La SNCF des années 1940 : “le gaz des forêts à la conquête du rail”.

Dès ses premières années d’existence, le chemin de fer utilise le cheval puis la locomotive à vapeur. Mais, hélas, la vapeur, c’est le charbon, et ce mode de traction crée beaucoup de contraintes, notamment en matière de coûts élevés, d’utilisation et d’entretien difficiles, de faible rendement. Les ingénieurs se mettent à penser en termes de changement.

Plusieurs types de changements essaieront leur révolution : le plus marquant est le passage progressif à la traction électrique, motivé certes par le problème du coût du charbon, mais surtout associé à des raisons économiques ou politiques comme l’indépendance énergétique nationale. D’autres seront issus du manque de ressources nationales, comme le passage à la traction diesel dans les pays neufs avec l’abandon du charbon chèrement importé et totalement absent du sous-sol local. D’autres, enfin, sont liés à une pénurie temporaire, mais très dure, créée par la guerre, et sont souvent les plus novateurs : recherche de carburants nouveaux (au moins pour le chemin de fer) comme le gaz de ville comprimé, l’alcool lampant, le gazogène…

Enfin, ce qui est caractéristique de notre époque, on voit apparaître ou réapparaître un type de changement provoqué par le souci de l’environnement, soit devant la crainte d’un épuisement de ressources et d’un déséquilibre qui en résulterait, soit par souci de ne pas (ou moins) polluer, ici aussi avec la crainte des conséquences, à plus lointain terme, d’un déséquilibre climatique.

Ces formes multiples se sont succédées dans le temps, souvent avec des retours inattendus sur le devant de la scène.

La mode du « bi-mode » pétrole et charbon.

Outre d’être à la pointe de l’actualité ferroviaire et d’être une référence technique, la Revue Générale des Chemins de Fer (RGCF) offre, pour l’historien, d’être un fidèle reflet des opinions des ingénieurs et des pratiques professionnelles de l’ensemble du monde des cheminots depuis plus de 140 ans. Et dès 1879, la question de la rareté possible du charbon est posée, jointe à celle de la nécessité de trouver d’autres sources d’énergie pour la traction. De nombreux articles parus dans la RGCF dès octobre 1879 page 313, de juillet 1884 page 57, de janvier 1885 page 58 et de novembre 1888 page 333, traitent déjà de la question du charbon et de son coût élevé, et des techniques de son utilisation économique.

Le pétrole est une alternative proposée dès les années qui suivent la guerre franco-prussienne de 1870, ceci bien avant, donc, l’expansion du moteur à combustion interne dans l’automobile. Rappelons que, en 1910, un tiers du parc automobile français roule au pétrole, le reste étant, à parts égales, soit à la vapeur, soit à l’électricité – cette dernière étant stockée dans des batteries. On n’en est pas encore là, avec de tels chiffres pour ce qui est des automobiles électriques, en 2021, et on n’y sera jamais pour les automobiles à vapeur… encore que les écologistes n’ont pas encore découvert tout ce que le passé peut cacher à leurs yeux ébahis.

Le chemin de fer se positionne donc comme le premier utilisateur, chronologiquement, du pétrole comme source d’énergie pour le transport. La première impulsion ne vient pas de France ou des pays de l’Europe occidentale, mais bien de pays « neufs » et riches en pétrole, comme la Russie ou les États-Unis d’Amérique. Thomas Urquart, ingénieur sur le réseau russe, décrit, dans la RGCF, le système de chauffage des locomotives du chemin de fer du Griazi-Tsaritzin. Le chemin de fer du Pennsylvania Railroad fait à la même époque des essais de chauffage des locomotives par l’huile minérale, en s’inspirant de la pratique de Thomas Urquart dont les expériences sont décrites dans le Journal of The Franklin Institute. Année 1888, p. 81.

Toutefois, toujours d’après la RGCF, qui cite la revue britannique « The Engineering », la première utilisation du pétrole en matière de chauffe des locomotives à vapeur a été appliquée par un ingénieur britannique : il s’agit de James Holden, mais dans des foyers de chaudières de machines à vapeur fixes, et sans, pour autant, éliminer la chauffe au charbon : les deux combustibles sont utilisés d’une manière combinée, avec passage de l’un à l’autre selon le cahier des charges imposé.

Une première chaudière mixte charbon et pétrole est essayée dans l’usine à gaz du système Pintsch, annexée aux ateliers du réseau du Great Eastern Railway à Stratford sur une chaudière du système Cornish, et une chaudière système Cornish est installée dans l’imprimerie de la Compagnie du Great Eastern Railway. Mais, ensuite, d’autres chaudières, cette fois, de locomotives, sont essayées dans les ateliers de construction de wagons de la même compagnie à Stratford.

Dans le cas de la chaudière de l’imprimerie, les ingénieurs du Great Eastern Railway britannique notent des observations comparatives sur l’emploi du système de chauffage mixte et du chauffage avec le charbon seul. Pour une durée d’observation de 100 heures, on obtient, pour une houille seule à 13, 15 francs la tonne, une consommation de 5.512 kg pour le prix de 75,80 francs. En utilisation mixte, on consomme 872 kg de houille à 13,75 francs la tonne, plus 667 kg de coke à 11,85 francs, et 1593 kg de « goudron » à 15,60 francs, soit un total de 48,95 francs. L’économie en faveur du système mixte de chauffage est de 31,85 francs. L’économie est donc considérable, la dépense n’étant que de 57,98 % de celle en houille seule. L’auteur de l’article paru dans la RGCF constate aussi que, pour les chaudières des machines fixes, l’économie «  paraît être plus grande que pour les chaudières des locomotives ».

Chauffe au pétrole, système Holden, au Royaume-Uni, en 1888. Le petit réservoir à pétrole “P” laisse autour de lui beaucoup de place libre dans la soute à charbon.

Le pétrole : économique, donc ? Eh bien…

Le système de James Holden consiste à injecter, par-dessus une couche de charbon étalée sur la grille, une bruine de pétrole qui se répand en fines gouttelettes. Le pétrole est aspiré par deux injecteurs utilisant la dépression créée par un jet de vapeur et formant des diffuseurs enveloppant le pétrole d’un « tourbillon d’air et de vapeur qui en assurent la combustion parfaite et fumivore » d’après les termes mêmes de la RGCF : « On ne maintient sur la grille qu’un feu en couche très mince, allure que l’on facilite en étendant sur la grille, au départ, des morceaux de chaux. On marche au pétrole avec le cendrier presque fermé et la porte ouverte, l’air fourni par le souffleur et aspiré au travers des persiennes de la porte suffit à peu près entièrement à la combustion ».

L’échappement, qui doit être très doux, exige un élargissement des tuyères. Sur l’une des locomotives expérimentées par James Holden, il a fallu augmenter le diamètre de la tuyère, et pourvoir la boite à fumée de clapets de rentrée d’air permettant d’en diminuer le tirage en admettant de l’air au bas de la cheminée. En outre, la compagnie demande la faculté de marcher à volonté au charbon seul ou au mélange charbon et pétrole, donc le mécanicien doit pouvoir remplacer, au moyen d’un levier, la tuyère spéciale du chauffage mixte par une tuyère ordinaire.

La locomotive N°193, à roues couplées de 1600 mm de diamètre, fonctionne avec l’appareil Holden depuis le mois de mars 1887, quand la description de l’expérience est faite en novembre 1888 dans la RGCF, et elle fait le service des trains de voyageurs soit avec quinze petites voitures à deux essieux sur les lignes de banlieue comportant de nombreux arrêts, soit avec une douzaine de voitures plus lourdes sur la grande ligne.

Les ingénieurs du Great Eastern Railway notent que, avec le pétrole, la pression se maintient mieux, la mise en charge est très rapide, et on atteint, au dépôt, une pression de 9 kg/cm² en une dizaine de minutes. La machine est pourvue d’un réservoir à combustible liquide de 953 litres de capacité : cette quantité suffit en général pour un parcours de 320 km, en sachant que la quantité consommée varie naturellement avec la nature et le poids du train remorqué. On dépense, en moyenne, par train-kilomètre, 2,597 kg de charbon et 3,12 kg d’un mélange de 2/3 de goudron des usines à gaz et de 1/3 d’huile de créosote. Ce mélange brûle, comme le pétrole ordinaire, sans aucune fumée.

Un essai comparatif exécuté pendant six jours, du 12 au 20 juillet 1888, avec la locomotive n° 193, marchant au système Holden, pétrole plus charbon, et la machine n° 194, semblable, mais marchant au seul charbon, a prouvé une dépense par train kilomètre de 0,1425 francs avec le système mixte, et de 0,1456 francs avec le charbon seul.

Mais, conclut l’auteur de l’article, même si cette économie est insignifiante, on ne doit pas perdre de vue que le prix du pétrole est en train de baisser d’une manière continuelle et que le système Holden permet un retour immédiat au seul charbon si le cours du pétrole venait à augmenter. Ajoutons que c’est fort bien vu, et c’est ce qui se passera pendant un siècle et jusqu’en 1973 ! Ce visionnaire aurait pu faire un excellent ministre de l’économie et des finances…

Locomotive articulée Garratt 030+030 à chauffe au pétrole sur le réseau du Congo en 1913. Un tender contient l’eau et l’autre le pétrole.
Locomotive-tender type 220 à chauffe au pétrole sur le réseau de la Malaisie en 1889.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le chemin de fer se retrouve face au problème de l’énergie.

Les essais de chauffe au pétrole de locomotives à vapeur des années 1880 ne donnant pas, sur le plan économique, les résultats escomptés, les ingénieurs se tourneront vers d’autres solutions pour réduire la dépense en charbon, sans en abandonner le principe même et en le perfectionnant, comme le compoundage, la surchauffe, le réchauffage de l’eau d’alimentation.

Mais la Première Guerre mondiale a enseigné aux différentes nations les aléas de la dépendance énergétique de l’étranger, les aléas aussi des coûts ou même des interruptions des voies de navigation internationales. Il est temps, au début des années 1920, de prendre de grandes décisions.

« L’utilisation des combustibles sur les locomotives, a, de tout temps, été au premier rang des préoccupations des réseaux de Chemins fer français, car la dépense de charbon a toujours présenté, pour eux, une part particulièrement importante des dépenses totales, à cause du prix relativement élevé atteint, même autrefois, par le charbon en France » : voilà comment l’ingénieur en chef adjoint du Matériel et de la Traction du réseau du PO, un certain De Buysson, introduit, dans le numéro d’août 1921 de la RGCF, un brillant article sur le prix du charbon.

La production française d’avant-guerre est de 42 millions de tonnes, ce qui ne représente que les 2/3 de la consommation totale du pays qui est de 63 millions. Il faut donc avoir recours à l’importation de charbons étrangers qui se trouvent grevés de frais de transport importants. La majorité de ces charbons importés sont de provenance anglaise, le reste étant allemand ou belge. Le charbon américain ne peut être utilisé en Fiance, du moins en quantité importante, du fait du coût du transport. Mais les conditions d’exploitation des mines françaises sont peu favorables avec des couches à grande profondeur et souvent de faible épaisseur, ce qui donne une extraction plus onéreuse que dans certains pays de grande production, notamment aux États-Unis. Aussi, en 1912, le prix moyen de revient des charbons utilisés par les chemins de fer français atteint de 18 à 19 francs la tonne sur wagons, et 21 et 22 francs rendus sur le tender, sans compter les prix de transport et de chargement.

En 1914, à la veille de la guerre, ces prix avaient subi une hausse de 3 ou 4 francs. À cette époque, la dépense du combustible représentait, pour les réseaux français, environ 1/6ᵉ de leurs dépenses totales. La guerre ne fait qu’aggraver cette situation, avec la destruction systématique des mines du Nord et du Pas-de-Calais « faite par les Allemands sans aucune nécessité et dans le seul but de détruire l’industrie française », a privé la Fiance pour plusieurs années d’une partie de ses ressources nationales (soit la moitié en 1920). L’augmentation énorme des frets maritimes et la crise ont porté le prix des charbons d’importation à plus de 400 francs la tonne (soit plus de 20 fois les prix d’avant-guerre).

La moyenne du prix des charbons français et des charbons importés a atteint, dans le milieu de 1920, plus de 250 francs la tonne. L’augmentation de prix a d’ailleurs été accompagnée d’une diminution de la qualité du charbon, avec augmentation de la teneur en cendres qui était de 8 à 10 % avant la Première Guerre mondiale, est montée à près de 17 % après la guerre, ce qui a provoqué une augmentation de la consommation. Aussi, les dépenses de combustibles représentent en 1920, pour les réseaux français, près de 15 fois les dépenses d’avant-guerre et une part de 35 à 40 % de leurs dépenses totales. Les réseaux ferrés français de l’époque se trouvent donc dans une position invivable qui, jointe aux effets des crises des années 1920 et 1930, les conduira rapidement dans une impasse financière dont la seule issue possible sera la création, en quelques mois de l’année 1937, de la SNCF.

En attendant, la locomotive à vapeur, jusque-là se plaçant comme seule solution technique viable, est bien condamnée non pour un manque de performances, non pour un entretien lourd qui la rend peu disponible, mais bel et bien pour un prix du charbon devenu totalement invivable sur le plan comptable.

L’électrification apparaît alors, à cette époque, comme une alternative, et la Suisse voit dans une électrification intégrale de son réseau la seule possibilité de garantir son indépendance énergétique nationale, donc sa neutralité diplomatique. La Suisse aura, à la fin des années 1930, un réseau presque intégralement électrifié.

Mieux que le pétrole : en 1907, il y a le pétrole lampant.

À la page 272 du numéro de septembre 1907 de la RGCF paraît un des tout premiers articles de la revue consacrés à un autre mode de traction que la vapeur ou l’électricité, celui utilisant le moteur à combustion interne qui, désormais, se fait une modeste place dans le monde ferroviaire. Il s’agit d’une « petite locomotive pétroléo-électrique » belge construite par la firme Pieper, pesant 20 tonnes, capable d’un effort de 2 tonnes à une vitesse n’excédant pas 6 km/h, équipée d’un moteur capable de fournir 40 chevaux entre 300 et 1000 tours, et d’une « dynamo » actionnant les roues motrices. Une batterie de 88 accumulateurs Tudor permet le démarrage du moteur à pétrole avec la « dynamo » qui, alors, joue le rôle de démarreur avant le devenir le moteur de traction de l’engin. Le moteur ne marche pas au super, et encore moins à l’ « essence ordinaire pour automobiles », mais bien au « pétrole lampant » dont le coût est bien moindre. Les fortes compressions, nécessaires pour l’utilisation de ce carburant rudimentaire, sont vaincues par la puissance de la dynamo faisant office de démarreur, et par la quantité de batteries qui, en plus, permettent un fonctionnement direct sans le moteur à combustion interne, pour des manœuvres de courte durée. Un fait intéressant est que, quand une grande puissance est nécessaire, la dynamo vient ajouter sa force à celle du moteur à combustion, et quand la puissance demandée décroit et passe en dessous de 40 chevaux, la dynamo fonctionne automatiquement en génératrice et recharge les batteries. Le moteur se conduit en jouant sur l’avance à l’allumage. Le sens de marche de la locomotive est déterminé par un inverseur à roues dentées à commande électromagnétique. La transmission aux roues motrices se fait par engrenages réducteurs puis par bielles, comme on peut le voir sur le dessin ci-contre.

La locomotive (ou plutôt le locotracteur) Belge de 1907 fonctionnant au pétrole. C’est le premier engin de traction qui ne soit ni à la vapeur ni à l’électricité traité dans la RGCF.

Le gaz comprimé, l’alcool, et les gazogènes sont les nouveaux alliés de la SNCF.

Avec la Seconde Guerre mondiale, la révolution énergétique et l’essai de nouveaux modes de traction devient un genre obligé, la France étant en pénurie de charbon par paralysie des voies maritimes, et souvent aussi la production électrique nationale connaît plutôt des bas que des hauts. On abandonne la politique de réduction des coûts, puisqu’il n’y a plus rien à dépenser, et l’on passe à une véritable politique d’innovation et de recherche, mais il ne s’agit nullement d’une action menée avec un souci de protection de l’environnement comme c’est le cas il y a quelques années avec le B30. Il s’agit, plus prosaïquement, de survivre avec les moyens du bord sur un navire en perdition…

Charles Tourneur fait le point dans un important article paru dans le numéro de mai-juin de la RGCF en 1942.

Il est inutile de présenter Charles Tourneur : né en 1899, décédé en 1975, cet ingénieur est spécialiste de la traction diesel de ligne à la direction du matériel du réseau PLM, puis à la DEA (Division des Etudes d’Autorails) de la SNCF. Il est un des promoteurs de la traction diesel en France, mais il va aussi utiliser d’autres solutions que la traction diesel. On commence à voir circuler, pendant la guerre, des camions et des camionnettes dont la vocation semble être de transporter une quantité considérable de bouteilles de gaz : mais ce n’est pas le cas, et ces véhicules transportent ce qu’ils peuvent, tandis que ces bouteilles, lourdes et encombrantes, sont là pour faire fonctionner le moteur et contiennent du « gaz de ville », et ne permettent pas que l’on s’éloigne des stations de compression, les bouteilles se vidant rapidement. La RGCF de mai-juin 1942, qui décrit le procédé, fait remarquer avec une ironie à peine dissimulée qu’une bouteille de « gaz de ville » de 50 litres et pesant 100 kg chargée équivaut « pratiquement » à … 5 litres d’essence ! La SNCF songe à ce système pour ses locotracteurs, mais se limitera à la transformation d’un seul d’entre eux, et encore est-ce en abandonnant le « gaz de ville » pour du « gaz riche comprimé » avec 76 % de méthane et 2,5 % d’éthylène, et obtenu comme sous-produit de la fabrication de l’essence synthétique. Basé à Liévin où il y a une cokerie avec une station de compression, cet engin n’a jamais brillé par sa présence.

Quant à l’alcool, les résultats semblent nettement prometteurs. D’après la RGCF de mai-juin 1942, « le carburant est assez facilement utilisable dans les moteurs à carburation, moyennant l’adaptation d’un carburateur spécial, avec réchauffage, et la perte de puissance, par rapport à la marche à l’essence, est négligeable, si on a la possibilité d’augmenter le taux de compression. En raison du plus faible pouvoir calorifique de l’alcool, la consommation en volume est augmentée d’environ 50 % quand on ne modifie pas le taux de compression ».

Les recherches de Louis Libault.

C’est pendant la Première Guerre mondiale que Louis Libault voit pour la première fois un véhicule équipé de gazogène. Cela lui donne l’idée, une fois la paix revenue, de s’intéresser au procédé et de l’améliorer. Si les gazogènes peuvent fonctionner au bois, ou au charbon de bois, ou au charbon, Libault choisit une source d’énergie nationale et disponible, à savoir le bois et le charbon de bois. Il fait des essais comparatifs menées dans son entreprise située à Plagny dans la Nièvre, département très boisé, et choisit le charbon de bois. Il remarque en effet que le gazogène à bois nécessite une épuration parfaite de l’eau et des goudrons produits par la combustion, et que celle-ci ne peut se faire que dans un appareillage encombrant, lourd et coûteux. D’autre part, si le bois est relativement bon marché, la manutention, le sciage en petits morceaux, le stockage pour le sécher en font un combustible plus cher que le charbon de bois. Le charbon de bois est plus facile à transporter, et pour remplacer 5 litres d’essence, il faut utiliser 12 kg de bois et seulement 6 kg de charbon de bois. Louis Libault nomme son procédé « Le Gazauto » et la mise au point est terminée en 1936, ceci sans ingénieur et sans bureau d’études.

En 1940, du fait de la guerre et de la pénurie de pétrole, le gouvernement s’intéresse aux gazogènes et crée un service qui dépend de la Direction des industries mécaniques et électriques du Secrétariat d’État à la production industrielle. La fabrication et l’utilisation du gazogène qui, jusque-là, ne sont pas réglementées, le seront par la loi du 27 août 1940 sur la circulation automobile (Journal Officiel du 30 août 1940) qui sera suivie de décrets.

Une “Traction avant” Citroën équipée pour le gazogène dans les années 1940. Aujourd’hui on pourrait toujours aller garer cet engin sous les fenêtrés de Mme Hidalgo en alléguant que cela pollue moins que le diesel, ce qui resterait à démontrer car, avec ce qui est devant la voiture, il y a aussi derrière un nuage noir peu discret et dense.
Autocar Renault YFP à gazogène installé à l’arrière. Cet autocar est sans doute au départ de Paris et sur une des très nombreuses lignes Renault de l’Ile-de-France dans les années 1940.
Camionnette 402 Peugeot équipée d’un gazogène logé derrière la cabine, disposition courante à l’époque pour les utilitaires afin de ne pas gêner le chargement et le déchargement qui se font toujours par l’arrière. La transformation n’est pas aisée à réaliser, dans un angle de la partie la plus utile du véhicule.

La SNCF, elle, n’attend pas la guerre pour faire des recherches.

La SNCF n’a cependant pas attendu la guerre pour faire des essais très suivis et sur parc de 570 draisines utilisées pour l’entretien des voies avant la Seconde Guerre mondiale, 40 fonctionnent déjà à l’alcool. La RGCF cite aussi l’exemple d’un autorail Bugatti, alimenté à l’alcool avant la Seconde Guerre mondiale, et qui avait fonctionné dans de bonnes conditions. Toutefois, seul le prix relativement élevé de la calorie-alcool avait fait renoncer à l’extension de ce mode d’alimentation, qui pouvait être avantageusement repris si les disponibilités en alcool redevenaient suffisantes. Aussitôt après l’armistice, 320 autres draisines et quelques véhicules routiers sont équipés pour fonctionner avec ce carburant, de façon à utiliser au maximum les allocations d’alcool carburant distribués avec parcimonie dans les mois qui suivent la libération, notamment en utilisant des pompes d’injection à la place des carburateurs, de façon à réduire la consommation.

La situation de pénurie croissante de ce carburant, cependant, rend utopique l’équipement d’un nombre plus important de camions, et certains locotracteurs, prévus pour être transformés, ne le seront pas.

La SNCF sait donc de quel bois elle se chauffe.

Pour pallier la pénurie de carburants liquides, la SNCF fait comme beaucoup d’autres usagers avec leurs automobiles et leurs poids-lourds, et fait appel aux gazogènes à charbon de bois. Ce système peut être facilement monté sur une partie de ses véhicules routiers.

Mais, dès avant la Seconde Guerre mondiale, la SNCF a bien expérimenté, en 1937-1938, des appareils gazogène relativement puissants sur quelques autorails. Mais, comme le charbon tout court, le charbon de bois n’abonde pas. Et, devant les besoins considérables du pays en charbon de bois, la SNCF apprend qu’elle ne peut guère faire appel au marché intérieur et qu’il lui faut mettre au point sa propre production de charbon de bois, obtenu par la carbonisation des vieilles traverses, ainsi que par l’exploitation des nombreux taillis répartis dans les emprises du chemin de fer.

La fabrication du charbon de bois à partir des vieilles traverses retirées des voies est mise au point dès 1936, par un certain M. Guillaume, alors fonctionnaire du Service des Bois du réseau de l’Est précise la RGCF, et deux usines équipées avec des fours GEKA, eux aussi conçus par M. Guillaume, sont mises en service avant la Seconde Guerre mondiale près de St-Dizier et de Tours. La capacité annuelle totale de production des deux usines, dotées chacune de six fours, est d’environ 1100 tonnes de charbon de bois, obtenu avec un rendement réel un peu supérieur à 20 %. La RGCF fait remarquer que, en raison de la bonne qualité des bois de traverses et de leur imprégnation, le pouvoir calorifique du charbon obtenu est élevé (environ 7 500 calories/kg) : la créosote, donc (et dont on préfère ne plus actuellement, étaler ses vertus) est parée, en fin de cycle de vie, de la vertu d’être un excellent carburant…

Afin de doubler les disponibilités, deux autres usines, sensiblement identiques aux précédentes et mises en service près de Brive et de Lyon. La répartition géographique de ces quatre usines, et d’un petit centre de carbonisation de traverses prévu par la SNCF dans ses ateliers de Moulin-Neuf, permet de disposer en 1942 de 2 500 t environ de charbon, ce qui correspond approximativement à 1100 t d’essence. Mais comme les travaux de renouvellement des voies sont réduits à leur minimum – guerre oblige – la SNCF ne peut, à l’époque, envisager d’étendre l’utilisation de ce carburant faute d’anciennes traverses pour le produire.

Toutefois, il reste encore du bois à récupérer. C’est ainsi que des fours de carbonisation sont installés dans les principaux ateliers de réparation de matériel roulant, pour traiter les bois de démolition, ce qui permet d’ajouter un modeste 500 tonnes de production annuelle du charbon de bois aux 2500 tonnes déjà obtenus par le recyclage des traverses.

Même les taillis sont mis à contribution.

Toujours dans ces années 1942 à 1944, la SNCF se préoccupe de la récupération des bois des taillis situés dans les emprises du chemin de fer. Mais ce n’est pas une chose facile, car la diversité des essences à traiter et, surtout, de la grande dispersion des zones boisées, compliquent les choses et pèsent sur le rendement.

Si aujourd’hui on “décarbonise” à tour de bras, à l’époque une dizaine de chantiers de carbonisation, dotés chacun d’une batterie de 4 à 8 fours Magnein, sont ouverts dès le printemps 1942 sur la région de l’Ouest. Ils sont établis dans des gares-centres, où les bois sont rassemblés. Un train de carbonisation, constitué de fours montés sur des wagons, plus un wagon-dortoir et un wagon-stockage, est utilisé dans les gares où les disponibilités de bois sont trop faibles pour justifier l’installation d’une batterie de quatre fours à demeure. La production annuelle de ces installations est d’environ 1200 tonnes de charbon et, en raison des bons résultats obtenus, selon la RGCF, cette production sera très sensiblement augmentée à partir de 1943 par l’exploitation des taillis d’autres régions.

Toutefois, devant l’insuffisance de la production du charbon de bois de forêt et des difficultés que présente l’industrialisation de cette production, en vue, notamment, de la récupération des sous- produits, les pouvoirs publics de l’époque orientent les utilisateurs vers les gazogènes à bois. Directement « visée » par cette incitation officielle, la SNCF montre bien que, sur le terrain, l’enfer de la réalité est pavé de bonnes intentions officielles et si elle essaie d’utiliser directement ce combustible lorsqu’elle a la possibilité de l’obtenir facilement sous une forme utilisable avec des déchets des scieries de ses ateliers, par contre, elle se heurte au problème du traitement de ses vieilles traverses et de ses bois de démolition de matériel roulant, dont le débitage industriel est rendu impossible par la présence de clous, de ferrailles, et même de cailloux. D’autre part, l’exploitation des taillis répartis le long des voies soulève de délicats problèmes de manutention, qui seraient aggravés s’il fallait transporter du bois au lieu du charbon de bois. Enfin, cerise sur le gâteau, les gazogènes à bois exigent un combustible relativement sec, stocké depuis plusieurs mois, ce qui vient compliquer encore l’organisation des approvisionnements et augmenter sensiblement les délais de transformation du matériel,

La SNCF préfère le gazogène à charbon au gazogène à bois.  

Pendant les années 1940, parc de véhicules routiers appartenant à la SNCF atteint près de 600 unités et est surtout constitué par des camions et des camionnettes assurant les services de factage et la desserte des établissements du chemin de fer. Compte tenu des caractéristiques de ces véhicules, la SNCF peut 220 véhicules environ avec des gazogènes, dont 30 environ avec un gazogène à bois.

De même, un parc de 102 draisines pour l’entretien des voies a été muni de gazogènes à charbon de bois, ceci à la suite d’essais commencés au début de 1940. L’équipement d’une deuxième tranche est à l’étude en 1942, pour l’équipement d’approximativement 250 draisines, de sorte que 65 % environ du parc de ces engins moteurs accepteront des carburants de remplacement, sans compter un certain nombre de véhicules routiers et de draisines à moteur de faible puissance.

Charles Tourneur, auteur de l’article de la RGCF de mai-juin 1942, écrit « En ce qui concerne les locotracteurs de manœuvre dont les puissances s’échelonnent entre 50 et 200 ch., les adaptations de gazogènes n’ont pu être réalisées aussi facilement. Quelques applications effectuées sur des engins de 50 à 80 ch. desservant des ateliers, où l’utilisation des appareils est relativement continue, n’ont pas présenté de difficultés particulières, mais il n’en a pas été de même pour les nombreux locotracteurs plus puissants affectés aux manœuvres dans les gares, dont le service est généralement très intermittent. Sur ces engins, quelques réalisations effectuées à titre d’essai font encore l’objet de parachèvements, mais elles permettront sans aucun doute, avec l’expérience acquise, de réaliser de plus nombreuses applications en 1942 ».

L’expérience a été déjà acquise en 1937, trois autorails de 270 ch. à bogies, spécialement construits pour la marche avec gazogène à charbon de bois. Cinq autres du même type sont en cours de livraison en 1942. Ils comportent un gazogène Panhard à charbon de bois et un moteur à douze cylindres en V de 140 × 160 mm, tournant à 1750 tr/mn, dérivé du moteur Panhard de 400 ch. à carburation qui équipe des autorails Michelin.

Afin de permettre l’adaptation de gazogènes à de nombreux autorails diesel existants, la SNCF procède à des essais de marche au gaz avec des autorails ABJ à moteur diesel Renault de 300 ch., qui ont été transformés pour la marche directe au gaz, ou pour la marche mixte. Le moteur est transformé pour la marche directe au gaz par modification du taux de compression (réduit à 10 au lieu de 15,5), avec installation d’un allumage par bougies, et enfin l’adjonction d’un mélangeur. La puissance développée est de 235 ch. Un petit carburateur permet la marche à l’essence pendant les manœuvres.

Sur le moteur transformé pour la marche mixte, on s’est borné à monter un mélangeur et à modifier les organes de régulation, l’allumage continuant à être assuré par une injection réduite de gazole. La puissance est de 285 ch., avec une consommation de gazole de l’ordre de 25 % de celle correspondant à la marche diesel classique.

Autorail diesel classique type ABJ Renault avant la guerre, vu lors d’une sortie d’ingénieurs presque tous en chapeau, et dont l’un est accompagné de Madame, sans nul doute le plus gradé hiérarchiquement, et en chapeau lui aussi.
Le même type d’autorail, mais dans des circonstances moins glorieuses et adapté pour le gazogène.
Autorail De Dietrich, lors d’essais en 1940, ici vu en gare de Rambouillet, et abondamment entouré d’ingénieurs.
Opération (pénible) de chargement en charbon d’un autorail De Dietrich, “pointu” 270 ch., équipé d’un gazogène.
Vue de plus près de la même opération sur le même type d’autorail.
Même opération, moins difficile sur un autorail Somua type AE en 1937 doté d’une soute à charbon de bois logée à l’arrière.

Mais, vu les circonstances, le combustible est rare. Les autorails, presque toujours utilisés avec des remorques pendant la guerre, consomment jusqu’à 150 kg environ de charbon de bois aux 100 km, soit au moins une demie tonne par jour en moyenne. Il est vrai que l’utilisation directe du bois dans les gazogènes conduit à une meilleure utilisation de ce combustible et la SNCF expérimente à l’époque un gazogène de 350 ch. à bois, système de Dion-Brandt, monté sur un autorail-fourgon. Toutefois, l’encombrement d’un tel gazogène à bois est très important. La consommation journalière d’un autorail équipé avec cet appareil est de l’ordre de 600 kg de bois. « Il apparaît donc que le gazogène à bois pour autorails puissants n’est susceptible de se développer que dans les colonies riches en forêts » conclut Charles Tourneur.

En présence des difficultés de ravitaillement en bois et en charbon de bois, les constructeurs de gazogènes se sont orientés vers l’étude de gazogènes à charbon minéral susceptibles d’utiliser des charbons maigres. La réalisation a donné lieu â certaines difficultés comme l’évacuation des mâchefers, l’épuration des gaz, et le gazogène à charbon minéral demande, à l’époque, encore une mise au point pour les modèles à grande puissance. La SNCF procède à des essais avec un autorail Renault à moteur Diesel de 300 ch. équipé avec gazogène système  « Gazorex » dans la région lyonnaise, et prévoit, pour l’année 1942, d’équiper en gazogène à charbon minéral un certain nombre d’autorails et locotracteurs.

Dans les faits, l’accélération des événements en 1943 fait entrevoir la fin de la Seconde Guerre mondiale et préparer le retour de la paix : la SNCF prépare déjà ses nouvelles locomotives à vapeur comme la 141-P et commande à l’industrie américaine et canadienne ses 1340 locomotives à vapeur du type 141-R, tout en songeant à une diésélisation importante de son parc moteur pour les lignes secondaires et les manœuvres, et en préparant aussi la reprise des électrifications des grandes lignes. Dès 1945, le retour de l’énergie abondante et bon marché, notamment le pétrole, fera abandonner pour un temps ces recherches de solutions nouvelles, et les investissements du lendemain de la Seconde Guerre mondiale se feront en faveur des modes de traction classiques : vapeur, diesel et électricité. 

La 141-R SNCF ; dernier acte de la chauffe au pétrole.

La commande des fameuses locomotives type 141 R est faite auprès de l’industrie américaine et canadienne, car il s’agissait de faire appel à la seule industrie au monde capable, à la fin de la guerre, de fournir en un temps record 1 340 locomotives à la France.  Ce n’est pas pour autant que ces grandes firmes peuvent étudier, en un temps record, un prototype. Elles font avec les moyens du bord : à la demande d’une locomotive mixte de type 141 formulée par la France, il n’était possible de répondre qu’avec un type ancien USRA dont le poids par essieu et les dimensions générales fussent acceptables par le réseau français.

En 1946 déjà 700 R sont en service et en 1947 la totalité des 1.235 R est active et démontre que des machines plus simples, moins économes en charbon parce que moins perfectionnées, peuvent être plus rentables par une maintenance économique et la banalisation.

En hommage au souvenir des 603 locomotives 141-R transformées pour la chauffe au fuel, assurant une grande partie du trafic de la SNCF des années d’après-guerre.

Comme la France manque de charbon au lendemain de la guerre, le gouvernement décide de transformer massivement les 141 R pour la chauffe au mazout, dans la mesure où le pétrole abonde et à bas prix. Les machines 701 à 1200, et 1236 à 1340, soit 603 locomotives sont transformées. Surnommées «goudronneuses» par les équipes, ces machines sont d’une conduite facile et elles réalisent d’importantes économies de charbon. C’est aussi une raison de plus pour expliquer leur succès. Beaucoup d’entre elles sont utilisées sur la Côte d’Azur où l’on espère que les dégâts faits sur l’environnement, les façades des belles villas ou le bronzage des premiers vacanciers sur les plages, seront moindres qu’avec des locomotives à charbon. Avec la fin de la circulation des 141-R, la SNCF tourne la page à la fois de la chauffe au charbon et au pétrole, et aussi de la traction vapeur, ceci au milieu des années 1970.

Publicité de la firme Panhard pour les gazogènes à charbon de bois : le chemin de fer est une référence pour l’automobile, déjà en 1937.
%d blogueurs aiment cette page :
search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close