Pour voyager partout et à toute heure en train, faut-il être suisse ? (bis, mais avec la SNCF).

Nous avons déjà, sur ce site-web « Trainconsultant », traité, sous ce titre, de l’excellence du réseau suisse sur le plan des horaires, de la desserte cadencée de la presque totalité du pays et du goût persistant chez les Suisses pour la fréquentation quotidienne des gares et pour les voyages en train. La SNCF vient de prendre exemple sur les chemins de fer suisses pour une modification de la tarification et pour une simplification de la jungle des prix créée par un « yield management » issu du monde de l’aviation. Voilà une preuve de volonté de mettre fin à cette complexe loterie continuelle digne du loto ou du tiercé.

Alors aujourd’hui, désormais nous voilà redevenus ce que l’on appelle des « voyageurs » et qui sont, à nouveau, certains que les trains prendront tous ceux qui veulent les prendre. Nous cessons donc d’être de ces modernes « passagers » comme le disaient par mégarde (on leur pardonne) certains jeunes et dynamiques « communicants » SNCF qui, jusqu’à présent, persistaient à avoir une vision aussi aéroportuaire que managériale des gares. Ils oubliaient que les gares et les trains de la SNCF sont ceux d’un service public généreux et créateur que le chemin de fer a toujours su être.

Cliché paru dans la revue du réseau PO en 1934

L’histoire des prix des billets vaut son pesant d’or – c’est le cas de le dire puisque le train a toujours été cher. Le système financier des chemins de fer a reposé, en France comme dans le monde, sur des investissements lourds. Les parlementaires qui, jadis, promettaient, au XIXe siècle, une gare dans chaque commune, apportaient dans des campagnes aussi électorales que rurales, lors de discours généreux et bien arrosés, enthousiastes et démocratiques, des lendemains qui devaient chanter au son donné par les sifflets des locomotives. Mais la dure réalité des coûts et la nécessaire modicité des prix des billets créaient, inévitablement et sur fond de crise, un désastre social et économique. Finalement, nos « yield managers » en costume croisé n’ont-ils pas été les derniers brancardiers d’une armée en déroute ?

Jadis : le chemin de fer a joué plutôt avec le confort qu’avec les tarifs.

Au moment où les tarifs voyageurs s’ouvrent aujourd’hui à la concurrence, il peut paraître intéressant, et même rassurant pour ceux qui auraient à s’en plaindre, que le fait est très ancien et que l’histoire de la tarification ferroviaire n’a été que le produit de la lutte entre deux tendances : réglementer ou laisser faire… Selon l’époque, et aussi selon le pays concerné, l’une ou l’autre l’emporte. En France, la tendance à la réglementation des tarifs a souvent été victorieuse, et la concurrence a plutôt joué sur le confort et la qualité.

Ce que dit un article 42 des lois créant le chemin de fer français montre nettement comment l’État invite le chemin de fer à être encore moins cher qu’il l’était dès ses origines. Cet article 42 fait partie du « cahier des charges ou des conventions spéciales » arrêtées de concert avec les compagnies pour en régler l’application sur les divers réseaux ». Il date de 1866, et il fixe les choses définitivement en France et ne laisse aucune place pour le libre jeu de l’offre et de la demande, de la concurrence et du laisser-faire libéral. L’État prend les choses en main, parce que l’État est l’expression même de l’intérêt général et garant de la survie d’un système collectif dans lequel chacun y trouvera son compte.

Mieux, même : un magnifique et très inspiré fonctionnaire (comme ils le sont tous), conscient de sa mission hautement civilisatrice, écrit dans la circulaire du 3 novembre 1886 les lignes qui suivent, après avoir fixé les tarifs officiels en vigueur pour les voyageurs des chemins de fer :

«  Je vous prie, Messieurs, de vouloir bien examiner les propositions qui précèdent, en ne perdant pas de vue que les déplacements rapides et économiques des personnes deviennent une nécessité aussi impérieuse que les transports des produits du sol, des matières premières et des objets manufacturés. Les compagnies, en s’inspirant de cette considération et en se concertant entre elles pour l’établissement de tarifs communs qui assureraient, selon les cas, des réductions plus ou moins importantes aux voyageurs effectuant chaque année des parcours considérables, combleraient évidemment la lacune que présentent, à ce point de vue, les tarifs actuels et contribueraient, c’est ma conviction, au relèvement de la prospérité commerciale du pays ».

Résumons cette pensée limpide : l’État fixe les tarifs maximaux, mais les chemins de fer peuvent, si les compagnies pensent qu’elles ont une conscience (que l’on nommerait « citoyenne » aujourd’hui et « chrétienne » jadis), faire payer moins cher, afin de concourir au relèvement économique du pays, suite à la défaite de 1871.

Les compagnies de chemin de fer ont-elles entendu cet appel lancé en direction du cœur, à défaut de la raison ? Pour ceux qui auraient eu besoin, à l’époque, d’une explication un peu plus poussée, il y a des renvois à cette pensée, dans le même « cahier des charges » aux termes suivants : bagages, enfants, indigents, instituteurs, militaires, prisonniers… Tout est « tarifé ».

Bref, on veut bien croire que ces consignes de modération aient été appliquées au XIXe siècle, mais un instituteur indigent par nature (vu les traitements de l’Éducation nationale) voyageant avec ses enfants et beaucoup de bagages, se présentant à un guichet d’une gare, accompagné d’un militaire à cheval tenant, au bout d’une chaîne, un prisonnier menotté, ne ferait pas beaucoup gagner d’argent à la SNCF d’aujourd’hui, même si, par charité chrétienne ou au moins citoyenne, elle accorde, en période bleue ou d’une autre couleur, et avec la carte « Senior » ou autre critère que l’avancement de l’âge, des réductions substantielles pour les TGV les moins convoités circulant avant potron-minet ou après le coucher du soleil.

À l’époque de la non-concurrence absolue et du règne du tarif officiel, on paie tant par kilomètre et selon la classe, ceci, quelle que soit la saison ou le jour, ou même l’heure de la journée. Il serait impensable, pour une simple raison d’égalité, sinon de fraternité et de liberté, que deux voyageurs assis sur la même banquette dans la même voiture du même train puissent payer des tarifs différents.

Voyageurs sur un des quais de la gare St-Lazare en 1934. Tous, sauf ceux venus dire adieu, paient le même tarif et sont traités de la même manière.

En 1890 : le tarif unique et obligatoire pour tous, par élémentaire justice sociale.

A la fin du XIXe siècle, les tarifs voyageurs sont les suivants, par kilomètre :

  • En première classe, en « voiture couverte, garnie et fermée à glaces » : 0,112 francs
  • En seconde classe, en « voiture couverte, fermée à glace, et à banquettes rembourrées » : 0,084 francs
  • En troisième classe, en « voiture couverte et fermée à vitre » : 0,061 francs.

Ne nous avançons pas dans le commentaire de la distinction entre une glace et une vitre (l’épaisseur ?), mais notons surtout que le texte officiel fait une modeste impasse sur la description des sièges en troisième classe qui sont, en réalité, ni garnis ni rembourrés, pour la simple raison qu’il s’agit de robustes lattes en chêne ciré et patiné par les fonds de culotte du peuple.

Notons surtout que le rapport des prix entre les classes extrêmes est du simple au double, et que cette différence va s’estomper avec le temps, rapprochant la première de la troisième, notamment avec la disparition de la seconde classe au Royaume-Uni dès 1876, ou de la troisième classe en Europe continentale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et, plus précisément, en 1956 en France.

Mais revenons à ces tarifs de 1890. Qui rapporte le plus aux compagnies, et ces rapports sont-ils en rapport avec les différences de tarif ? Si les premières compagnies de chemin de fer ont pratiqué une politique systématique de l’inconfort pour les voyageurs de troisième classe pour les inciter à voyager dans les classes supérieures, elles vont bien être obligées, au lendemain de la Première Guerre mondiale, de changer d’optique. Les raisons de ces choix curieux ont été d’ordre purement financier : en effet, le voyageur de troisième classe rapporte deux fois moins que celui de première classe, et déjà, c’est la notion de service public que rejettent les compagnies qui désirent faire du profit : le réseau de l’État en France, par exemple, encaisse une recette moyenne de 7,05 francs par voyage en première, 3,75 francs en deuxième et 1,44 francs en troisième classe, ceci en 1891.  Il faut donc dissuader les voyageurs de choisir la troisième classe, et les inciter à goûter au luxe raisonnable de la deuxième classe, ou, mieux, connaître les fastes de la première classe. Toutefois, tout le monde se précipite en troisième… et le PLM, par exemple, ne transporte que 1,5 % de ses voyageurs en première classe durant l’année 1920.

Il faut reconnaître que, question confort, il y avait encore du pain sur la planche pour les réseaux français de la fin du XIXe siècle ! Ici une voiture dite de 4e classe sur le réseau d’Alsace-Lorraine.

Le confort des trains de la fin du XIX siècle laisse à désirer, même en 1re classe et sur le réseau modèle de l’Etat. Ici une voiture de 1878 à trois compartiments, et, on espère, avec toilette.

La donne change au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Au début du XXe siècle, le chemin de fer règne encore sans partage sur le transport des voyageurs, et il ne peut être question de concurrence pour deux raisons : d’une part, l’ensemble des compagnies de chemin de fer restent soumises à la tarification par décret officiel, d’une part, et, d’autre part, il n’y a pas encore de moyen de transport autre, rapide et à longue distance, que le chemin de fer : l’automobile ne fait que commencer à bouleverser les données et à s’offrir comme une alternative.

Les distances parcourues par les locomotives des réseaux français, par exemple, et entre 1873 et 1910, n’ont cessé d’augmenter, puis ont décru jusqu’en 1921 pour remonter ensuite jusqu’en 1939. Après la guerre, les chemins de fer ont trouvé une reprise tardive durant les années 1950. Il y a donc bien croissance, même si elle est irrégulière. Mais, à y regarder de plus près, les chiffres seuls ne disent pas que l’augmentation de la demande de transport a été bien plus forte encore que le transport assuré par le chemin de fer, et que le chemin de fer n’a jamais cessé de perdre de plus en plus sur sa part relative dans le marché national du transport, donc de perdre de plus en plus d’argent.

Lorsque le chemin de fer voit naître de très dangereux concurrents sur les routes, il lui faut bien songer, pour retenir les voyageurs à revenus modestes, à offrir plus de confort en troisième classe, et la concurrence va bien entrer en lice par l’offre de confort plutôt que par l’offre de tarifs. Ceci se produit notamment vers les années 1910-1920 quand le trafic des marchandises commence à régresser : il faut maintenir le niveau des rentrées d’argent et compenser la chute du trafic marchandises par une hausse du trafic voyageurs : autrement dit, le train sera plus cher.

Les hausses de tarifs des années d’entre les deux guerres.

Le chemin de fer français a beaucoup souffert de la Première Guerre mondiale et son redressement tarde à se produire pendant les années 1920, jusqu’à ce que les premières majorations de tarifs se produisent à partir de 1924. Les tarifs voyageurs, en particulier, et qui étaient restés en retard par rapport aux tarifs des marchandises, subissent une augmentation de 47 à 50 %. De nouvelles mesures tarifaires, en 1926, ont pour effet d’arrêter net la croissance du nombre de voyageurs que les réseaux français avaient connue jusque-là et d’une manière permanente, depuis leur fondation et malgré les guerres et les crises. Le nombre de voyageurs transportés par le chemin de fer chute de 10 % entre 1925 et 1927, et celui des voyageurs-kilomètres de 12 %. De 1930 à 1936, c’est une nouvelle chute de 27 % pour le nombre de voyageurs, et de 20 pour les voyageurs-kilomètres. En 1938, le niveau du trafic voyageurs du réseau, Alsace-Lorraine exceptée, est inférieur à ce qu’il était en 1913.

La première classe, par son confort, attire toujours beaucoup jusque vers la fin des années 1920, mais à partir de 1930, la première classe est celle qui perd le plus avec 60 %, puis la seconde classe avec 34 %, tandis que la troisième classe qui regroupe en priorité ceux qui doivent voyager et n’ont pas d’autre choix, ne recule que de 14 %. Les autres voyageurs, notamment ceux de première classe, sont dans leur luxueuse 40 CV Renault, ou commencent à prendre l’avion.

On peut se poser la question : est-ce vraiment la hausse de ses tarifs qui a joué contre le chemin de fer, ou, plus simplement, cette hausse ne s’est-elle pas produite en même temps que se développait la possibilité, désormais, de trouver une voiture dans son garage et de la prendre, ou d’aller à un aéroport ?

« Dites donc, mon cher ami… » On est à l’aide dans les compartiments de première classe, y compris ceux du réseau de l’État en 1937. Avec son réseau nationalisé dès 1878 par rachat de lignes déficitaires éparpillées sur le sol national, l’État donne l’exemple des bienfaits de la gestion publique en face des réseaux privés (Nord, Est, PO, PLM) qui sombrent dans le déficit – sauf le Nord qui parvient à tirer son épingle du jeu grâce à un trafic dense, celui du charbon.

Le chemin de fer mal préparé à l’ouverture à la concurrence.

Les années 1920 et 1930 montrent que le chemin de fer français n’est pas encore ouvert… à l’ouverture à la concurrence. Cette notion n’est pas dans sa culture parce qu’elle n’est pas dans son vécu, son organisation. Mais, autour du chemin de fer, la concurrence se prépare et elle est prête à forcer la porte de cette ouverture.

La France de l’époque crée un réseau routier national formé de routes déjà bien aménagées, et qui seront goudronnées, et qui desserviront l’ensemble du pays en finesse. En cela, elle s’écarte de la politique des autoroutes menée par certains pays européens comme l’Allemagne ou l’Italie, ou comme les États-Unis.

Cette manière de voir les choses contribue au développement du transport des voyageurs par la route, et les 630.000 km de routes françaises de la fin des années 1930 sont parcourues par d’innombrables autobus et autocars, et de véritables gares routières, avec salle d’attente, buffet, quais, permettent le départ, dans l’ensemble des grandes villes françaises, de plusieurs dizaines de milliers de voyageurs chaque jour. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la rareté et le prix des automobiles particulières donne encore de beaux jours pour les transports en commun par la route, mais les autocars vont se raréfier à partir des années 1960-1970 avec la poussée de la motorisation individuelle grâce au scooter et aux voitures populaires des grandes marques nationales comme Citroën et Renault.

« Même pas peur du train… » semble dire cette publicité, sans doute un photo-montage, en faveur des autocars Citroën dans les années 1930.

L’avion ? Il n’y a rien à craindre….

« Au total, et à moins d’une révolution technique que rien, pour le moment, ne laisse prévoir, les transports aériens ne paraissent pas susceptibles d’avoir sur les transports par voie ferrée des répercussions comparables à celles qu’a eues l’automobile. Il faut cependant considérer les possibilités de l’aéronautique comme très étendues pour le transport des voyageurs de première classe et, peut-être même, de deuxième classe, aux grandes distances, et pour le transport du courrier ». Voilà ce qui est écrit dans le « Bulletin PLM » en 1937…

Or, plus encore que l’automobile, l’aviation commerciale va vider les grands trains internationaux, en attendant de vider les trains classiques en période de départ en vacances. En 1925, sur une relation comme Paris-Londres, déjà 20 721 voyageurs ont traversé la Manche en avion, et ce nombre a doublé dès 1928 avec 43 179 voyageurs, tandis que d’autres sources indiquent une progression de 27 000 voyageurs en 1929 à 39 500 en 1939. La compagnie des chemins de fer du Nord se plaint d’une perte de 3 760 000 F sur le trajet Paris – Londres par fer et mer. La guerre, toutefois, entravera le développement commercial de l’avion, faute de carburants, et donnera un répit au chemin de fer.

Durant les années 1950, on peut constater que la vitesse commerciale des trains de voyageurs n’a guère varié depuis un demi siècle, et si les chemins de fer se décident à une amélioration qui est techniquement possible depuis longtemps, c’est à la concurrence de l’avion qu’elle est due, notamment par le jeu des vitesses et des tarifs. Et cette concurrence ne s’exerce pas seulement sur les relations internationales : elle affecte, dans un mouvement qui trouve son apogée durant les dernières années 1980 et 90, les relations intérieures. On trouve, dès 1937 et en incluant les trajets centre-ville – aéroport, des trajets de Paris à Marseille en 5 h 15 contre 9 h 04 par rail, ou de Paris à Cannes en 5 h 20 contre 11 h 34. Cette dernière performance ne manquera pas de vider les trains de luxe de la Côte d’Azur de leur clientèle fortunée traditionnelle.

 Le chemin de fer laisse bien échapper sa clientèle de luxe en direction de l’automobile ou de l’avion, même si l’on peut penser qu’il intervient des déclassements de voyageurs à l’intérieur de la clientèle restée fidèle au rail. En 15 ans, de 1932 à 1947, l’aviation mondiale multiplie sa clientèle (passagers-kilomètres) par 46, en passant de 405.000 à 19.000.000 : sur la même période, les chemins de fer français sont passés de 29 à 26 milliards de voyageurs-kilomètres. Plus que l’automobile, l’avion a vidé les grands trains internationaux. Et pourtant le prix d’un billet d’avion est déjà très cher avant la Seconde Guerre mondiale, et le restera longtemps : les tarifs nettement plus modérés d’un billet de chemin de fer n’ont pas joué en faveur du train, et c’est bien le confort, la qualité du service, la moindre durée du voyage qui a donné à l’avion toutes ses chances.

Un des premiers avions Air-France, type Wibault, en 1937. Rien à craindre, pour le chemin de fer, à ce que l’on dit….

De l’Opéra à la Canebière, par un train ordinaire (58 km/h), un train rapide (100 km/h), et par l’avion (150 km/h) en 1937..

Evolution du prix du billet Paris-Nice entre 1914 et 1994 d’après Robert Nobécourt, historien des chemins de fer.

Les années 1950, avec les belles voitures DEV de la SNCF, sont encore celles de l’ignorance heureuse des dangers de la concurrence aérienne et automobile.

On est à l’aise dans les compartiments bondés des voitures DEV de la 3e classe. Le « bon peuple » se plaît dans le train, notamment lors des départs en vacances.

Très chic, le « wagon bar » DEV des années 1960. Ces jeunes cadres dynamiques ne rêvent-ils donc pas de faire la route en DS-19 ? Ce serait étonnant.

Ambiance plus chic en voiture-bar dans un train rapide 1re classe à supplément. A droite, le jeune maître de conférences en sociologie à la Sorbonne a déjà conquis une de ses étudiantes… mais c’est grâce à son nœud papillon, et pas grâce à son savoir.

Le TGV montre qu’il n’y a plus rien à craindre, de nouveau, de la part de l’avion.

Aujourd’hui, les choses ont changé : le TGV va aussi vite que l’avion, plus vite même de centre-ville à centre-ville sur certaines relations comme Paris – Lyon ou Paris – Marseille, et le tarif ne semble pas plus déterminant dans les choix en face, toujours, du confort ou de la moindre durée du trajet. On peut se poser la question de savoir si l’ouverture à la concurrence des tarifs voyageurs, même à l’intérieur du monde du chemin de fer, sera très déterminante pour les choix des voyageurs entre tel TGV de tel opérateur, et tel autre TGV d’un autre opérateur offrant plus ou moins de prestations, et aussi entre ces deux TGV et l’avion ? L’histoire du chemin de fer semble montrer que tout n’est pas une simple question de concurrence, de consumérisme, mais qu’il y a d’autres éléments en jeu.


La SNCF peut vendre, lors de chaque « grand départ » lors les vacances scolaires, jusqu’à 800 000 billets de TGV en une semaine. Comme le démontrent avec un rare talent Yoann Demoli (Maître de conférences en sociologie, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) et Alexia Ricard (Ingénieure d’études au CNRS) en mars 2021, le chemin de fer français a toujours accru sa place privilégiée chez les Français, puisque, de 1841 à 2018, le nombre de voyageurs passe de 6,33 millions à 1,2 milliard de voyageurs. Toutefois, seuls le « krach » de la bourse de Paris (1882), les deux guerres mondiales et les grèves (1947, 1968, 1995 et 2018) interrompent cette progression.

Plus précisément, pour Yoann Demoli et Alexia Ricard, il y a trois sous-périodes à prendre en considération : « de 1841 à 1910, la croissance est très soutenue, de 1915 à 1950, les évolutions sont erratiques et depuis 1950, le développement du trafic est stable, freiné uniquement à quelques périodes ».

De 1841 à 2018, le trafic passe de 111 millions à 91,5 milliards de V/K, soit une multiplication par 800, témoignant d’un allongement du réseau ainsi que des distances parcourues. Non seulement les Français sont plus nombreux, mais aussi, pendant leur vie, ils voyagent beaucoup plus, car, en 1841, 36 millions de Français effectuaient 6,3 millions de voyages, soit une moyenne de 0,18 voyage par habitant, et en 2018, on en est à 19 voyages par habitant.

La SNCF des années 1970 n’oublie pas de rappeler aux Français l’affection que ces derniers ont pour elle.

Ceux qui ont étudié prendront le train.

« Ceux qui m’aiment prendront le train » était le titre d’un film français réalisé par Patrice Chéreau, sorti en 1998. Aujourd’hui, les choses ont changé. Pour Yoann Demoli et Alexia Ricard, ce serait plutôt « Ceux qui ont étudié prendront le train »… Il faut reconnaître que jamais le prix d’un billet de chemin de fer n’a été modique. En effet, la « barre » a été initialement fixée très haut. En effet, la réglementation des prix par l’État est initialement fondée sur un double système de péréquation : une péréquation spatiale (il existe un tarif kilométrique uniforme pour l’ensemble du réseau) et une péréquation temporelle (il existe un tarif kilométrique uniforme quels que soient l’horaire et la période de l’année).

Un aller simple au tarif normal entre Paris et Lille, selon l’indicateur Chaix des premières années 1930, vaut ainsi 1280 francs (soit 28 euros en euros constants de 2020) pour 204 km parcourus en 2 h 32 en rame automotrice TAR qui est déjà par ses performances, un précurseur du TGV. En 2021, le même trajet TGV vaut entre 25 et 63 euros, selon l’horaire de départ, parcourus le plus rapidement en 1 h et 6 minutes. Mais aujourd’hui le « yield management » a complètement brouillé les cartes et ne permet plus aucune comparaison.

Yoann Demoli et Alexia Ricard font, toutefois, de très intéressantes comparaisons et en arrivent au constat que les voyageurs SNCF sont de plus en plus diplômés : en 1974, 12,3 % d’entre eux étaient diplômés du supérieur – en 2007, ils constituent 36,6 % des voyageurs en train. Et « symétriquement, les non-diplômés, majoritaires en 1974, deviennent la population la moins représentée dans les wagons en 2007 – avec environ 17 % selon l’exploitation de l’enquête nationale transports et déplacements ».

Il est vrai, comme le constatent ces deux brillantes universitaires, que, actuellement, « la période des études est par ailleurs un moment du cycle de vie où la mobilité de longue distance est assurée sans voiture, souvent acquise avec le premier emploi stable : prendre le train deviendrait une habitude qui se garde. Enfin, les individus les plus diplômés sont aussi ceux qui ont la mobilité résidentielle la plus forte : ainsi, sur 100 Français ayant toujours habité le même département, 17,7 ont pris le train pour un déplacement d’au moins 100 km en 2007, contre 42,3 pour ceux qui ont changé de département au moins trois fois. Bref, prendre le train s’explique aussi par le parcours biographique des individus. » Effectivement, les plus diplômés sont financièrement les plus aisés… il y a donc, encore pour le moment, un réel intérêt financier à faire des études….

Tout compte fait, la SNCF avait intérêt a abandonner le « yield management ».

Il apparait que les Français ne sont pas devenus des Suisses, et que le peuple et la nation les plus attachantes et les plus créatrices au monde que sont les Français ne sont pas devenus de paisibles montagnards, protestants, honnêtes, vertueux, « citoyens », sobres à table, et collectivistes, et pour faire bon poids, ajoutons disciplinés, écologiques, civiques, cyclistes. Non : les Français comme les Suisses sont restés ce qu’ils sont, c’est-à-dire tout le contraire de part et d’autre du Jura, et tant mieux.

Depuis la triste expérience de la pandémie dite « Covid-19 », l’avion a montré, plus qu’il ne le souhaitait, son danger écologique et son inadaptation pour les voyages à faible distance et à faible durée (moins de 1000 km et moins de 2 h 30 à 3 h en durée). Le chemin de fer n’avait qu’à recueillir les bénéfices apportés par ses avantages réels « naturels » et techniques, masqués par une manipulation commerciale et étatique en faveur de l’aviation depuis un demi-siècle, pour remettre à jour les horloges des évidences.

Puisque les voyageurs vont abonder dans les gares, parce que le train devra transporter tout le monde sans abandonner qui que ce soit en jouant à l’avion, il fallait « jeter le masque » d’une tarification devenue compliquée, illisible, et peu « sympa » que le chemin de fer ne méritait pas. Bonne chance, la SNCF !

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