Tout le monde connaît la “Jeep” sur rails, souvent vue en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais ce véhicule routier adapté à la voie ferrée n’est pas le seul : dès les débuts de l’automobile, et dans le monde entier, des tentatives de rouler sur les rails d’une voie ferrée sont légion, avec tous les avantages à la clé comme la douceur du roulement, la vitesse, la charge remorquée multipliée par cinq ou dix, et on en passe…
Soyons bien clairs à ce sujet : nous ne traitons pas, ici, des systèmes “rail-route” qui permettent à un véhicule de passer, sans modification, d’un système à un autre et vice-versa : nous l’avons déjà fait dans un précédent article consacré à ces systèmes “rail-route”.
Ici, il s’agit de la transformation de véhicules purement routiers pour qu’ils puissent rouler sur une voie ferrée d’une manière permanente et définitive, selon un processus d’adaptation non prévu à l’origine, et consistant, en général, à substituer aux roues routières des roues ferroviaires entièrement en acier et possédant des tables de roulement avec boudin de guidage.
Le pionnier : Henry Ford et sa Ford T aussi sur rails.
Henry Ford est fils d’un fermier irlandais installé dans le Michigan, né en 1863, apprenti à Détroit en 1879, et construit pièce à pièce sa première automobile entre 1892 et 1893 et fonde la Ford Motor C° en 1903, après diverses associations. Son fils Edsel est le président de la FMC en 1919 à l’âge de 22 ans. Ford meurt en 1947.
Ce que l’on appellera le Fordisme consistera à exploiter les tranches de marché bas de gamme, avec une voiture simple et solide, mais aussi à faire circuler, dans les usines, les pièces d’une machine à l’autre dans un ordre logique grâce aux convoyeurs. Les débuts de l’industrie automobile aux États-Unis se font sans capitaux élevés, en assemblant des pièces partout, les carrosseries sont faites à la main et posées sur le châssis après coup. Ford, d’origine modeste, a choisi le bas de gamme. Le type N de 1906 peut être entretenu par des paysans et le type T de 1908, rustique et simple, atteint 10 % du marché américain avant la Première Guerre mondiale, et 55 % en 1922. Buick et Willis imitent Ford et produisent des modèles populaires. Mais la Ford T, produite à plus de 10 millions d’exemplaires, “met l’Amérique sur des roues” selon les termes mêmes de Henry Ford. La “voie” (terme technique automobile désignant la distance entre les deux roues d’un essieu) de la Ford T est faite pour que de simples roues à jante en acier et boudin de guidage puissent être rapidement montées à la place des roues destinées à la route. La plupart de ces Ford T sur rails servirent d’autorail d’inspection des voies, et, plus rarement, d’autorails assurant des services voyageurs sur des petites lignes d’embranchement.
En Nouvelle-Zélande, il y eut deux autorails qui étaient tout simplement des modèles T Ford, numérotés RM 4 et RM 5, utilisés pour ce que l’on appellerait aujourd’hui “la desserte fine du territoire” sur des lignes rurales en voie unique. La caisse en bois, longue de 3,35 m et large de 2,13 m était posée sur la partie arrière du châssis et offrait 10 sièges pour les voyageurs, outre celle du conducteur. Bien que très rudimentaire d’aspect, le tout pesait 2,54 t, mais pouvait atteindre 48 km/h), vitesse déjà très honorable quand on connaît les performances des trains omnibus à vapeur sur les petites lignes de l’époque.


Une oie qui galope aux Etats-Unis.
On l’appelle “Galloping goose”, une “oie galopante” donc ? Un bien curieux véhicule que l’on a bien du mal à caractériser de ferroviaire, tellement son ascendance automobile est manifeste ! Et pourtant, cette « oie galopante » doit son surnom à son dandinement de l’arrière quand elle roule sur les voies inégales de l’Amérique profonde entre les deux guerres. Le confort ? Il laisse à désirer. Mais l’économie justifie les moyens – ou, plutôt, le manque de moyens.
L’automobile tue le chemin de fer : ce triste slogan est déjà vrai dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, et plus tôt aux USA, où la motorisation est beaucoup plus développée qu’elle ne l’est en Europe à la même époque. Le danger, pour les chemins de fer européens, ne viendra que durant les premières années 1930. Aux USA, une voiture comme la Ford T est déjà vendue à des millions d’exemplaires bien avant 1914, totalisera plus de 15 millions de ventes en 1927, et les rues des villes américaines regorgent de voitures et de camions bien avant la Grande Guerre.
Devant les quais vides des gares, les compagnies américaines s’interrogent et comprennent que l’âge d’or des chemins de fer est révolu à jamais. Pour les grandes lignes, elles se lancent dans une politique de trains rapides et luxueux, plus que jamais. Pour les petites lignes, les plus fragiles et les plus rapidement menacées, elles sont désarmées : comment faire pour transporter une poignée de voyageurs seulement, deux fois par jour, avec les frais représentés par la mise en marche d’un train classique ?

L’idée géniale du New-York – New-Haven & Hartford RR.
Ce petit réseau possède plusieurs lignes d’embranchement desservant des régions peuplées, certes, mais aussi dotées de bons réseaux routiers et d’un bon parc d’automobiles, d’autobus, et de camions. La clientèle a tellement déserté ces petites lignes, au lendemain de la Première Guerre mondiale, qu’un train le matin et un le soir suffit amplement.
Un ingénieur du réseau a l’idée de commander ce qui est une sorte d’adaptation de l’autobus à la voie ferrée. Le moteur, la boîte de vitesse et l’arbre de transmission sont conservés, tout comme l’essieu arrière de l’autobus est conservé tel quel, mais reçoit simplement deux roues de chemin de fer. L’essieu avant est démonté et remplacé par un petit bogie à roues de 508 mm de diamètre. Ce bogie facilite l’inscription en courbe et guide le véhicule. Le volant de direction est démonté. C’est tout…
Avec un moteur Mack de 4 cylindres et d’une puissance de 40 ch, les performances sont de 50 à 60 km/h en palier, ceci en emportant 35 voyageurs et 450 kg de bagages, pour une consommation de 47 litres aux 100 km. La voiture pèse 10 t à vide.
D’autres réseaux, souvent des petites compagnies n’ayant qu’une ligne ou deux, perdues dans l’Ouest américain, se lancent dans la même politique d’autobus adaptés au chemin de fer, et certains n’hésitent pas à créer une sorte d’hybride mi-autobus mi-camion, ayant, comme partie arrière, une caisse de camion pouvant emmener une tonne ou deux de chargement ! C’est la naissance du « galloping goose » dans toute sa splendeur, et beaucoup de ces véhicules bizarres arborent fièrement une carrosserie aux couleurs criardes, et se donnent en spectacle, leur haute caisse oscillant vertigineusement sur les roues, leur moteur faisant entendre un vrombissement qui se répercute de « canyon » en « canyon », faisant fuir serpents à sonnettes et coyotes !
Mais les Américains n’aimeront pas ces véhicules au confort et à la sécurité trop incertains, et les dernières années 1930 les feront entrer définitivement dans la légende des héros disparus dans les sables de l’Ouest.

Un certain monsieur Tartary et ses “auto-rails”.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, on récupère en France un certain nombre de camions ou d’autobus qui ont été équipés, pendant les hostilités, pour circuler sur des voies ferrées. On a même vu des autobus parisiens ainsi équipés, et qui circulent, une fois la paix revenue, entre Epone-Mézières et Plaisir-Grignon. Le réseau de l’État se servira de tels autobus pour tenter une exploitation sur ses petites lignes.
En outre, il y a un stock immense de plus de 90.000 camions venant des surplus militaires, notamment américains : la plupart de ces châssis seront utilisés pour la construction de camions routiers, mais un bon nombre ira grossir le parc des véhicules transformés pour la circulation sur rails.
Ce parc d’autobus adaptés à la voie ferrée prend le nom d’ « auto-rail », avec un tiret entre les deux mots. Un industriel français et homme d’affaires avisé (comme ils le sont tous…) dénommé Tartary s’en fait le champion et construit des véhicules de type purement autobus, avec leur capot extérieur à l’avant, leur carrosserie ronde et enveloppante, leurs quatre roues dont les roues avant ont des garde-boue. Les « auto-rails » Tartary sont mis en service dans les départements des Deux-Sèvres, de l’Indre, du Loiret, roulant sur des voies étroites et herbeuses à faible vitesse, établies sur le bas-côté des petites routes que la circulation automobile, encore embryonnaire, laisse paisibles.
Ayant un empattement mesurant de 3,20 à 4 mètres, ils acceptent des courbes d’un rayon descendant jusqu’à 25 mètres seulement, car l’essieu avant conserve sa direction de type automobile et le conducteur son volant, ce qui lui permet d’adoucir l’inscription en courbe. Pour le tournage du véhicule en fin de parcours, on dispose une plaque tournante portable sous l’essieu arrière, et deux galets transversaux sous l’essieu avant, et on fait tourner le tout avec la force des bras ! Il faut dire que l’essieu arrière est presque au centre du véhicule, ce qui facilite les choses. Avec un moteur d’une vingtaine de chevaux, on transporte 16 à 20 voyageurs à 35 km/h pour une consommation de 20 litres au 100 km. La dépense au kilomètre est de 0,75 francs contre 2,50 à 3 francs en train à vapeur.

De Dion-Bouton, pionnier de l’automobile et de l’autorail.
La prestigieuse marque d’automobiles De Dion-Bouton utilise aussi le procédé Tartary avec des auto-rails de dimensions et de performances semblables. Il est certain que l’origine automobile de ces véhicules facilite bien les choses pour ces constructeurs et qu’un nombre important de ces autobus sur rails circulera en France entre les deux guerres, sauvant de la fermeture un grand nombre de petits réseaux départementaux en voie étroite.
Albert De Dion et Georges Bouton créent leur marque d’automobiles en 1895 à Puteaux après avoir essayé d’autres marques et productions. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, ils se trouvent confrontés à la production de masse de grands constructeurs d’automobiles comme Citroën ou Renault, et ils se diversifient et se tournent vers le chemin de fer pour trouver d’autres marchés, ceci sans abandonner l’automobile où ils continuent à produire des voitures de luxe “à l’ancienne”. Reprenant les brevets Tartary, la firme fait breveter à son tour le terme d’ “auto-rail” pour des modèles légers et aussi d’ “automotrice” pour des modèles plus lourds et propose, en 1922, des autorails offrant 30 places et des automotrices avec 40 places, tous carrossés comme un autocar de l’époque. Ce sont les modèles JA et JB que l’on verra circuler sur un certain nombre de réseaux secondaires de l’époque comme ceux d’Ille-et-Vilaine, des Côtes du Nord, de l’Orne, d’Algérie, etc.
Ce genre de véhicule, de conception purement automobile, ne durera pas quand des constructeurs d’automobiles comme Renault, Berliet ou Somua, ou encore Bugatti, s’intéresseront aux chemins de fer dans les années 1930 et se mettront à construire de lourds autorails rapides de type ferroviaire capables d’assurer, outre des services omnibus sur des petites lignes, des services rapides à grande distance sur des lignes principales.



L’autobus sur rails Floirat de la SNCF en 1946.
Ici, nous sommes dans un système réversible puisque l’autocar Floirat peut, en théorie, changer ses roues routières pour des roues ferroviaires, et vice-versa, mais, dans les faits, il semble que les autorails Floirat, ainsi obtenus et engagés dans le parc des autorails SNCF de leur époque, soient restés des autorails, immatriculés X 5006, 5007 et 5701 à 5708, et livrés à la SNCF de 1946 à 1949. Ils ne donneront guère satisfaction, et, en 1952-1953, la SNCF les remplace par les autorails X 5600, dits FNC, qui sont réellement des autorails de type purement ferroviaire.
Quand, au lendemain de la dernière guerre, la France remet en marche son chemin de fer, elle manque de matériel roulant. Adapter des autobus à la voie ferrée est une solution qui, d’ailleurs, a souvent été tentée dans le passé par d’autres réseaux. Le résultat n’a jamais été enthousiasmant ! D’aucuns disaient, en faisant de l’esprit, que “le Floirat a foiré”….
Le désir de remettre en activité des petites lignes rurales (désir dont on peut regretter la disparition…) contraint les pouvoirs publics, faute d’autres moyens de transport, à demander à la SNCF d’engager des autorails de faible capacité et économiques. Mais de tels autorails manquent et sont, d’ailleurs, en cours d’études si l’on songe aux autorails FNC. Et il serait absurde d’engager des autorails classiques à forte capacité dont d’autres lignes plus importantes ont le plus grand besoin.
L’autocar de série comporte, par contre, des caractéristiques intéressantes : capacité suffisante pour une petite ligne, moteur Diesel éprouvé et facile à entretenir ou à réparer, prix correspondant à une production en grande série.
Mais tous les autocars ne conviennent pas pour autant : il fallait, en l’occurrence, un modèle assez puissant pour tirer une remorque, chose indispensable en cas d’affluence, un modèle doté de portes des deux cotés, des essieux dont l’écartement des roues soit sensiblement celui des rails SNCF (1,435 m), une caisse robuste pouvant présenter des garanties de sécurité suffisantes.
Pour ces raisons, la SNCF porte son choix sur l’autocar Floirat type GA 1 B 6, équipé d’un moteur diesel pour camions Bernard de 105 ch. Le véhicule a des roues arrière écartées de 1,47 m et de 1,80 m à l’avant, mais ce sont les roues arrière, motrices, qui comptent le plus et, à 4 cm près, c’est bon ! Il possède bien deux portes de chaque côté. Il peut emporter 40 voyageurs à 80 km/h. Il est muni d’un frein à air comprimé.
Le constructeur Floirat effectue les transformations dans ses ateliers, ceci avec l’aide de techniciens SNCF pour ce qui est du montage d’organes ferroviaires spécifiques comme les roues, les freins, les organes de choc et de traction. Les transformations sont faites de manière aussi simple que possible, et permettent le retour très éventuel de l’autocar à son état initial. Elles comportent le remplacement des roues par des roues métalliques, le remplacement de l’essieu avant par un essieu fixe, le remplacement des pare-chocs par d’autres plus hauts (à la hauteur de tamponnement SNCF) et plus résistants (on sait ce que valent les pare-chocs de l’industrie automobile !), l’addition d’un attelage arrière pour la remorque, l’adaptation de la signalisation arrière, la réduction de l’effort de freinage du fait de la moindre adhérence roue/rail, le montage d’un avertisseur type SNCF, la modification des échelles d’accès à la toiture devenues latérales.
Quelques autres améliorations sont effectuées : réduction du nombre de sièges de 40 à 34 pour donner plus d’espace, dégagement de plateformes intérieures devant les portes, cache-roues en tôle sur la carrosserie, peinture rouge et gris type autorails de l’époque. Les résultats.
Avec une consommation de 17 litres aux cent kilomètres, l’engin est très économique. Les vitesses atteintes sont honorables, même avec une remorque bien chargée, du fait de la faible résistance au roulement sur voie ferrée par rapport à une route: 70 km/h sont facilement maintenus en palier, mais une rampe de seulement 10 pour mille réduit la vitesse à 45 km/h, et au-delà, c’est du 15 à 20 km/h seulement.
Le grand problème est la fragilité générale : les organes de roulement, normalement protégés sur route par des pneus qui font un gros travail d’amortissement de chocs et de vibrations, ici « encaissent » mal le roulement sur rails. La fragilité générale d’un engin de conception automobile (organes mécaniques sous-dimensionnés, tôles trop fines, carrosserie fragile, etc.) font que, finalement, la série de 10 autocars sur rails Floirat ne durera pas et retrouvera rapidement la route vers 1953.







Petit album des nombreuses autres adaptations de véhicules automobiles à la circulation sur voies ferrées.












1 réflexion sur « Quand les automobiles préfèrent rouler sur une voie : on les comprend. »
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