une inclinaison de cinq centimètres par mètre est généralement adoptée.

Dans les petites stations, on dispose habituellement une partie du quai de manière à permettre l’embarquement des voitures et des chevaux, qui doit se faire par le bout des wagons. On ménage dans le quai un « retour d’équerre » (on dirait aujourd’hui un créneau) faisant face à la voie et on y dispose une cavité, appelée « cage à tampons » dans laquelle les tampons des wagons viennent se loger, de manière que leur plate-forme puisse se placer tout contre le quai. On peut ainsi embarquer facilement les voitures et les chevaux.

Les quais couverts.

Peu connue du grand public, le quai couvert ou halle à marchandises est, près de la gare, l’ « autre gare », celle qui abrite les marchandises avant chargement ou après déchargement. Bâtiment très typique du chemin de fer, dont elle reprend le style officiel comme les BV des gares, la halle à marchandises est une particularité architecturale ferroviaire importante.

Les architectes des premiers chemins de fer sont des gens rationnels. Contrairement à ceux d’aujourd’hui dessinant des immeubles dans lesquels ils ne souhaiteraient certes pas vivre, ceux de l’époque observent longuement avant de dessiner et constatent, pour ce qui est du chemin de fer, que les marchandises attendent avant le chargement ou après le chargement, que les planchers des wagons sont très hauts au-dessus du sol, que des cheminots doivent recevoir les clients et leur faire remplir des formulaires d’expédition, et qu’il faut aussi que ces clients puissent garer leurs véhicules le plus près possible du wagon de chemin de fer pour éviter de fastidieuses manipulations préjudiciables pour les marchandises fragiles. Tout ceci est comparé, noté, pris en compte. De cela naît un bâtiment comportant d’abord un quai surélevé, exactement à la hauteur du plancher des wagons, et offrant un toit et des murs de protection constituant un abri fermé. Les wagons peuvent pénétrer dans le bâtiment et être déchargés à l’abri des intempéries. Une rampe d’accès permet aux petites voitures à cheval d’accéder au niveau du quai, tandis que des portes latérales permettent aussi le chargement direct sur le plancher des camions hippomobiles à plancher haut. Enfin des locaux administratifs et des guichets sont aménagés à l’intérieur de la halle couverte. Le principe est trouvé et, jusqu’à aujourd’hui, il ne changera plus.

Les halles à marchandises se construisent suivant deux types principaux, applicables le premier aux petites stations, le second aux gares importantes. Dans les petites stations, on se contente de recouvrir une partie du quai au moyeu d’un petit bâtiment fermé des quatre côtés et dont le toit est prolongé par des auvents destinés à couvrir les wagons d’un côté, les voitures de l’autre.

La largeur de ce bâtiment est la même que celle du quai. Sa longueur est proportionnée au trafic que la gare doit desservir. Il présente sur ses deux faces accessibles aux wagons et aux voitures un certain nombre de portes, fermées par des vantaux roulants, par lesquelles on charge et on décharge les wagons garés sous l’un des auvents sur une voie de service. Telle est l’installation la plus simple pour les marchandises qui ont besoin d’être mises à l’abri. Les plus petites halles construites dans ce système n’ont pas moins de 6 à 7 mètres de longueur parallèlement aux voies.

Quand l’importance du trafic augmente, on peut ajouter une seconde halle à la suite de la première, de manière à avoir deux travées de même longueur formant un seul bâtiment. Si on adopte le chiffre de 7 mètres pour la longueur d’une travée de halle, la longueur des halles de différentes catégories sera toujours un multiple de 7. Dans les gares importantes, la disposition qui précède ne serait pas commode, parce qu’elle ne permet de charger ou de décharger qu’un wagon à la fois en face de chaque porte. C’est pourquoi il faut, dans les grandes gares, qu’on puisse charger à la fois des wagons sur toute la longueur de la halle et accoster en même temps cette halle du côté de la cour des marchandises sur tous les points à la fois. Pour ce faire, on place la voie qui dessert la halle à l’intérieur même de ce bâtiment, que l’on ferme complètement de ce côté par un mur. Du côté de la cour on ménage de larges baies, par lesquelles les voitures accostent la halle sur toute sa longueur. La toiture du bâtiment recouvre alors à la fois le quai, les wagons et les camions. Le sol des halles à marchandises est formé dune couche d’asphalte ou de ciment reposant sur une couche de béton.

Quai couvert du réseau du Paris-Orléans (PO). Le quai côté voie est entièrement protégé des intempéries.
Petit quai couvert type PO (ligne du sud de la Bretagne) pour stations ou petites gares.
Petite gare du PO dans les années 1920: on remarquera l’abondance des marchandises entassées dans la cour séparant le BV et son quai couvert.
La grue de 6 tonnes, actionnée à la main par deux hommes poussant de toutes leurs forces sur une manivelle double, est, par excellence (si l’on peut dire) , le moyen de chargement ou déchargement dans des milliers de gares françaises. Ce modèle date de 1886, et on le trouvera encore en service sous la SNCF qui, toutefois, les motorisera.

L’heure des comptes et des rivalités a sonné.

A partir des années qui précèdent la Première Guerre mondiale, les bénéfices des chemins de fer sont moins encourageants, car les salaires augmentent, et la concurrence routière se met en place. Les réseaux se font une cruelle concurrence entre eux. Des comparaisons d’itinéraires peuvent désormais être faites dans la mesure où les lignes forment un maillage dense permettant, dans beaucoup de cas, de choisir entre plusieurs lignes et plusieurs compagnies, et on s’aperçoit que l’itinéraire court de taxation n’est pas toujours le plus économique, et qu’il est souvent plus avantageux de faire un détour pour utiliser une ligne à meilleur profil.

Il est évident que les anciens réseaux ont pour règle générale la recherche des itinéraires les plus économiques et les plus favorables pour attirer sur leurs rails un maximum de trafic pour accroître leurs recettes, et lorsque des marchandises étaient susceptibles d’emprunter deux itinéraires sensiblement parallèles appartenant à deux compagnies différentes crée des rivalité et même des conflits ouverts entre compagnies. Mais, ils ont aussi, dans une logique de concurrence entre réseaux privés, essayé d’anticiper sur les demandes de transport pour essayer d’attirer sur leurs lignes le trafic qui pourrait leur échapper et passer par des réseaux voisins.  Si l’on regarde une carte de France des anciens réseaux, on voit aisément à quel point un certain nombre de « frontières » sont des lieux de conflit et de concurrence, et que les lignes qui longent ces « frontières » n’ont pas été construites en toute innocence…

Il suffit en effet qu’un réseau construise très astucieusement une ligne nouvelle pour qu’il reporte sur sa propre concession un itinéraire court, et voilà qui ne fait qu’augmenter sa participation aux recettes kilométriques provenant du trafic intéressé. Ces rivalités entre anciennes compagnies privées ne manquent pas d’être très onéreuses pour les compagnies en cause, et la seule manière d’y mettre fin et d’éviter un gaspillage d’argent et de moyens est de mettre en place des conventions qui répartissent le trafic et en fixant les points d’échange entre réseaux.

Un exemple du “jeu d’échecs” auquel jouent les compagnies en concurrence pour le très intéressant transport des vins, et sur la lignes de Béziers et Nîmes jusqu’à Paris. Nous sommes avant 1934, année de la fusion du PO et du Midi. Phase 1 : le PLM mène la partie avec sa ligne directe. Phase 2: le PO construit sa ligne Neussargues (gare Midi)-Bort (gare PO) pour s’emparer du trafic des vins. Phase 3 : comme Neussargues est une gare Midi, il suffit de construire une ligne entre une autre gare Midi ‘n’ayant aucun raccordement ou contrat avec le PO, comme St-Flour par exemple) pour damer le pion au PO et récupérer le trafic entre le Midi et le PO.

La complexité du problème à la fin du XIXe siècle.

La complexité du problème de l’acheminement des wagons est devenue telle sur les anciens réseaux qu’il n’est plus question de laisser aux agents des gares la responsabilité et l’initiative, pour acheminer un wagon sur sa destination, de l’incorporer à un train quelconque, aboutissant à une gare quelconque de l’itinéraire. C’est ainsi que les anciennes compagnies sont rapidement amenées à faire un travail comparable à celui qui est fait par l’Administration des Postes qui établit à l’avance des règles pour l’acheminement des lettres.

C’est l’enseignement qui est tiré des embouteillages de gares et des retards considérables dans l’exécution des transports qui se produisent, d’une manière répétée sur les réseaux à partir des années 1880. Si certains trains de voyageurs attendent des heures durant pour trouver une voie à quai à leur arrivée dans certaines grandes gares lors de ces embouteillages endémiques souvent provoqués par des incidents mécaniques ou des intempéries, c’est par journées entières que des wagons de marchandises dans les triages ou des trains de marchandises dans des gares de bifurcation peuvent attendre. Il faudra donc trouver un système qui permette de trier rapidement les wagons en fonction des destinations, et de former tout aussi rapidement des trains reliant le plus directement possible entre elles les grandes gares de triage d’où sont redistribués les wagons en fonction des destinations environnantes.

En général, l’acheminement se fait en trois phases. D’abord, le wagon part de la station expéditrice par un train de marchandises, le plus souvent omnibus, qui le conduit à une gare de bifurcation ou à une gare de triage constituant une première escale. Ensuite, à partir de cette première escale, wagon est acheminé au départ de cette gare de triage par des trains de marchandises généralement directs, jusqu’à une autre gare de bifurcation ou de triage voisine du point de destination final, après avoir subi, suivant les cas, une ou plusieurs escales intermédiaires ou non. Enfin, la dernière gare de triage dirige le wagon, en principe par train de marchandises omnibus, jusqu’à la gare destinataire.

Quand la gare expéditrice et la gare destinataire sont toutes deux tributaires de la même gare de bifurcation ou de triage, la deuxième phase n’existe pas. On pourrait penser, à l’époque, que l’indication du seul nom de la gare destinataire, qui doit évidemment figurer sur les étiquettes d’un wagon, pourrait à la rigueur suffire pour l’orienter si l’on connaissait la situation ferroviaire exacte de cette destination.

Agent “pointeur” relevant les étiquettes sur les wagons.

Mais il serait bien difficile d’orienter convenablement tous les wagons à la seule lecture de l’étiquette de leurs destinations, quand celles-ci sont éloignées du lieu d’expédition et peu connues. On imagine mal un cheminot de la compagnie du Midi lisant une étiquette « Pontrieux » ou « Landrecies », et sachant que la première est une petite ville de Bretagne dans les Côtes-du-Nord de l’époque, et que la seconde est quelque part dans le Nord, près d’Aulnoye-Aymeries…

Si l’itinéraire de taxation entre les deux gares est, certainement, le plus court possible, dans la réalité des faits la compagnie a intérêt à utiliser les lignes et les itinéraires où le prix de revient est le plus bas possible, même si le trajet est plus long. Le coût comprend deux éléments: le coût du transport proprement dit, et le coût des escales dans les triages. Le coût des escales étant connu, il suffit de les convertir en « distances fictives » et de les faire apparaître sur une carte facilement lisible par l’employé de la gare expéditrice chargé de la facturation.

C’est ainsi qu’un tonneau de vin circulant entre Lunel et Clermont-Ferrand devrait logiquement passer par  Nîmes, La Bastide-St-Laurent, et Arvant (distance réelle: 330 km), plutôt que par Béziers et Neussargues (distance réelle: 486 km). Mais la distance fictive du 1er cas est de 473 km et de 413 km dans le 2e cas, les 156 km supplémentaires sur le terrain étant largement compensés par un coût moindre en matière de triages, et par la traction électrique jusqu’à Neussargues grâce aux investissements du réseau du Midi dans ce domaine.

Les trains des deux régimes « RO » et « RA ».

La « Petite vitesse » qui règne sur les transports de proximité est la première frappée par la concurrence routière : la camionnette ou le camion vont partout et rapidement de « porte à porte » selon l’expression d’usage, alors que le wagon de chemin de fer perd, même sur une courte distance, un temps considérable dans les triages. A la fin des années 1920, la cause de la « Petite vitesse » est perdue et seule la « Grande vitesse », avec ses tarifs plus élevés, ses trains de messageries rapides et sur de longues distances, a encore de l’avenir, surtout dans un monde qui ignore encore les autoroutes qui donnent des ailes aux camions et leur ouvrent les grandes distances et la vitesse.

La SNCF, en reprenant l’ensemble du réseau ferré français en 1938, le sait. En 1946, la tarification double de la « Grande Vitesse » et de la « Petite Vitesse » est aboli, et remplacé par celui du « Régime accéléré » et du « Régime Ordinaire », avec une tarification unique fixant définitivement et forfaitairement, pour chaque type de marchandises, le régime de vitesse du transport, vite connus sous l’appellation « RA » ou « RO ».

Assurant plus de 80% des recettes de la SNCF à l’époque, le trafic marchandises est encore très important, avec 37.000 wagons par jour et 13.482.000 wagons pour l’année 1950, par exemple. Mais ce sont surtout les colis de détail qui occupent le devant des préoccupations, avec 157.000 expéditions par jour intéressant 6.000 gares. C’est pourquoi le « RA » leur est essentiellement destiné: colis de détail, petits animaux, denrées périssables, automobiles neuves, produits industriels “à haute valeur ajoutée” (comme on ne dit pas encore), tout doit être transporté au plus vite par un chemin de fer qui lutte pour garder son monopole. Le « RO », lui, transporte les engrais, les céréales, le charbon, le sable, les minerais, les envois lourds et volumineux, et il correspond à environ au deux tiers du volume des transports marchandises de la SNCF d’alors.

Si le « RA » est calculé pour réduire la durée du transport, le « RO », lui, devra réduire le prix du transport. Sur le terrain, les deux domaines sont complètement indépendants l’un de l’autre, chacun ayant son parc de matériel roulant, son administration, son système.

Dans les années 1950, le « RA » est le fait de trains lourds, pesant de 1.000 à 1.600 tonnes, et, surtout, très lents avec une vitesse moyenne se situant aux alentours de 40 à 50 km/h de moyenne commerciale, et de 75 km/h en vitesse maximale en service. Ils circulent aux heures creuses, et dégagent les triages aux heures les plus opportunes, souvent de nuit. Composés de wagons de tous types, remorqués par de puissantes locomotives à vapeur type 140, 141 ou 150, ou des BB électriques, et plus tard par des locomotives diesel, ces trains sont le type même du long train de marchandises dont le bruit se fait entendre, la nuit, dans les grands nœuds ferroviaires.

En 1950 la SNCF dispose de quarante grands triages, dont deux, le Bourget et Villeneuve-St-Georges, traitent  de 3.000 à 4.000 wagons par jour. Il est rare qu’un envoi du « RO » aille directement de la gare expéditrice à la gare réceptrice par train direct. Il faut d’abord concentrer les envois, de la gare expéditrice à la première gare de triage, acheminer les envois d’une gare de triage à une autre, puis distribuer les envois de la dernière gare de triage à la gare réceptrice.

Années 1950 : la SNCF, très “moderne” dans ses principes et sur le terrain, introduit la mécanisation dans ses halles à marchandises.
Manutention mécanisée de la presse en gare de Lyon dans les années 1960. La route, aidée de l’avion, s’emploie à absorber ce marché. Même les TGV postaux, reconnaissables à leur couleur jaune, ont disparu.
Genre de scène, magnifique au demeurant, vue dans les années 1940 et que la SNCF préférerait voir disparaître : ici il s’agit du “transbordement” du poisson frais, transporté directement sur le plancher d’un couvert et déchargé, à la pelle, dans une remorque tirée par une bienveillante et complice Peugeot 402. Les personnages sont pittoresques et naturels, notamment à gauche, où semble se situer la hiérarchie et les “communicants qui n’ont pas du aborder, en stage de formation, les thèmes : La “chaîne du froid” dites-vous ? Les “normes sanitaires”, hein ?
Equipe de transbordement de la gare d’Argentan. Le terme de “tramway” désignait aussi, parfois, les réseaux départementaux et secondaires.

La SNCF réforme le système.

Dès sa création en 1938, la SNCF se penche sur le problème et étudie un système dit de  « lotissement » unifié sur l’ensemble du réseau national. La SNCF se préoccupe des itinéraires à suivre en trafic interrégional en réduisant le nombre des points de contact entre régions, et en éliminant ceux qui sont peu importants ou accessibles seulement par des lignes à faible circulation, dont l’emprunt est souvent générateur de retards dans l’acheminement.  Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle parvient à concentrer les itinéraires sur des gares bien équipées et sur des courants de trafic importants, susceptibles d’améliorer l’acheminement.

Puis la SNCF s’attaque à l’élaboration d’un système de lotissement unifié, avec un indice de lotissement fixe pour chaque gare, et un procédé d’évitement des rebroussements inutiles. Chaque gare ouverte au trafic qui était celui de la Petite vitesse est rattachée, en tant que point de destination, à une zone géographique dite «zone de lotissement » désignée par un Indice de lotissement qui est, en fait, exactement un « code postal » ferroviaire, accomplissant alors la même transformation que les PTT feront à l’époque. Les étiquettes des wagons portent, à l’instar du code postal des départements, des symboles conventionnels complétant le nom de la destination et dont l’ensemble constitue l’indice de lotissement. Les wagons sont orientés, tant au départ de la gare expéditrice que des gares d’escale, uniquement d’après l’indice de lotissement, abstraction faite du nom de la gare destinataire qui ne sert qu’en fin de parcours.

Cette méthode supprime les étiquettes comportant le nom de la gare de contact d’une région avec une autre région, alors que la désignation de ces gares était essentielle avec les anciens procédés d’acheminement en trafic interrégional. Enfin, cette action crée des documents simples permettant aux agents d’exécution de trouver rapidement l’indice de lotissement de n’importe quelle gare destinataire sur le réseau de la SNCF, et de déterminer, au seul vu de l’indice de lotissement d’un wagon, dans quel lot on doit l’incorporer. Ce dernier point permet de savoir par quel train et dans quelles conditions ce lot peut être acheminé. C’est l’aboutissement du système hérité des anciennes compagnies et des temps qui ont précédé la révolution apportée par l’informatique.

Les années 1970 : la vitesse pour les trains de marchandises.

Dans la réalité des faits, les trains de marchandises roulent à des vitesses de l’ordre de 60 à 100 km/h sur le réseau français des années 1950 et 1960, le 80 à 90 km/h étant la règle générale. Il existe des circulations à plus de 100 km/h, qui sont des exceptions réservées à quelques trains spéciaux du genre fruits ou marée. Il est à noter que la construction de locomotives électriques ou diesel munies de la biréduction assigne bien le régime marchandises à une vitesse nominale de 90 km/h, l’autre régime, celui des voyageurs, étant de 140 km/h.

Accélérer la vitesse des trains de marchandises est un important enjeu des années 1960, peut-être d’ordre commercial, mais surtout d’ordre technique: cette lenteur des trains de marchandises engorge les lignes et en réduit très sérieusement le débit, créant une paralysie préjudiciable à l’ensemble des performances de la SNCF, et fait les beaux jours de la concurrence routière. L’augmentation des vitesses des trains les plus lents, ceux du Régime Ordinaire est prévue, dans le courant des années 1960, pour passer à 80 km/h pour le 1er janvier 1970, et de nombreux trains de messageries circuleront à 100 ou 120 km/h.

L’âge des wagons reste le problème majeur. Les anciens types courants (couvert, tombereaux, plats, etc.) forment 90% du parc au lendemain de la guerre et encore 55% du parc en 1975. Mais au début des années 1970 l’ensemble des wagons est apte à circuler au moins à 80 km/h en Régime ordinaire. Le kilométrage marchandises parcouru à 120 km/h passe de 150.000, en 1966, à 1.870.000 en 1970 et à 3.750.000 en 1973, c’est-à-dire qu’en huit années il est multiplié par vingt cinq.

Une évolution s’est donc dessinée, et la SNCF a non seulement du modifier les organes de roulement des wagons à marchandises, comme l’abandon du palier lisse pour les rouleaux dans les boîtes d’essieu, mais aussi repenser le problème en termes d’exploitation et de traction. Aujourd’hui devenu « Fret », le transport des marchandises de la SNCF a complètement changé par rapport à ce qu’il était du temps des anciennes compagnies. La grande distance et la vitesse l’ont emporté sur le trafic de détail et la distribution, et des « trains blocs » formés du même type de wagon répété à l’infini assurent, en priorité, les transports lourds de type industriel dans lequel le chemin de fer excelle. Avec sa filiale « Géodis », la SNCF est aussi le plus grand transporteur routier en France et ses camions lui assurent des revenus importants. C’est peut-être là aussi qu’il faut parler d’un secret pour ce qui est de la politique de la SNCF en matière de transports des marchandises : elle a su s’approprier, en bon stratège, les armes de ses concurrents.

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