Le concours d’autorails du PLM en 1932 : l’arrivée des mal-aimés.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les autorails vont naître dans des conditions difficiles : autour d’eux, le chemin de fer souffre et c’est sur eux que reposera tout espoir. En même temps, pour de nombreuses raisons qui sont souvent des préjugés, les cheminots auront du mal à les accepter. Ces « tôles de deux » sont à la fois nécessaires et mal aimés. L’appellation « tôle de deux » vient de la très fine donc méprisable tôle de la caisse de ces engins issus d’un monde étranger au chemin de fer et techniquement différent. Ils sont perçus comme le cheval de Troie que l’ennemi, c’est-à-dire le constructeur automobile, veut introduire subrepticement au cœur du chemin de fer, et on ne sait avec quelle arrière-pensée.

L’autorail Renault VH, modèle initial type 1932 (les portes ont un haut arrondi) : voilà la grande révélation du concours PLM qui lancera la grande marque automobile dans le ferroviaire et en fera le plus grand constructeur d’autorails du monde.

Premières inquiétudes, premiers autorails.

Comme le montrent l’ensemble des études historiques et économiques sur les chemins de fer français, dès 1910 le déficit commence à s’installer durablement et l’époque de la richesse, des bénéfices, de la situation de monopole sur les transports terrestres est révolue. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’inquiétude règne dans les réseaux, et les dirigeants savent que plus rien ne sera comme avant. Les fermetures de lignes commencent leur sinistre grignotage du réseau national, et de modestes engins issus de l’automobile vont tenter de limiter les dégâts. Fils de la nécessité, de l’urgence, du manque de moyens, l’autorail ne naît pas sous des auspices heureux.

Apparus dès les années 1920, les « auto-rails » (orthographe d’époque en 1923 qui passera ensuite au terme « automotrice ») sont de très simples adaptations d’autobus au chemin de fer, avec conservation du moteur, du châssis, et de la carrosserie d’origine. Les illustres et bien fragiles adaptations Tartary pour les réseaux départementaux des Deux-Sèvres, de l’Indre, du Loiret, restent encore présentes dans les collections des amateurs de cartes postales.  De Dion ou Renault font circuler de tout aussi modestes engins, légers, et relativement capricieux. Même le réseau de l’État essaie un autobus parisien sommairement adapté à la circulation sur rails, remorquant deux voitures à voyageurs entre Epone-Mézières et Plaisir-Grignon en rampe de 9 mm sur une distance de 5 km, ceci « pour voir »…. Et on a vu : rien de bien bon ne naît de ces essais.

D’une manière générale, ces essais primitifs sont des échecs, tant pour des raisons purement techniques, ces engins s’intégrant mal dans les lourdes contraintes mécaniques du chemin de fer, que professionnelles : les réseaux ne savent pas organiser la conduite et l’entretien de ces engins issus d’un tout autre monde.

Un des premiers essais d’autorail chez Renault en 1928. Type ZZACE 23102 à caisse en bois et sur bogies. Avant le concours du PLM et avant les mesures de coordination de 1934, les constructeurs d’automobiles s’intéressent déjà aux chemins de fer, mais le concours marquera concrètement le démarrage du mouvement.

Répondre à la catastrophe.

Durant les années 1930, le chemin de fer français continue sa descente aux enfers. L’opinion publique reste, pourtant, en faveur du chemin de fer et attribue volontiers le déficit ferroviaire au caractère anarchique de la concurrence qui est faite par les autres modes de transport, et surtout de la part de la route, et, dans une moindre mesure, de la navigation fluviale. Devant leur situation catastrophique, dès 1931, les réseaux français avaient suggéré la création d’un comité de coordination, et Jules Moch avait déposé un projet de loi tendant à la coordination générale des transports. Il faut dire que, de 1930 à 1934, les déficits accumulés de l’ensemble des réseaux français représentent une facture astronomique de 15 milliards de francs que personne ne veut ou ne peut payer.

Le déficit des réseaux français mènera rapidement à une situation très « médiatisée » (comme on ne dit pas encore) qui permettra à un certain Pomaret, sénateur anti-ferroviaire s’il en est, et rapporteur du budget des chemins de fer de 1937, cité par l’Illustration du 11 septembre 1937, de déclarer : « Le déficit de nos grands réseaux, qui s’augmentait à la cadence de 10 à 12 millions par jour pendant la période 1933-1936, va croître désormais au rythme quotidien de près de 18 millions, soit 750 000 F par heure, 12 500 F par minute, 210 francs par seconde ! »

Le Conseil Économique et Social de 1934 propose une réglementation mettant tous les moyens de transport devant leurs charges, ceci pour soulager le chemin de fer de celles qui pèsent avec excès sur lui, et en créant des licences ou des autorisations pour tous les types de transports publics. Le Conseil, aussi, crée des répartitions de trafic entre les moyens de transport par voie d’autorité publique en cas de désaccord entre concurrents. En outre, le contrôle sur les tarifs est institué, avec des maxima et des minima, ceci dans le but d’éliminer l’écrémage du trafic dont le chemin de fer est victime de la part des transporteurs routiers qui s’adjugent ce qui rapporte le plus et laissent au train ce qui relève d’un service public… et ne rapporte pas !

Voulant aider le chemin de fer et lui assurer une chance de survie, ces travaux aboutissent aux décrets-lois de 1934 qui freinent l’expansion de la navigation intérieure et du camionnage (limitations de tonnages, empêchement de création de nouveaux itinéraires, etc.) et qui accroissent l’autorité de l’État dans tout ce qui est transports, attribution de parts de marché, création de lignes ou d’itinéraires. Un même itinéraire ne peut plus être desservi par deux moyens de transport différents, et si le chemin de fer ne peut assurer une desserte d’une manière satisfaisante, l’entreprise routière peut le faire, mais à un tarif imposé, empêchant « toute concurrence déloyale ».

Le résultat est que des lignes de chemin de fer sont fermées… même si des lignes d’autocar le sont aussi – car on oublie que l’autocar a au moins autant souffert que le chemin de fer dans cette affaire. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, d’après François Ollive dans son ouvrage « Les transports » (cours de droit, Paris, 1953) les résultats des fermetures sont les suivants :

Tous services de voyageurs sur voies ferrées9 700 km
Services omnibus voyageurs sur voies ferrées5 000 km
Lignes d’autocars7 000 km
Les lignes locales et réseaux secondaires en France en 1930 : toutes devraient être intéressées par les autorails pour le peu de voyageurs qui leur restent, mais la plupart seront fermées pendant la décennie qui suit, et au lendemain de la Seconde Guerre moniale.

Des économies qui génèrent… des dépenses.

Mais supprimer un service voyageurs sur une ligne restant ouverte aux marchandises ne réalise nullement des économies proportionnelles aux circulations supprimées : beaucoup de charges subsistent comme l’entretien des installations fixes, le personnel, etc. qui sont totalement indépendantes du volume du trafic. De même, la suppression des services omnibus sur une ligne parcourue par des trains rapides ou express ne donne que des économies médiocres. En même temps, le prix de revient unitaire des Tonnes Kilométriques Brutes Remorquées (TKBR) augmente pour les autres trains restant en circulation.

Notons que cette action porte essentiellement sur des services voyageurs qui sont, en quasi-totalité, responsables du déficit très fort des années 1930. C’est bien la voiture particulière, plus que le camion ou l’autobus, qui a commencé cette mise à mort du chemin de fer. Le camionnage urbain ou rural reste libre, d’ailleurs, les transports à petite distance restent confinés dans des spécialisations par entreprise, des partages d’autorité entre chemin de fer et route, l’obligation éventuelle d’aller jusqu’à des transports combinés route + rail.

Protéger le chemin de fer, tout compte fait, lui nuirait.

Plus que réellement utile pour le chemin de fer, cette action crée, dans les milieux du transport routier et fluvial, un très fort ressentiment contre les tracasseries administratives engendrées et les empêchements concrets de travailler. Le chemin de fer s’en sort peu amélioré, mais surtout revêtu d’une désastreuse image de marque de protégé de l’État, d’instaurateur de tracasseries administratives, de survivance archaïque maintenue en vie par le fait de politiciens affairistes et corrompus. Cela n’est guère motivant pour les cheminots qui subissent déjà le « stress » du déficit et le complexe de culpabilité du charbon. L’arrivée des autorails, véhicules à l’image de marque, de modernité et d’économie, redonnera-t-elle le moral aux cheminots ?

La régression ferroviaire est bien d’abord un phénomène mondial à l’époque où les réseaux français sont en déficit : même le meilleur réseau mondial, celui des USA, connaît, entre 1929 et 1939, un affaissement de l’activité ferroviaire. En 1937, la situation de l’ensemble des chemins de fer américains était telle que 80.000 miles de lignes, incapables de faire face à leurs obligations financières,  étaient exploitées sous le contrôle des tribunaux et que les effectifs des compagnies avaient été réduits depuis 1929 de 1.730.000 hommes à moins de 940.000.

1931 : le concours du PLM donne leur vraie chance aux autorails.

En 1931, ce réseau, qui compte beaucoup de petites lignes secondaires, mais très longues et en montagne, organise un concours adressé aux constructeurs d’automobiles, tout en tournant la page sur les résultats décevants des autorails de la première génération, sachant que, désormais, l’autorail, c’est la dernière chance. Pour la Revue Générale des Chemins de Fer (RGCF) d’avril 1932, le cahier des charges est le suivant.

  • Être à classe unique, transporter 40 voyageurs assis au minimum, plus 10 debout, et 1.000 kg de bagages.
  • Soutenir une vitesse de 90 km/h en palier, 60 km/h en rampe de 15 mm, s’arrêter à 90 km/h sur 120 m en pente de 5 mm.
  • Utiliser comme combustible de l’huile lourde et permettre la substitution du moteur sans démontage de la caisse.
  • Comporter un dispositif d’accouplement avec un autre autorail du même type.

Le résultat est la commande de 22 autorails qui se répartissent en deux catégories selon leur capacité de transport : 40 places assises (demandées au concours) ou 60 places assises, et aussi selon la « philosophie » de leur constructeur, s’inspirant des techniques ferroviaires traditionnelles ou, au contraire, innovant en important des techniques de l’automobile, ce qui est le cas pour deux d’entre eux (Somua et CFMC).

Pour éviter la lecture d’un tableau fastidieux, disons que les appareils à 40 places sont du matériel à deux essieux commandé auprès de quatre constructeurs, soit :

  • quatre autorails Baudet-Donon-Roussel de 11,7 tonnes
  • quatre autorails CGC de 17 t à poste de conduite central surélevé
  • deux autorails Delaunay-Belleville à caisse en duralumin de 13 tonnes
  • deux autorails Somua de 11 t très courts pour tournage sur plaque et de conception automobile
  • deux autorails de la Cie Française de Matériel de Chemins de Fer à caisse à charpente en bois ( !) et pesant 15,5 tonnes et eux aussi de conception automobile

Pour les appareils à 60 places, le PLM commande du matériel sur bogies auprès de trois constructeurs, soit :

  • quatre autorails de la Sté des Entreprises Charentaises (proches de ceux circulant déjà sur le réseau du Midi) à caisse en duralumin, sur un bogie et un essieu et pesant 13 tonnes
  • deux autorails Renault sur bogies à trois essieux et poste surélevé et pesant 16 tonnes
  • deux autorails ADN sur bogies à deux essieux et pesant 24 tonnes

Les Somua.

Les premiers appareils livrés sont les Somua en décembre 1932, et qui sont engagés sur la ligne de Pontarlier à Gilley, en Franche-Comté six mois plus tard, une fois les problèmes d’adaptation techniques résolus selon le Bulletin PLM : c’est dire si ces problèmes ont été nombreux pour qu’un tel organe de presse l’avoue… Avec un véritable aspect d’autocar sur rails, depuis le radiateur à l’avant sous un pare-brise de style très autobus urbain jusqu’à l’arrière arrondi, ils sont mis en service le 1er juin 1933, ce qui est une date importante pour le PLM qui la souligne dans son Bulletin PLM, puisque c’est pour la première fois que ce réseau a recours à des autorails.

Très vite les Somua de la ligne de Gilley dégagent, du moins selon le point de vue du PLM, des avantages considérables : économies de traction et de frais divers bien que la fréquence ait été portée de 3 à 5 circulations quotidiennes, « heureuse répercussion sur le trafic » du fait de départs plus fréquents avec une augmentation de 16 % du nombre de voyageurs, réduction du temps de parcours de 50 %, création facile de nouveaux arrêts sur des passages à niveaux comme celui du Quartier Saint-Pierre de Pontarlier sans frais d’installations fixes excessifs (un simple abri type autobus suffit), et fonctionnement en service courant sans pannes, sans problème.

Petit autorail Somua à deux essieux, plus proche de l’autobus que de l’autorail, circulant en 1933 sur la ligne de Pontarlier à Gilley.
Conducteur d’autorail Somua. Seule l’absence de volant de direction prouve que ce n’est pas un autobus…

Les Renault.

Après les Somua, c’est au tour des Renault arrivés sur le réseau en avril 1933 et engagés sur Lyon-Grenoble en septembre. Et en 1933, les Renault « ADN » arrivent en juillet et assurent un service régulier entre Toulon, Hyères et Salins d’Hyères à partir du 15 septembre.

Quant aux Renault engagés sur la ligne Lyon-Grenoble, ce sont des « VH » et nullement l’engin sur bogies à trois essieux et poste de conduite central surélevé annoncé dans le communiqué PLM de 1931, information reprise par la RGCF et le Bulletin PLM. Quel est donc cet appareil Renault, mystérieux, et que la régie remplace, sans doute avec sagesse, par le robuste « VH » ? Nul ne le saura.

Les premiers « VH » d’après un document Renault d’époque. L’autorail est représenté dans sa livrée bleue deux tons du PLM.
Le très beau « VH » de la Cité du Train-Patrimoine SNCF de Mulhouse.

L’« ADN », l’autre poids lourd.

Cet autorail, lourd et sérieux, et de conception vraiment ferroviaire, est produit par les « Aciéries du Nord » avec sa belle caisse métallique sur deux bogies dont un seul moteur, d’un poids de 18 t à vide et 24 t en charge, ses deux postes de conduite, ses 56 places assises, et un vaste compartiment à bagages.

L’autorail « ADN » du PLM. La SNCF en fera son modèle dit « Standard » au terme d’une évolution technique.
Autorail « ADN » sur le réseau du PO avec une disposition des fenêtres originale.
Un autorail « ADN »vient d’être livré en 1932. Tout le personnel pose pour la postérité et le conducteur est bien entouré, mais, « en cabine » il sera seul, comme les « électriciens », alors qu’en traction vapeur, « ils travaillent à deux ». C’est un grand changement professionnel et l’économie du coût du personnel de conduite qu’ils incarnent malgré eux les rendra quelque peu suspects aux yeux des militants syndicaux.

Les CGC.

En novembre 1933, les curieux autorails de la « Compagnie Générale de Construction» (CGC) à « tour » centrale sont mis en service entre Nice, Menton et Vintimille, tandis que les engins des « Entreprises Industrielles Charentaises » sont engagés dans les Cévennes et sont vus en gare d’Alès, de Saint-Jean du Gard, de Montpellier, etc.

Un « CGC » en version bleue et grise du PLM.
Le petit autorail « CGC » n’est autre qu’un produit de la prestigieuse « Compagnie Générale de Construction » de St-Denis connue pour ses fameuses voitures utilisées par la CIWL.
Avec son poids plume de 17 tonnes, le « CGC » reste bien un autorail de conception type automobile, notamment par son châssis tubulaire et sa motorisation.

Les Baudet-Donon-Roussel et l’unique CFMCF

En juillet 1934, les autorails Baudet-Donon-Roussel (« BDR ») arrivent en renfort pour les Somua sur les relations autour de Pontarlier, tandis que les autorails de la « CFMC » prennent du service entre Laroche et Avallon avec six autorails remplaçant quatre trains à vapeur.

Schéma du petit et léger autorail « BDR ».
Jumelage de deux « BDR ».
Très petite cabine de conduite sur un autorail « BDR ».
Le tout aussi peu convaincant autorail léger de la « Compagnie Française de Matériel de Chemin de Fer » (« CFMCF ») qui fera d’autres prototypes plus lourds pour le réseau du Nord..

Le très peu connu Delaunay-Belleville.

Ce prototype construit à deux exemplaires par ce fabricant d’automobiles de luxe établi à St-Denis, près de Paris, reste énigmatique. D’aspect très soigné, il a une caisse en duralumin et un châssis en acier porté par deux essieux-moteurs, mais offre l’inconvénient d’un seul poste de conduite rend obligatoire son virage sur une place tournante après son arrivée dans une gare terminus, ce qui n’est pas toujours possible. La solution alléguée par le constructeur est d’acheter deux autorails et de les faire circuler en jumelage (donc avec deux conducteurs), attelés par leur extrémité dépourvue de poste de conduite… Échec et oubli garantis.

Autorail Delaunay-Belleville : un constructeur prestigieux dans l’automobile, mais qui échoue dans le ferroviaire.

Les « Charentaises » : un certain succès, mais pas immédiat.

Ces autorails doivent leur nom à leur entreprise constructrice, la « Société des Entreprises Charentaises ». Ce sont de petits appareils avec un poids de 8 t à vide et de 13 t en charge, de construction très légère avec une caisse en duralumin et un curieux châssis sur un bogie à l’avant et un essieu porteur à l’arrière, à un seul sens de marche. Mais si les prototypes du concours n’ont, on s’en doute, aucun succès, la firme mettra au point d’autres autorails de construction moins « artisanale », les fameux autorails dits « Pauline 2 » dont les réseaux de l’État, du PLM et du PO-Midi seront utilisateurs.

Autorail « Charentaises » dit « Pauline 2 » utilisé à partir de 1932 sur le réseau de l’État.
Autorail « Pauline » sur le réseau du PLM, au centre d’autorails d’Alès.
Autorail « Charentaises » dit « Pauline »du PO-Midi.

Mais tous ces modestes engins perdent très vite leur place médiatique au soleil, écrasés par l’ombre de l’arrivée très remarquée des couplages Bugatti engagés dès le 9 juillet sur la relation Paris – Clermont-Ferrand, effectuant à une moyenne de 100 km/h les 838 km de l’aller et retour chaque jour, attirant sur eux la gloire et la célébrité durables et affrontant avec efficacité le trafic des grandes lignes pour lesquelles l’autorail n’avait pas été initialement conçu. Ça, c’est de l’autorail !!!

Les syndicats : « L’autorail est une hérésie pour les réseaux français ».

« Ça, c’est de l’autorail » dites-vous ? Pas pour tout le monde. Les syndicats de cheminots, eux aussi, ont une position très marquée sur les autorails, pour ne pas dire « à l’encontre » de ces derniers. Durant ces difficiles années, justement, une conférence est organisée à Londres par la « Fédération Internationale des Ouvriers du Transport » en 1936, fédération groupant environ 900.000 cheminots du monde entier. La France y envoie des représentants mandatés par la « Fédération Nationale des Travailleurs des Chemins de fer de la France, des Colonies, et des Protectorats », ceci pour les réseaux PLM, PO, A-L et État.

La longue intervention de Josse, du PLM, est remarquée si l’on se fie au « Rapport du Congrès de la Conférence Internationale des Chemins de fer » Bibliothèque Nationale. Il est adversaire des autorails parce que la France dispose de charbon et d’électricité, d’une part, et, d’autre part, parce que l’autorail, fait pour augmenter la fréquence des dessertes, ne résout rien dans la mesure où « beaucoup de villes ne sont pas construites aux abords du chemin de fer » et où, donc, l’automobile est gagnante sur ce point. Augmenter la fréquence ne sert alors à rien dans la mesure où les heures d’affluence sont immuables : accoupler plusieurs autorails, en outre, revient à faire des trains… Pour concurrencer l’automobile, on rend le chemin de fer plus économique avec l’autorail, mais « on s’est tourné vers l’élément le plus compressible, à savoir le personnel de conduite. C’est l’ouvrier qui fait toujours les coûts de la bataille. L’autorail est une hérésie pour les réseaux français. »

En plus, l’autorail est dangereux parce que propice aux incendies. Il « shunte » mal les circuits de voie du fait des nombreuses pièces en caoutchouc dans la suspension, et il « shunte » mal les circuits de commande des passages à niveau automatiques ou les circuits de signalisation des passages à niveau non gardés.

Pour Josse, la traction électrique est l’avenir. Et, pouvons-nous ajouter, voilà un cheminot qui sait de quoi il parle. Mais ce mode de traction ne progresse pas « à cause du capitalisme »: « dans les conseils d’administration des réseaux siègent des représentants du patron et des mines ». On voit mieux les signaux depuis une locomotive électrique, il n’y a pas de fumées, et le courant électrique est bon marché.

Toutefois, un autre intervenant, Jarrignon, du comité exécutif de la Fédération Internationale des Ouvriers du Transport, reconnaît que les autorails ont augmenté les recettes voyageurs, ramené au rail un trafic perdu, réduit les dépenses d’entretien, augmenté les vitesses, réduit les coûts de personnel de conduite. Mais il reconnaît qu’il faut être vigilant sur la situation faite aux conducteurs d’autorail par rapport aux autres catégories de conducteurs.

L’intervention de Hardouin, du réseau de l’État, demande une redistribution des bénéfices apportés par la traction électrique à tous les cheminots et un salaire égal, pour les conducteurs électriciens, à celui des conducteurs vapeur, car le conducteur électricien « est seul et plus tendu, plus responsable ».

Ces arguments apportent d’intéressants éléments de réflexion et nous montrent que la traction électrique ou diesel n’est nullement vécue, sur le plan syndical, comme un progrès social parce que, justement, c’est un progrès technique incontestable qui, en réduisant la difficulté du travail et sa pénibilité physique, abroge du même coup les compensations matérielles induites. En outre, avec ce progrès technique, se profile, comme en d’autres temps et d’autres lieux, le risque de la réduction des effectifs.

Toutefois, le PLM mettra en place une organisation et une gestion du personnel pour ses autorails. D’après le « Bulletin PLM », au 1ᵉʳ août 1937, l’effectif des conducteurs d’autorails est de 326 agents, formés, pour la plupart, par l’ « École d’Application de la Traction de Dijon », dotée, pour sa section autorails, de quatre appareils et de nombreuses pièces de démonstration et une importante documentation technique.

Le PLM, ainsi que les autres réseaux, créeront des « Centres d’autorails » qui sont complètement séparés des dépôts de locomotives, possédant une station service, des équipes d’entretien, des équipes chargées des visites périodiques, des moyens de remisage et de lavage, des réservoirs et des distributeurs nécessaires de carburant, ainsi que de moyens de protection contre l’incendie.

Belle réussite, donc, d’un moyen de transport ayant de plus en plus les faveurs de la clientèle (30 000 km journaliers au début de l’été 1937), due notamment à sa régularité et sa fiabilité (1,5 panne par 100 000 km pour les six premiers mois de 1937, contre 2,3 en 1936 et 4 en 1935).

Raoul Dautry, promoteur de l’autorail.

Si le PLM est certes le premier réseau à donner leurs chances aux autorails, le Directeur général du réseau de l’État, Raoul Dautry, est un homme qui en assure la promotion et essaie de redresser une image de marque encore peu favorable au début des années 1930. Il fera du réseau de l’État un grand utilisateur d’autorails. Il publie, dans l’ « Européen » du 18 septembre 1931, un article de fond qui est une véritable profession de foi en faveur de l’autorail, en démontrant que des autorails rapides, légers, circulant avec des horaires fréquents, ramèneraient au chemin de fer la clientèle qui vient de le fuir, tout en réduisant les dépenses. Dautry se battra pour les autorails et gagnera notamment en donnant à Bugatti les premières occasions de triompher avec des records qui feront date.

Les autorails : pas faciles, non plus, pour les comptables…

Dès le milieu des années 1930, la cause des autorails est gagnée, grâce à des appareils lourds, robustes, puissants, fournis par d’excellents constructeurs qui ont bien intégré le cahier des charges et les contraintes du monde ferroviaire : Renault en premier lieu, mais aussi ADN, De Dietrich, Decauville, Bugatti, etc. en attendant que la SNCF, après la Seconde Guerre mondiale, reprenne elle-même le flambeau.

Mais, avec les constructeurs d’autorails, les réseaux des années 1930 vont apprendre à nouer des relations avec des gens qui ne sont pas inscrites dans la grande tradition du chemin de fer, à la manière de la SACM, de Cail ou de Corpet-Louvet… Les choses ne sont pas toujours faciles, car il y a des différences professionnelles et culturelles, des usages comptables différents, un sens de la parole respectée pour les délais assez élastique…

Il faut dire que la situation entre le chemin de fer français et « son » industrie est à la fois simple et complexe. Simple parce que, à première vue, il s’agit d’un marché à client unique que l’on serait tenté de comparer à celui de l’armée et de ses fournisseurs attitrés. Complexe puisque, en fait, il ne s’agit ni d’un côté, ni de l’autre, de l’État : les réseaux, puis la SNCF, sont une entreprise se fournissant auprès d’autres entreprises. Nous restons dans le pur domaine du privé et, en principe, dans celui du jeu de l’offre et de la demande libres obéissant aux lois du marché concurrentiel. C’est un marché important, mais non régulé par les lois de la consommation de masse, puisque, en dépit de sommes considérables mises en jeu, il s’agit de produits en nombre restreint. Mais, au 19 siècle et pour les premières décennies du 20, une confiance règne, grâce à une longue tradition commune.

L’autorail, créateur d’un nouvel esprit ?

Avec les constructeurs automobiles, les réseaux vont apprendre à négocier autrement et à ne pas se laisser faire question promesses et délais… Par exemple, le 9 mai 1938, la SNCF signe un marché avec la firme Bugatti pour la construction d’autorails de 400 ch. C’est un marché de gré à gré dans lequel la région sud-est de la SNCF, héritière du PLM, traite directement avec le prestigieux constructeur alsacien. Ettore Bugatti a su convaincre quelques années auparavant Raoul Dautry, Directeur Général du réseau de l’État, de la valeur des autorails Bugatti, puis il a pu se faire une clientèle auprès des autres réseaux. Mais en 1938, il faut désormais appliquer les conditions du décret du 30 octobre 1936 régissant les marchés de l’État et des collectivités publiques, chose qui n’entre guère dans les pratiques d’un constructeur d’automobiles de luxe… Le prix de l’autorail est ferme avec un montant de 1.350.000 F, mais la SNCF en paie 5/10 à la réception usine, 4/10 à la « réception provisoire » et 1/10ᵉ après une année de fonctionnement. Les choses vont se détériorer entre Bugatti et la SNCF du fait de retards de livraison, de pannes en service, et surtout de demandes d’avances financières par un Bugatti en délicatesse auprès des banques. Et la SNCF, chat échaudé craignant l’eau froide désormais, utilisera un système qui restera en vigueur pour les fabricants futurs, payant le produit par tranches :

  • 30 % à la constatation des approvisionnements de matières premières en usine.
  • 20 % à la constatation des pièces forgées, des ébauches traitées, etc.
  • 20 % à la constatation de l’achèvement des moteurs et des embrayages.
  • 10 % à la constatation de l’achèvement de la caisse et du gros œuvre.
  • 10 % à la signature du PV d’essai et réception provisoire.
  • 10 % après une année de service en ligne.

La même rigueur se trouvera appliquée à Alsthom (futur Alstom) le 4 février 1939 pour un marché de locomotives 2D2, avec approbation préalable de dessins, interdiction de sous-traiter, approvisionnement auprès de fournisseurs agréés SNCF, surveillance SNCF en cours de construction, responsabilité totale du constructeur en cas de retard, pénalités de 1/1000ᵉ du prix (5.300.000 F) par jour de retard durant les 20 premières semaines après date de livraison prévue, puis 2/1000ᵉ ensuite, mais avec une limitation à 10 du prix total quand même… Le prix peut aussi être baissé en fonction du kilométrage parcouru entre les révisions : la baisse peut atteindre 5 % s’il faut réviser seulement tous les 90 000 km. Mais la SNCF ne paie toutes les sommes dues (voir les tranches ci-dessus) que par termes échus à 30 jours après les constatations.

L’ère des autorails des années 1930 aura, pour le moins, laissé derrière elle cette politique dure et méfiante, mais justifiée – ce qui, dans le monde des chemins de fer, n’aura pas, non plus, joué en faveur de l’image des autorails puisque toutes ces tracasseries financières sont nées avec eux. Mais, à la création de la SNCF, le réseau ferré national est, de très loin, le plus grand utilisateur d’autorails du monde avec un parc en service dépassant 800 exemplaires, notamment sur les relations rapides et à grande distance sur les grandes lignes. Nous sommes loin, très loin, des débuts prévus pour de modestes relations locales et régionales et sur des lignes secondaires.


2 réflexions sur « Le concours d’autorails du PLM en 1932 : l’arrivée des mal-aimés. »

  1. André & Joelle Nouguier 17 septembre 2021 — 13 h 57 min

    Bonjour, Je suis toujours lecteurs après vous. Cet article tombe dans mon intérêt de prédilection principal. J’ai vu les photos des autorails à leur débuts et le diagramme du VH. Se pourrait-il que vous puissiez me fournir une copie de ces documents dans une définition plus grande ? Ces documents seront pour un usage strictement personnel, sans diffusion. Je vous remercie d’avance quelque soit la décision. Cordialement, André

    Garanti sans virus. http://www.avast.com

    1. Cher André, je scanne tous mes documents en basse définition (BD), car en HD cela demande un temps énorme pour scanner des documents qui peuvent atteindre 50 mégas. Donc tout ce que je mets sur « trainconsultant » est en BD. Pour les éditeurs, ou la SNCF, qui me commandent, à des fins de publication et les paient, des documents qu’ils ont choisis en BD, alors je ressors les originaux (maro plus de 46000 pages de livres, revues, etc) et je passe du temps à les scanner en HD et ces documents ont de la valeur et je ne désire pas qu’ils circulent ailleurs que chez ces éditeurs ou institutions, ce qui est le cas. Sur « trainconsultant » vous pouvez librement extraire les illustrations et les textes pour un usage personnel. Je peux, si vous voulez, prendre du temps pour vous en transmettre quelques uns en BD d’origine, sachant que, à mon avis, le passage sur un site-web peut encore plus réduire la définition, c’est possible. Bien à vous, bien cordialement, Clive

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