Le gabarit ? Avec l’écartement, l’autre grande donnée des chemins de fer.

Rien à voir avec le viaduc de Garabit (que d’aucuns, sur les réseaux dévastateurs dit sociaux écrivent “viaduc de Gabarit”), le gabarit est, avec l’écartement, la condition technique et la norme fondatrice du chemin de fer. L’écartement est, nous le savons, la distance entre les faces internes des rails. Le gabarit est la largeur et la hauteur maximale admise pour tout ce qui roule sur les rails, et garantissant que le matériel roulant ne viendra pas buter contre une installation fixe comme un quai de gare, un pont, un tunnel, ou un bâtiment jouxtant la voie. Les deux s’expriment avec des chiffres, mais c’est leur seul point commun. L’écartement n’impose nullement un gabarit donné, et le gabarit n’impose nullement un écartement donné.

Le record en matière de gabarit par rapport à l’écartement. Voir ci-dessous plus loin.

Les débuts du chemin de fer : le gabarit est celui des routes.

Les premiers véhicules ferroviaires sont, pour le matériel remorqué, une pure et simple transposition des véhicules routiers de l’époque : les années 1800 à 1930 voient la mise en service de tombereaux, couverts, ou de voitures à voyageurs (appelées “malles” ou “diligences”) qui sont de construction issue directement du charronnage routier avec des essieux à paliers intérieurs aux roues qui, elles-mêmes, sont de fragiles roues à moyeu, rayons et jante en bois cerclé de fer, et qui, tournant “folles” sur le corps d’essieu fixe, ne “tiennent pas le coup” en service courant. Ces roues, dès l’ouverture des lignes comme celles de Stockton à Darlington en 1925, Liverpool à Manchester en 1830 ou, en France, Lyon-St-Etienne en 1833, cèdent leur place à des roues en fonte moulée qui, d’ailleurs, posent beaucoup de problèmes liés à la “rétreinte” après moulage ou à la fragilité de la fonte.

L’écartement standard de 1435 mm est considéré comme la norme permettant des largeurs de caisse des véhicules n’excédant guère l’écartement, les roues étant, en somme, les éléments les plus larges du véhicule. C’est le cas pour les nombreux tombereaux et autres wagons primitifs qui se montrent comme directement issus de la tradition minière et routière. Les longerons du châssis délimitent, en quelque sorte, les limites de la caisse.

Les premières lignes comportent de nombreux tunnels dictés par la nécessité de respecter les faibles déclivités qui sont l’avantage essentiel du chemin de fer qui, à ce prix, ne demande, par rapport à la route, des efforts de traction dérisoires qui sont dix à vingt fois moindres et des vitesses qui se révéleront plusieurs fois supérieures.

L’excellente stabilité sur les rails par rapport à l’instabilité et aux versements fréquents sur les routes sera un élément encourageant pour oser dépasser, en largeur, l’écartement des roues, et se permettre aussi des hauteurs plus importantes offrant un gabarit plus généreux, donc plus rentable. Bien entendu, il ne sera pas question de reconstruire les voies, sauf pour Isambard Kingdom Brunel et sa voie de 2140 mm sur le “Great Western” britannique, mais il faudra bien reprendre les tunnels qui, pour les lignes primitives établies par George Stephenson, sont d’étroits boyaux souterrains à peine plus larges que la voie. Marc Seguin, en France, évitera cette erreur et dimensionnera amplement ses tunnels sur sa ligne de St-Etienne à Lyon, permettant ainsi la circulation de trains de voyageurs avec des voitures à impériale.

Chemin de fer primitif avec rails plats à rebord intérieur et traction par chevaux, au Royaume Uni, vers 1810. Le gabarit en largeur n’excède guère l’écartement et les techniques de roulement sont celles du charronnage routier.
Sur sa ligne de St-Etienne à Lyon, ouverte en 1833, Marc Seguin a prudemment prévu un gabarit deux fois plus large que l’écartement en largeur et plis de trois fois en hauteur. Ceci permettra la circulation de voitures à voyageurs dites “diligences” avec impériale.
Les premiers trains de voyageurs sur la ligne de Marc Seguin, toujours, sont à traction animale, les locomotives, jugées dangereuses, étant réservées aux trains de charbon. Noter que les trains, à la descente vers Lyon, ne meuvent par la simple gravité associée à un freinage prudent …Le fort gabarit en hauteur accordé aux tunnels permet la circulation de voitures dites “diligences” avec des voyageurs aussi postés sur les toitures.

Quand les gabarits se mettent à déborder au-delà de l’écartement.

Assez rapidement, les ingénieurs des premières compagnies britanniques puis européennes se rendent compte que la qualité du roulement sur rails assure non seulement une grande douceur et un confort remarquables, mais surtout une toute aussi grande stabilité. Vers 1840, la cause est entendue : les caisses du matériel roulant peuvent être plus larges que les châssis. Toutefois, au Royaume-Uni, où l’on a construit très rapidement un réseau national et de qualité, de très nombreux tunnels interdisent tout élargissement des caisses comme ils interdisent de gagner en hauteur. Le réseau est prisonnier de son infrastructure, et il le restera. Les ingénieurs britanniques, qui construiront de nombreuses lignes sur le continent et dans le monde, feront très attention à ne pas renouveler cette erreur du gabarit réduit et prôneront des gabarits généreux, voire des écartements plus larges que leur voie de 1435 mm dont ils ont fait une norme mondiale.

Mais ils ne pourront pas débarrasser les réseaux ferrés du monde d’une véritable maladie congénitale qu’est le particularisme jaloux de chaque compagnie qui s’efforce, pour marquer sa différence et son territoire, d’utiliser des gabarits “personnalisés”, dirait-on aujourd’hui, choisissant des largeurs et des hauteurs de caisse particulières et en fonction aussi de leurs finances.

Par exemple, le réseau de tramways des « Chemins de fer de la Grande Banlieue » est concédé en 1907. Les voies sont en écartement normal, ce qui paraît sage en soi, mais, malheureusement, un autre choix assez aveugle, mais motivé par le désir de faire des économies à la construction des lignes, est celui d’un gabarit du matériel qui est restreint à une largeur de seulement 2,05 mètres, ce qui fait quand même un bon mètre de moins perdu par rapport au gabarit des grands réseaux.

En effet, le matériel roulant des grands réseaux ne peut passer sur l’ensemble des voies des “Chemins de fer de Grande Banlieue” – sauf sur certaines portions soigneusement repérées et préparées par le dégagement des obstacles, et l’interdiction de trains croiseurs ou garés sur la voie adjacente. Inutile de dire qu’un train CGB comportant ne fut-ce qu’un seul wagon des grands réseaux devait éviter d’en croiser un autre comportant, lui aussi, au moins un même type de wagon !!! En revanche, les trains du CGB pouvaient, eux, se glisser facilement partout et espérer rouler sur les voies des grands réseaux. Espérer rouler… seulement, car les grands réseaux n’accepteront jamais ces wagons trop spéciaux et qui ne sont pas du tout aux normes. Ce réseau, pourtant intéressant et assurant une « desserte fine du territoire » (langage actuel), disparaîtra à la fin des années 1940.

Train à gabarit étroit des CGB : mais un wagon à gabarit normal des grands réseaux, placé juste derrière la locomotive, demande que l’on respecte son embonpoint, notamment dans les gares et lors des croisements sur des voies disposées en fonction du gabarit restreint, ce qui n’est pas le cas sur ce document.

Les débordements des réseaux en voie métrique ou en voie de 60.

Les réseaux en voie métrique ou étroite, tant en France que dans le monde, seront les champions du débordement des gabarits par rapport à l’écartement, osant un gabarit en largeur “à trois fois la voie”, sin “quatre fois la voie” comme en Irlande.

En France, tout commence le 12 juillet 1865 avec la loi Migneret qui veut mettre fin à l’isolement des belles provinces françaises que les grandes compagnies dédaignent de desservir, faute de toute espérance de rentabilité. Cette loi établit la notion de chemin de fer d’intérêt général et d’intérêt local, le tout format le réseau de ce que l’on appellera les chemins de fer secondaires en France. Les lignes d’intérêt général sont celles qui, vu leur importance, sont à la charge de l’État. Les lignes d’intérêt local sont sous la responsabilité directe des départements qui prennent l’initiative de les construire et de les exploiter. Les compagnies exploitant les lignes sont soit « concessionnaires », c’est-à-dire qu’elles assument tous les risques financiers, soit simplement « fermières », assurant une simple exploitation par délégation de la part du département qui conserve la maîtrise de la situation et en assume les conséquences.

La loi Migneret n’atteint pas son objectif qui est la création d’un système de transports publics locaux à la fois valide et cohérent. Vers 1880, le total des lignes construites est de l’ordre de 3.500 Km, comprenant aussi bien des lignes à voie normale (écartement de 1435 mm, écartement des lignes de la SNCF par exemple) qu’à voie métrique (écartement de 1000 mm, plus économique).

C’est alors que la pression des élus des régions délaissées par le chemin de fer est si forte que, le 11 juin 1880, une nouvelle loi est votée pour hâter la construction des lignes d’intérêt local. Elle ajoute une nouvelle catégorie aux deux précédentes : les « tramways ». Ceux-ci ont pour principale différence, par rapport aux lignes d’intérêt local, d’utiliser les bas-côtés des routes départementales qui, justement, appartiennent aux départements – ce qui résout le problème de l’acquisition des terrains ou de leur expropriation.

Cette loi autorise trois écartements courants : 1.435 mm, 1.000 mm, 750 mm. Il faut y ajouter celui de 60 mm admis exceptionnellement. Les deux derniers, 750 et 600 mm, sont plus particulièrement recommandés pour les lignes établies sur les bas-côtés des routes. Le cahier des charges autorise un gabarit en largeur des véhicules de  2,50 m en voie métrique et de 1, 60 m en voie étroite de 750 ou de 600 mm. Il est certain que les petites compagnies d’intérêt local, condamnées à la voie métrique ou, pis encore, à la voie étroite, vont user, pour ne pas dire abuser, de cette liberté qui seule permet de charger “presque autant que le grand train” en utilisant des wagons qui débordent, et de très loin, sur l’écartement des rails.

Le prix à payer sera une instabilité notoire du matériel roulant qui oscille sur la voie, elle-même souvent mal posée, et qui est affecté d’un mouvement de lacet et de roulis qui vaudra à ces trains le surnom de “tortillards” car, vraiment, ils se tortillent sur les rails. Qu’importe… ils roulent.

De 1890 à 1914, les chantiers sont ouverts partout en France et on se met à construire ces lignes par milliers de kilomètres. Vers 1924, le réseau des chemins de fer secondaires en France, tant d’intérêt général que local et dans ces quatre écartements, atteint 22.000 km : c’est l’apogée et le chant du cygne. Il est vrai que le total des lignes projetées aurait dû dépasser 30.000 km, soit autant que le réseau des grandes compagnies, toutes réunies. Mais, à partir de la fin des années 1920, l’automobile ajoute sa concurrence aux destructions de la Première Guerre mondiale, et met à mal ce réseau secondaire pour le faire disparaître en une trentaine d’années.

Cas surprenant, peut-être, mais tout à fait normal et normal du gabarit de 1950 mm en largeur pour une locomotive en voie de 600 mm, ici de construction française Weidknecht en 1880, pour les tramways et chemins de fer d’intérêt local en voie de 60. Il est vrai que la partie de la locomotive, de loin, la plus lourde, est le foyer et la chaudière qui sont placés au centre sur les roues et ne sont guère plus larges de la voie. La cabine de conduite, légère, peut déborder et les caisses à eau aussi car elles sont réunies par une conduite assurant la répartition de l’eau, donc assurant l’équilibre et des poids égaux.
Record battu en Irlande avec un gabarit de 2360 mm sur une voie de 597 mm. La barre transversale frôlant la surface de roulement des rails permet, en cas de fort coup de vent, de prendre appui sur le sol, le cas échéant.
Puisque nous parlions de coup de vent, voilà ce qui s’est passé en Allemagne vers 1920, avec un train en voie étroite de 750 mm !…
Sur la gauche de ce cliché : le gabarit, pour le moins très débordant avec ses guérites latérales pour le chef de train, sur le matériel roulant du réseau d’Afrique du Sud entièrement en voie dite du “métrique anglais” ou “métrique du Cap” de 1067 mm.

Un exemple illustre de la guerre des normes : le cas du Great Western Railway.

Au XIXe siècle, d’autres réseaux et d’autres ingénieurs, au Royaume-Uni, veulent tout reconstruire à zéro et préconisent un plus grand écartement que celui de 1435 mm. Brunel, comme certains ingénieurs de son temps, agit en visionnaire et en innovateur. Il est convaincu – à juste titre – que la révolution industrielle qui naît sous ses yeux créera une demande de transport absolument immense, et que l’écartement des chemins de fer, comme le gabarit des wagons et des voitures, est nettement insuffisant, et a été prévu avec des vues trop courtes et trop immédiates. Il parvient à persuader les dirigeants du Great Western Railway de briser l’étroite et contraignante norme dite de la voie « normale » de 4 pieds 8 ½ pouces (1435 mm) pour la remplacer par une voie large de 7 pieds ¼ (2140 mm) qui permettra non seulement la circulation de trains plus grands, mais aussi plus rapides. Le conseil d’administration de la compagnie accepte la proposition lors de sa réunion du 25 août 1836, et les actionnaires n’approuvent le projet que le 9 janvier 1839, soit après trois années de débats et de controverses : il semble qu’un certain nombre d’entre eux aient eu des prémonitions ou des craintes quant aux problèmes que la différence d’écartement par rapport aux réseaux voisins ne manquera pas de poser. Mais l’argument essentiel était qu’un écartement, différent de celui d’autres compagnies rivales, conserverait au Great Western Railway son monopole en empêchant, justement, les concurrents de faire circuler leurs trains sur le réseau. Un seul participant à la commission, un dénommé William Cubbit  recommande de transformer entièrement le réseau du Royaume-Uni en voie de sept pieds « avant qu’il ne soit trop tard ».

En effet, il importe de situer le contexte de ce choix. En Angleterre, les compagnies de chemin de fer vivent sous un régime de compétition acharnée entre elles, contrairement au cas de la France, par exemple, où l’État, dès les débuts, fixe les règles du jeu. En 1880, par exemple, la relation entre Londres et les 15 plus grandes villes anglaises (exceptées Bristol, Hull et Newcastle) est effectuée par au moins trois compagnies concurrentes qui rivalisent âprement entre elles sur le plan du confort, de l’exactitude ou de la vitesse : en France aucune ville ne jouira d’un tel privilège sauf Bordeaux pour un temps avec les réseaux de l’État et du PO. C’est dire si chaque compagnie doit lutter avec toutes les ressources offertes, et, au premier plan, celles offertes par la technique en matière de vitesse.

La première ligne en voie large est ouverte entre Londres et Bristol en 1841, et comprend le fameux Box Tunnel, long de 2937 m et creusé au gabarit large. La ligne est prolongée ensuite jusqu’à Exeter, Plymouth, Penzance (par un pont immense crée par Brunel), puis le réseau se développe sur l’ensemble du Sud-Ouest britannique, incluant le Pays de Galles. Gloucester est le premier point atteint comportant un contact avec une ligne à voie normale, mais il semble que les nécessaires transbordements de marchandises ou de changement de train pour les voyageurs n’affectent, en fin de compte, qu’un volume restreint. La supériorité de la voie large, en matière de vitesse, est immédiatement démontrée, même avec des locomotives médiocres fournies au début par des firmes peu expérimentées. Les excellentes locomotives de l’ingénieur Gooch, à partir de 1846, feront la réputation mondiale du Great Western Railway, notamment les locomotives à deux essieux porteurs avant type 211.

En 1844, le Great Western Railway s’étend en direction du nord et atteint Birmingham, une importante gare gérant un trafic voyageurs et marchandises considérables, et c’est bien là que le problème des ruptures de charge et des transbordements se pose d’une manière si exemplaire qu’une commission gouvernementale est instituée, sur la demande des voyageurs, pour étudier la question. En 1846, les travaux de la commission se concrétisent par un acte en date du 28 août qui interdit, sur le sol anglais, la construction de voies en écartement autres que celui de 4 pieds 8 ½ pouces (1435 mm). L’Irlande, pour sa part, pourra construire des voies, mais dans le seul écartement de 5 pieds 3 pouces (1600 mm) dans lequel elle a commencé son réseau. La commission statue aussi que le Great Western Railway devra poser un troisième rail sur ses lignes à voie large construites en direction du nord, ceci de manière à permettre la circulation aussi bien du matériel roulant à voie normale qu’à voie large. En 1867, le réseau à voie large du Great Western Railway se compose de 2.300 km de voies larges, dont certaines à 3 files de rails. C’est l’apogée du système, suivi d’un rapide déclin.

Train en voie large du Great Western Rly roulant vers la fin de ce magnifique écartement, comme le prouve l’existance du troisième rail permettant la conversion en écartement normal. A droite, les voies de garage sont déjà en écartement normal.
Rare photographie d’une gare en voie large sur le Great Western Rly, à Llansalmet. Le gabarit dégagé par le pont est à peine supérieur à celui de la voie normale : le grand écartement de Brunel n’a pas su jouer l’atout d’un beaucoup plus grand gabarit de chargement.
Voiture-lits en voie large du Great-Western vers 1880. La place autour des lits est mesurée…. un vrai dortoir de pensionnat !!! Pour une voie de 2140 mm, le gabanit de la voiture n’offre qu’une largeur de 10 pièds 6 pouces, soit environ 3400 mm.

Des trains présentés comme plus rapides et plus stables.

Certes, les trains sont plus rapides que ceux à voie normale, beaucoup plus stables avec un matériel bien « campé » sur ses roues qui se trouvent pratiquement à l’aplomb du bord des caisses (les caisses n’étant qu’à peine plus larges que celles de la voie normale). Les locomotives aux dimensions plus généreuses sont plus puissantes, plus faciles à entretenir du fait d’un espace plus important entre les longerons du châssis et la disposition des cylindres entre les longerons, facteur de stabilité, n’impose pas, comme avec les locomotives à voie normale, des cylindres de petit diamètre. En 1846, des locomotives type 111 à un seul essieu moteur avec des roues de 2.438 mm assurent des moyennes de 100 km/h entre Londres et Swindon en tête de trains de 100 tonnes, et de 90 km/h entre Londres et Exeter sur 312 km – des vitesses que les trains anglais d’aujourd’hui envieraient…

Ces performances sont, de très loin, supérieures aux meilleures performances en voie normale. Mais les inconvénients posés par les transbordements, par l’impossibilité de créer des trains ou des voitures directs prolongeant leur parcours sur les réseaux voisins ou l’impossibilité de recevoir ces mêmes trains sur le réseau à voie large, viennent facilement à bout des avantages présentés par l’écartement de sept pieds. En 1869, le Great Western Railway se prépare à tourner la page et à reconvertir l’intégralité de son réseau à la voie normale, ceci d’autant plus que les locomotives à voie normale ont fait des progrès considérables et que les performances ne sont plus, désormais, strictement liées aux dimensions. Ce sont surtout les travaux de Thomas Crampton, lui-même issu du réseau du Great Western Railway et élève de Gooch, qui donneront aux locomotives à voie normale l’occasion d’égaler les locomotives à voir large en matière de vitesse.

Le coût de l’opération a été considérable, et est durement ressenti par un réseau qui, comme beaucoup de réseaux anglais, connaît une sombre période durant les années 1860 et 1870, avec beaucoup de déraillements et de catastrophes, de revendications de la part des cheminots concernant leurs conditions de travail, d’attaques de la part des milieux politiques par rapport à la politique financière des compagnies, du mécontentement général des usagers à cause de la dégradation des services. Entre 1860 et 1900, les coûts de l’exploitation du réseau anglais ont augmenté de 63 % du fait de la nécessité de perfectionner le matériel roulant (application du frein continu, des enclenchements, amélioration de la sécurité à bord des trains, aménagement de l’intercirculation entre les voitures, etc.) Toutefois le Great Western Railway se classe, pour ce qui est du revenu net du capital, à la 5 position des 15 grands réseaux anglais, avec un revenu de 5 % pour 1894 (les meilleurs étant à 6 %, et les derniers à … 0 %), ce qui prouve que ce réseau a toujours les reins solides et a pu s’offrir le luxe de cette dépense.

Le sacrifice du matériel roulant.

Le coût de l’opération frappe surtout le matériel roulant. Les locomotives à voie large forment un parc de 549 exemplaires en 1869, à l’apogée du système, et encore de 67 exemplaires (purement ferraillé) en 1892. Les voitures sont au nombre de 1.590 en 1869 et encore de 126 en 1892. Les wagons sont au nombre de 8.651 en 1867, et il faudra purement et simplement ferrailler 2.477 wagons en 1892. Le matériel transformable est seulement de 125 locomotives (transformation par déplacement des boîtes d’essieu de l’extérieur vers l’intérieur des longerons), 426 voitures et 792 wagons en 1892. Le stockage du matériel roulant demande 18 km de voies spécialement aménagées à Swindon, où il restera entreposé des années durant. On peut imaginer le coût pour un réseau de taille analogue comme la région Ouest de la SNCF aujourd’hui, par exemple, que représenterait la perte subite de 67 locomotives, 126 voitures et 2.477 wagons en une seule année !

Pour ce qui est des opérations sur les voies, les choses sont facilitées par le fait que la presque totalité des lignes à transformer est en double voie, ce qui permet une circulation sur une voie unique temporaire pendant que les travaux affectent l’autre voie. Toutefois, il existe de longues voies uniques comme celle de Exeter à Falmouth, longue de 270 km : l’opération se fit entre le samedi 21 à 5 heures du matin et le dimanche 22 mai 1892 au soir, avec 5000 hommes répartis tout au long de la ligne, après le passage du dernier train en voie large récupérant tout le matériel se trouvant sur la ligne. Des équipes de 50 à 70 hommes doivent, en 31 heures, traiter des sections de 3.000 à 4.000 m : elles doivent enlever le ballast, scier les longrines Brunel soutenant les rails, riper les longrines, boulonner des tiges en fer maintenant le nouvel écartement.

Dans les gares et bifurcations, les appareils de voie étaient préparés à l’avance. Le rétrécissement des voies a demandé l’élargissement des quais en îlot. Un certain nombre de ponts métalliques ont dû être modifiés dans la mesure où leurs longerons supportaient directement les rails. Aujourd’hui encore, on peut admirer, sur les lignes de l’ancien Great Western Railway entre Londres et le pays de Galles ou les Cornouailles, des ouvrages d’art aux dimensions surprenantes, notamment les entrées de tunnel dont la section est souvent deux fois plus haute que celle des trains actuels. C’est tout ce qui reste de cette aventure remarquable qui permit de dire, à l’époque, que le Great Western Railway était vraiment « great », contrairement aux noms des autres compagnies usurpant cet adjectif voulant dire « grand » au sens de « grandiose ».

La fin d’une belle aventure. On voit nettement sur ce document que le grand écartement n’a pas généré le grand gabarit qu’il lui fallait.
L’extension maximale du grand écartement de 21400 mm en 1868. Sa destruction fut un désastre.
Un peu d’humour anglais avec ce beau dessin de Heath Robinson montrant la fin de la voie de Brunel et la conversion (avec des moyens dérisoires) de la voie large en voie normale. La seule chose qui ait bien marché, apparemment, fut le “bed and breakfast” et les tasses de thé… On notera aussi que tous les Anglais sont chauves ou presque !

De la normalisation de l’écartement à celle du gabarit.

L’épisode de la bataille des écartements en Angleterre ne fait que cacher l’inexistence de la deuxième donnée fondamentale : le gabarit. Nous donnons, en annexe, quelques-unes des positions soulevées pendant la tenue de la commission de normalisation. Un certain nombre de participants objectent que la voie large de Brunel n’offre de capacités de transport qu’à peine supérieures sinon comparables à celles de la voie normale. La raison est très évidente si l’on regarde une des gravures d’époque montrant des trains en voie large ci-jointes : en effet, les caisses du matériel roulant ne sont guère plus larges que la voie, et les roues sont bien soit à l’aplomb des parois des caisses, soit franchement à l’extérieur des caisses, comme l’étaient les roues des diligences et des charrettes de l’époque. Le choix d’une voie large n’est nullement motivée, chez Brunel, par l’augmentation de la capacité de transport (comme ce sera le cas pour les partisans d’un réseau européen en voie de 3 mètres sous le régime nazi) mais seulement par une plus grande facilité de conception des locomotives, leur meilleur dimensionnement, leur plus grande puissance, leur plus grande rapidité.

Si l’on regarde les locomotives anglaises en voie normale de l’époque, on constate qu’elles à peine plus larges que la voie, et que leur mouvement intérieur est entièrement compris entre les roues. Seul le matériel roulant remorqué, notamment les voitures à caisse galbée, se risquent à un léger débordement. Le seul élément intervenant pour donner un peu d’ampleur au gabarit est la hauteur des cheminées qui dépasse souvent 4,50 m.

Le bizarre “sciage en long” des voitures anglaises.

Nous n’avons pas trouvé de texte de normalisation du gabarit anglais, mais en observant les cotes portées sur des dessins anciens (coupes de voitures), il semble que l’ensemble des compagnies pratique, vers 1870, un gabarit hors tout de 9 pieds, et les voitures sont construites avec une caisse ayant des largeurs variables selon les compagnies, entre 7 pieds 5 inches (= 2,22 m) et 8 pieds 4 inches (= 2,50 m), mesures prises au plancher et sans compter un débordement possible pour les caisses galbées. Vers la fin du siècle, une curieuse pratique consistant à scier en longueur les caisses de 7 pieds 5 inches pour les élargir à 8 pieds 4 inches va s’instaurer pour augmenter la capacité des voitures, faisant asseoir les voyageurs par rangées de six au lieu de cinq dans les compartiments. On voyage quand même serré, si l’on songe que l’on s’assied à cinq sur une banquette contenue dans une caisse de 2, 22 m de large, épaisseur des cloisons comprises, soit environ une quarantaine de centimètres par personne…

L’explication historique de cette pratique du sciage en long des caisses, à nos yeux, est bien celle de l’absence de toutes normes nationales pour le gabarit. Quand, à partir des années 1860, se produisent les circulations directes longue distance de voitures passant d’un réseau à un autre, les réseaux construisent des voitures en respectant le gabarit du réseau le plus restreint, puis, quand le réseau le plus restreint progresse techniquement et augmente son gabarit, les autres réseaux peuvent alors engager des voitures plus larges : il ne leur reste plus, éventuellement, qu’à élargir leurs voitures plus anciennes.

Hilarante vision que celle de ces voitures anglaises sciées en long (elles sont en bois, heureusement) pour passer de cinq à six places assises par banquette dans des voitures sans couloir. On reste interrogateur devant une telle décision et surpris que, aujourd’hui, on n’ai pas encore sicé en long les rames TGV pour les “rendre plus capacitaires” (langage actuel).
Train formé avec les voitures “sciées en long” qui, du coup, débordent largement de la locomotive, elle restée au gabarit d’origine, heureusement.

La première conférence de Berne normalise les gabarits.

Ce n’est que le 10 mai 1886 que se réunit à Berne une conférence internationale destinée à « arrêter les bases d’une unité technique des voies et du matériel » où sont représentés les réseaux de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, d’Autriche-Hongrie, et de la Suisse, et pas du Royaume-Uni notons-le. La largeur des voies entre les bords intérieurs des rails est fixée à 1435 mm avec un sur-écartement en courbe pouvant atteindre 1465 mm. En France, ces dispositions sont sanctionnées par un arrêté du Ministre des Travaux publics en date du 31 mars 1887. Jusque-là, les réseaux français pratiquaient un écartement de 1450 mm en alignement – sauf le Midi qui avait 1445 mm. Les faces internes des roues, en revanche, ont des cotes qui varient d’un réseau français à l’autre.

Cette conférence, dont nous avons consulté les promulgations, ne se préoccupe pas des gabarits extérieurs du matériel roulant, et statue principalement sur les organes de roulement, de choc et de traction. En France, à l’époque, les réseaux ont différents gabarits se situant entre 2,70 et 2,76 m. pour la largeur des caisses, si l’on se réfère à des plans d’époque du matériel roulant de différentes compagnies, et ces largeurs passeront à 2,90 puis environ 3 m vers la fin du siècle, chaque réseau ayant ses propres pratiques, et, même, construisant des voitures ou des wagons dans des largeurs variables d’une série à une autre.

En ce qui concerne le matériel roulant actuel, on considère que la norme dite du « gabarit des obstacles » concernant tout ce qui est fixe et placé le long de la voie doit mener à distinguer, pour le matériel roulant, d’une part le gabarit statique (véhicule à l’arrêt) et d’autre part le gabarit cinématique (véhicule en mouvement). En effet, en fonction de la longueur du véhicule et de l’entraxe des essieux ou des bogies, le gabarit des obstacles peut être engagé en largeur dans les courbes, soit au milieu vers l’intérieur de la courbe (saillie intérieure), soit aux extrémités vers l’extérieur (saillie extérieure). Mais aussi le jeu des suspensions en mouvement peut intervenir et engager ce gabarit des obstacles.  

En ce qui concerne la voie dite « à écartement normal » (1435 mm), le premier gabarit international est adopté en 1914 par la fameuse convention de Berne qui a beaucoup aidé, juste à temps, l’Allemagne, grande utilisatrice stratégique du chemin de fer, pour ses invhasions….Le gabarit internation de Berne est aussi connu sous le nom de « gabarit passe-partout international » (PPI). Sa largeur est de 3,150 m, sa hauteur de 4,280 m au-dessus de la surface du rail. Tout véhicule ferroviaire respectant le gabarit PPI est apte à circuler sur toutes les voies normales européennes, à l’exception des voies britanniques – évidemment.

Tableau très intéressant des différents gabarits des réseaux français à la création de la SNCF qui aura du pain sur la planche pour résoudre cet irritant problème. Le réseau de l’Alsace-Lorraine a bénéficié du généreux gabarit allemand avec sa hauteur de 4,65 mètres instaurée entre 1871 et 1919. On notera le très joli terme français de “Unité Technique” qui, depuis, a cédé sa place au peu précis “Standardisation” anglais. Document RGCF.
L’ancien gabarit du réseau de l’Ouest n’est pas moins haut, contrairement à ce qui est dit couramment, mais est très “pincé” dans la partie courbe supérieure avec des pieddroits inclinés, fait rappelé par une marque blanche sur les entrées de tunnel pour avertir les mécaniciens de ne pas se pencher au-dehors.
La forme caractéristique des abris des locomotives des réseaux Ouest et Etat montre les contraintes des gabarits de l’époque d’avant la SNCF.
Le seul objet qui s’appelait vraiment un “gabarit” et que l’on voyait dans les gares, jadis, appelé à l’époque “objets divers des stations”.

L’œuvre de l’UIC

Depuis sa création en 1922, l’Union internationale des chemins de fer (UIC) a codifié à plusieurs reprises le concept de gabarit et a défini les quatre gabarits actuellement en vigueur au niveau international.

C’est ainsi que les gabarits de l’UIC comprennent le gabarit international (PPI), qui est le plus petit commun dénominateur, le gabarit GA qui sert de base du réseau ferré français, le gabarit GB qui affecte certaines lignes, et le gabarit GC pour les nouvelles lignes grande vitesse en Europe. Il faut ajouter à cet ensemble UIC le gabarit GB1 permettant le transport de conteneurs de grandes dimensions.

Ces gabarits ont tous la même largeur, 3 150 mm, ils ne diffèrent que dans les parties hautes, 4,320 m pour les GA et GB, 4,65 m pour le GC. Selon l’UIC, la différence entre les gabarits GA, GB et GB1 se trouvent au niveau de la « corne », c’est-à-dire au raccordement de la rive (limite verticale) et du ciel (limite horizontale haute). Élargir cette corne permet de passer des conteneurs ou des caisses de camions plus larges ou plus hauts

En Europe, tous les pays de l’union des chemins de fer d’Europe centrale (Verein Mitteleuropaischer Eisenbahnverwaltungen), les réseaux nordiques et l’Allemagne, ont un gabarit assez généreux qui préfigurait le GC, alors que les réseaux du sud, confrontés à un relief plus montagneux ont adopté à l’origine des gabarits plus restreints. La Grande-Bretagne constitue un cas particulier, car elle a conservé un gabarit réduit tant en hauteur qu’en largeur. La largeur est notamment réduite au niveau des quais, ce qui explique le profil particulier aux rames Eurostar de première génération, plus étroites en bas de caisse.

Certains réseaux ont choisi un gabarit encore plus généreux qui, aujourd’hui, à une époque où enfin les camions prennent le train, est très utile. Aux États-Unis ou au Canada, et surtout en Russie, par exemple, les chemins de fer ont été construits dans des zones vierges sans expropriations, mais avec une demande forte en matériaux volumineux et pas ou peu d’autres moyens de transport. Il est ainsi très spectaculaire de voir, aux USA, des trains entiers de wagons dits “double-stack” portant deux conteneurs posés l’un sur l’autre, tandis que les trains de l’AMTRAK ont des voitures à deux niveaux très spacieuses.

La difficile normalisation dans le domaine des chemins de fer.

L’ancienneté même des techniques ferroviaires rend d’autant plus difficile tout acte de normalisation. Chaque innovation dans le domaine ferroviaire doit s’insérer dans un ensemble technique ancien, complexe, géographiquement très étendu, faisant appel à une infinité de techniques différentes qui se retrouvent croisées et modifiées au contact les unes des autres. Et chaque innovation met en jeu des composantes anciennes avec lesquelles elle doit jouer avant, à son tour, de devenir une partie prenante d’un ensemble qui l’engagera pour une durée très longue dans l’avenir.

L’histoire des techniques montre que plus un ensemble technique est ancien, plus son évolution est lente et plus tout acte de normalisation ou de changement fondamental est difficile. L’informatique, née il y a peu de temps, connaît des bouleversements répétés, une avalanche permanente de nouveautés qui remettent en cause l’ensemble du système jusque dans ses normes fondamentales. L’automobile, née il y a un siècle, ne connaît plus de grands changements indispensables et le moteur à cylindre et piston est devenu immuable dans son principe, bien que visé par le “passage à l’électrique” comme on dit actuellement, passage assez compromis par l’obligation de jouer à cache-cache au jeu des 1000 bornes.

Le TGV d’aujourd’hui, image même de la modernité et des hautes performances, roule sur un écartement de 4 pieds, 8 ½ pouces, et, même, emprunte entre Lyon et St-Etienne le tracé de la voie établi par Marc Seguin pendant les années 1820. Le TGV est sans nul doute l’objet technique le plus performant et le plus innovateur qui bat un record autre que celui de la vitesse : c’est celui de l’ancienneté de certaines de ses normes. Et pourtant son gabarit est plus petit que celui du matériel roulant classique de la SNCF.

Les gabarits standard anciens. A droite, la comparaison entre la voie normale et la voie large britanniques. Avec un gabarit en largeur de seulement 3,56 m, la voie large de 2140 mm (en gris sombre) n’a pas su profiter de ses possibilités. Noter, en blanc, la très sévère restriction du gabarit anglais standard qui, aujourd’hui toujours, pénalise Eurostar.
Aujourd’hui le grand gagnant est le très généreux gabarit russe avec sa hauteur de 5,24 m et sa largeur de 3,41 m dont les réseaux européens auraient bien besoin pour répondre aux demandes actuelles de transport de camions.
Quelques particularités anglaises et françaises en matière de gabarits des métros. Celui du “tube” londonien est vraiment le plus contraignant.
Le problème du transport des camions au gabarit routier de 4,20 (ou 4,18 officiellement) m en Europe : seul le gabarit des USA et de la Russie l’autorise.
Les bienfaits du gabarit américain : le transport des conteneurs chargés les uns sur les autres, pratique dite du “double stack”.
Mystérieux prototype russe de locomotive à sept essieux moteurs, type 272, dit “A-Andreev”, essayé pendant la seconde guerre mondiale. La hauteur du gabarit russe, soit 5,24 m, est plus qu’évidente en la comparant à celle des hommes.
Locomotive diesel-électrique russe série 2T316 datant de 1980. Le gabarit en hauteur est, ici aussi, impressionnant.
Seule exception aux contraintes des gabarits européens : le tunnel sous la Manche, avec son diamètre de 7,6 mètres, crée pour la circulation des navettes à grand gabarit transportant des camions et des autobus. Hélas, ce gabarit exceptionnel se limite aux deux extrémités du tunnel et de leurs gares.
Les gabarits européens en 1980, d’après un document UIC. Certaines “urgences” persistent…

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