Les “Outrance” Nord : celles que l’on poussait ainsi.

Surnommées “Outrance” parce que les équipes de conduite pouvaient les pousser à outrance, tellement elles étaient endurantes, ces locomotives du Nord ont remplacé les fameuses Crampton dont l’unique essieu moteur commençait à ne plus pouvoir transmettre la force de traction que l’alourdissement des trains réclamait notamment par manque d’adhérence au démarrage. Dotées de deux essieux moteurs, plus puissantes, les “Outrance”, elles, ont été mises en tête des trains rapides du Nord de la fin du XIXe siècle, et elles ont excellé dans leur tâche, avant d’en être chassées par les Pacific.

Un magnifique modèle d’une “Outrance” construite en échelle “1” (=1/32e, voie de 45 mm) par Chris Ludlow et par John Butler. Outre ses talents qui font de lui le “peintre du rail” très reconnu actuellement, Chris Ludlow est aussi un modéliste accompli dans le domaine de la vapeur vive dont la difficulté de conduite des locomotives est au moins équivalente à la difficulté de les construire….
Une “Outrance” vue sur un très beau et très sensible tableau actuel peint par Chris Ludlow : bref, le chemin de fer comme on l’aime et une époque comme on l’aime réunis par la magie de la peinture. Collection Gill Butler.

Pour commencer : la passion des Crampton gagne le monde.

Au milieu du XIXe siècle, la folie des Crampton gagne les réseaux du monde entier et les ingénieurs font du « brainstorming » pour en inventer de plus extraordinaires encore. Peu de gens savent qu’il exista toute une foule de locomotives Crampton très bizarres et qui n’avaient qu’un vague air de parenté avec la locomotive de série qui circula en France, donnant à la Crampton sa forme définitive et connue. L’idée de placer tout à fait à l’arrière l’essieu moteur de la locomotive à vapeur naissante était très justifiée techniquement, mais donna lieu à bien des tâtonnements et des erreurs.

George Stephenson est bien le créateur de la locomotive moderne, et c’est surtout son type 111, dit « Patentee », à essieu moteur central, qui remorque les trains rapides des débuts du chemin de fer sur l’ensemble des réseaux européens. Mais devant la demande de performances accrues, il faut allonger la chaudière et le foyer, ce qui donne une locomotive longue et relativement instable du fait des porte-à-faux avant et arrière.

Cette disposition, en outre, pénalise l’adhérence de la locomotive, car l’essieu moteur central n’est pas assez chargé, le foyer étant porté par l’essieu porteur arrière. En 1845, Stephenson invente la « Rear Driver » (littéralement : « roue motrice arrière ») en déplaçant l’essieu moteur du centre vers l’arrière de la locomotive, le plaçant juste devant le foyer. L’essieu moteur supporte le poids du foyer et offre donc une meilleure adhérence. Mais la locomotive reste longue par rapport à son empattement, et le foyer est en porte-à-faux à l’arrière. La « Rear Driver » n’est pas une réussite totale, mais l’imagination est au pouvoir et d’autres ingénieurs vont s’en emparer.

La locomotive, oubliée depuis, d’un certain Monsieur Sangnier, en France.

George Stephenson a donc créé sa « Rear-Driver », conçue comme machine à grande vitesse, ayant les trois essieux sous le corps cylindrique. Elle se caractérise, par rapport aux créations précédentes, par le fait que l’essieu moteur est celui de l’arrière et non plus l’essieu central, mais aussi par un empattement résolument augmenté. Il n’est pas le seul à avoir eu cette idée, et, en France, un ingénieur du nom de Sangnier construit, en 1840, un prototype dont il est fait un rapport à la Société d’Encouragement en 1852.

Ce rapport est suivi de la description avec planche de la “locomotive construite en 1840 par M. Sangnier”. Il s’agit d’une 210 rigide avec les trois essieux sous le corps de la chaudière. Le cylindre est extérieur, mais incliné, ce qui permet de le placer sur le flanc de la boîte à fumée. On peut supposer que cette boîte à fumée, recevant ainsi toute la poussée motrice, est convenablement consolidée. Cette position permet aussi de donner une grande longueur à la bielle, et ainsi d’éviter les contraintes mécaniques engendrées par l’obliquité des bielles sur les glissières.

Sangnier est contremaître, de 1837 à 1841, aux ateliers de La Ciotat. Comme cette locomotive semble être restée unique, l’historien de la locomotive à vapeur Jacques Payen pense qu’il s’agit de celle fournie pour le chemin de fer de Naples à Castellamare en Italie. Il serait moins probable, pour cet éminent historien, qu’il s’agisse d’une des trois machines faites pour la ligne de Nîmes à Beaucaire. Cette machine semble bien conçue et elle mérite mieux que l’oubli total dans lequel elle est tombée, car, dans les faits, elle est bien la pionnière du type « Rear Driver » ou Crampton sur le sol français.

Peut-être la locomotive Sangnier, ancêtre des “Rear Driver” en France et qui précède l’arrivée des Crampton.

Le réseau français boude la « Rear driver », pour commencer.

La « Rear-Driver » elle-même, telle que George Stephenson la conçoit, elle n’a pratiquement jamais été utilisée sur les lignes des compagnies françaises, sauf pour une série de six machines Stephenson acquises en 1846 par la Compagnie du Lyon-Marseille, certainement pour la section Avignon-Marseille, ouverte de 1847 à 1849.

Ces six locomotives roulent encore en 1857 au moment de la formation du P.L.M. où elles apparaissent sur les inventaires de l’époque. La série se répartit en deux types assez différents : les unes à foyer en « arc de cloître » ont des roues motrices de 1650 mm, tandis que les autres à foyer à ciel plat ont des roues de 1852 mm, d’après les dessins des machines d’Auguste Moreau, auteur peu sûr aux yeux de Jacques Payen et qui « semble prêter à l’emploi de ce type une
extension qu’il n’a pas eue ».

Jacques Armengaud a publié dans son traité de 1862 un schéma d’une machine à foyer en « arc de cloître » mais surtout, donne une très bonne description de la partie mécanique de la locomotive. Il rappelle que Stephenson avait imaginé et réalisé depuis plusieurs années la disposition des trois essieux sous le corps cylindrique de la chaudière, de sorte que le corps d’essieu des roues de derrière se trouve sous le foyer, au lieu d’être reporté au-delà comme dans les précédents systèmes. Cette disposition est généralement adoptée parce qu’elle permet d’augmenter vers l’arrière de la locomotive la longueur de la chaudière et des tubes, et donc d’augmenter d’autant la surface de chauffe, donc la puissance de traction.


Dans cette locomotive, l’axe des roues motrices est à 28 cm en avant de la boîte à feu. Les petites roues porteuses, jusque-là situées à l’arrière, sont désormais au milieu, et la troisième paire se trouve reportée sur le devant de la machine. Cette nouvelle disposition permet, avec raison, à certains ingénieurs de dire que la machine a été rallongée par l’avant au lieu de l’être par l’arrière. Les cylindres à vapeur sont alors placés entre les deux paires de petites roues, et fixés sur le châssis de la machine, au lieu d’être attachés à la boîte à fumée.

Cette nouvelle disposition a plusieurs avantages : le mouvement du lacet, très prononcé dans les machines dites « long boiler » à chaudière allongée et en porte-à-faux, se trouve diminué. On peut aussi placer une plus grande charge sur les roues motrices, donc augmenter l’adhérence au démarrage. Enfin, le centre de gravité se trouve reporté entre les deux paires de roues situées à l’arrière de la machine. C’est ainsi qu’en cas de rupture de l’essieu de devant, chose qui pouvait fréquemment se produire à l’époque, la locomotive reste sur les rails sans basculer en avant. Donc, le moins que l’on puisse conclure, est que Stephenson a vu juste. Mais il est curieux de constater qu’il ne poussera pas plus loin dans cette manière de concevoir les locomotives, et laissera à Thomas Crampton de se faire le champion incontesté de cette nouvelle disposition d’essieux.

Peut-être la locomotive Armengaud ? Ce document semble dater des années 1840 et semble antérieur aux Crampton anglaises.

La « Liverpool » d’un dénommé Crampton.

Thomas Crampton, un ingénieur anglais bien connu à l’époque, a déjà déposé en 1843 un brevet décrivant le principe de l’essieu moteur arrière placé derrière le foyer des locomotives à vapeur. Et il construit, en 1848, une locomotive, la « Liverpool », avec des très grandes roues motrices de huit pieds de diamètre (soit environ 2,55 m), et comprenant trois essieux porteurs avant pour soutenir le corps cylindrique. La machine fait, pendant quelque temps, le service des trains entre Londres et Wolverton, sur le London & North Western Railway, et atteint couramment une vitesse de 79 mph (127 km/h).

Malgré ses performances élevées, elle n’est pas construite en série, car elle est trop longue et trop « raide » pour les voies qu’elle endommage, notamment lors de l’inscription en courbe. Mais Crampton a bien trouvé la solution en sortant l’essieu arrière de dessous le corps cylindrique, et son brevet intéresse les réseaux de plusieurs pays, particulièrement en Allemagne, en France, en Belgique, et aux États-Unis. La Crampton, toutefois, ne trouve de succès durable qu’en France où elle devient la locomotive express classique des années 1850 à 1870.

Les premières Crampton sur le réseau du Nord en 1849.
Locomotive Crampton, fièrement conduite et entretenue sur le réseau de l’Est, conformément aux traditions de ce grand réseau.
Locomotive Crampton Nord datant de 1849, la photographie étant prise vers 1890. Noter la “queue de pie” à lunettes servant de maigre et aléatoire protection de l’équipe de conduite, à défaut d’abri de conduite fermée.
Véritable photographie d’une Crampton Nord prise vers 1890-1900, quand la photographie était assez généralisée en matière d’édition, alors que les Crampton ont plus d’un demi-siècle d’existence et ont- pratiquement disparu.

Des Crampton allemandes et américaines, même.

En 1853, les ateliers Maffei de Munich construisent une très élégante Crampton, « Die Pfalz », pour le réseau du Palatinat. Sous la conduite de l’ingénieur Joseph Hall, surnommé « L’Anglais de chez Maffei », la locomotive est redessinée pour comporter un mouvement placé à l’extérieur des longerons et non à l’intérieur. Ce mouvement est ainsi beaucoup plus accessible pour les opérations d’entretien, et, mécaniquement, les contraintes mécaniques imposées au châssis sont moindres dans la mesure où les manivelles sont extérieures et entraînent l’essieu moteur par l’extrémité. La locomotive est visible au musée de Nuremberg actuellement.

Aux États-Unis circulèrent, sans nul doute, les plus curieuses des Crampton jamais construites. Par exemple, les locomotives du réseau Camden & Amboy avaient un abri de conduite pratiquement à deux étages, le mécanicien étant haut perché tandis que le chauffeur, au ras des rails, chargeait le foyer par-dessus l’essieu moteur qui traversait intégralement l’abri ! La « Lightning » du réseau Utica & Shenectady avait un bogie Norris avant qui précédait un essieu porteur et l’essieu moteur. Plus élégante que la précédente, elle fut un échec, car son châssis était trop fragile.

Vers 1860, les Crampton atteignent leurs limites, malgré leur essieu moteur arrière lesté à 14 tonnes : elles patinent au démarrage, manquant souvent d’adhérence, en particulier pendant l’humide saison d’hiver dans les régions desservies par le réseau du Nord. Il faut bien commencer à songer à des machines à deux essieux moteurs accouplés, bien que les ingénieurs du Nord n’y soient guère favorables. Mais dès 1862, Jules Petiet, qui est directeur du matériel de ce réseau prestigieux, conçoit de très curieuses locomotives-tender à deux essieux moteurs indépendants, à roues de 1,60 m, chaque essieu étant placé à une extrémité de la locomotive, tandis que trois essieux porteurs occupent le centre du châssis, donnant une disposition 01310 très inhabituelle. C’est l’échec.

Ultérieurement, le réseau du Nord essaie une locomotive type 120 du réseau du PLM, à grande vitesse, série 200, du type des machines Forquenot du PO, mais ces locomotives ne donnent pas satisfaction, et manquent de stabilité.

Locomotive Crampton allemande “Pfalz” vue en 1855 après modification et déplacement du mouvement à l’extérieur des longerons.
Locomotive Norris américaine type 210, à essieu moteur arrière, mais les deux essieu porteurs avant sont un bogie, ce qui crée une grande différence par rapport aux Crampton.
Rien à faire !… Les Américains veulent bien accepter des Crampton, mais, vu l’état des voies, avec un bogie.

Les idées de Jules Petiet : originales parce qu’il le faut.

Au sein de la littérature consacrée à ce qui fut exceptionnel dans l’histoire des chemins de fer, il est certain que les locomotives conçues par Jules Petiet trouveraient une place justifiée, car elles n’étaient vraiment pas comme les autres. Elles procédaient d’une démarche technique innovante et de la volonté d’instaurer une politique de vitesse à une époque où le chemin de fer n’y songeait guère.

Né en 1813 au sein d’une grande famille d’hommes d’État, d’hommes de science ou de grands industriels, sorti major de l’École Centrale en 1832, ensuite nommé directeur de l’école, Jules Petiet est Ingénieur en chef du Matériel et de la Traction et Chef de l’Exploitation de la puissante compagnie du Nord dont il s’attache à penser la politique de traction en termes de rendement économique et d’innovation technique.

Par exemple, s’il met en place l’utilisation intensive de locomotives Crampton qu’il modifie avec un sécheur de vapeur de son invention, sur un tout autre plan, il fait baisser de 40 à 60 % le tarif des marchandises lourdes, contribuant ainsi au développement de cette compagnie et à son avance sur les autres. Il conçoit des locomotives à six essieux couplés à une époque où quatre essieux étaient un maximum à peine envisagé, mais Petiet calcule (d’après le François Caron, historien et professeur en Sorbonne) que, parcourant 18 000 km par an dont 50 % en charge, ces locomotives rapporteront 3,35 centimes par tonne-kilomètre, soit un produit brut annuel de 100 000 francs. Le souci du rendement économique rejoint celui de la performance technique. Il meurt en 1871.

Gustave Eiffel, qui fit figurer le nom de Jules Petiet au bas de la Tour Eiffel en faisant la déclaration suivante le 20 février 1889 « pour bien exprimer que le monument que j’élève sera placé sous l’invocation de la science, j’ai décidé d’inscrire en lettre d’or, à la place d’honneur, les noms des plus grands savants qui ont honoré la France depuis 1789 jusqu’à nos jours (1889) ». C’est ainsi que le nom de Petiet figure parmi 72 noms, à côté de celui de Monge qui prononça l’éloge de Claude Petiet, son grand-père, lors de son inhumation au Panthéon, en aussi celui d’Arago qui présenta à l’Académie des Sciences, un mémoire de Jules Petiet.

Pour sa part, le grand ingénieur André Chapelon, lui aussi, fait l’éloge de Jules Petiet : « Dès les origines, sous l’impulsion de son ingénieur du Matériel et chef de l’Exploitation, Jules Petiet, sorti Major de la promotion de l’École Centrale en 1832, dont le mémoire sur l’avance des tiroirs présenté à l’Académie par Arago lui avait valu ses félicitations, le Nord se distinguait dans le service des voyageurs et des marchandises par l’utilisation intensive qu’il sut faire des locomotives Crampton en tête des trains de 12 à 15 voitures, autorisées à 120 km/h et des machines à grande puissance, à grille Belpaire, brûlant du tout-venant à 13 francs la tonne, au lieu de combustible de choix à 20 francs, réalisant ainsi avec les machines de Petiet à 12 roues motrices, des économies de 26,6 % par rapport aux Engerth.

Grâce à la politique de Petiet, en instituant des horaires variables basés sur les heures de pleine mer, il avait pu réduire à 10 heures le temps de parcours de Paris à Londres, il ne fût pas moins heureux au service des marchandises où il fit baisser de 40 à 60 % les tarifs de transport des marchandises lourdes, industrielles au plus grand bénéfice de notre économie.

Préoccupé de l’importance des effets de paroi, accentués par l’humidité de la vapeur, Petiet avait imaginé un sécheur de vapeur à tubes de fumée, lequel appliqué avec succès le 10 février 1860 à une locomotive-tender à quatre essieux, fut ensuite généralisé sur plusieurs types de machines et en particulier sur ces fameuses locomotives à six essieux moteurs. Malgré l’empattement de six mètres de ces dernières et grâce à un jeu de 30 mm ménagé dans les boîtes de ces essieux extrêmes, ces machines s’inscrivaient en courbe de 125 m de rayon, remorquant 250 tonnes à 16 km/h en rampes de 20 mm par mètre et 650 tonnes à 25 km/h en rampes de 5 mm. »

Jules Petiet 1813-1871. Brillant ingénieur, major puis directeur de l’École Centrale puis directeur de la Traction et de l’Exploitation sur le réseau ferré du Nord, il développe le premier une théorie financière de la gestion des locomotives et met au point les concepts techniques qui en feront des machines rentables et performantes. Toutefois, il considère que le confort et l’espace, et même la présence de WC à bord des trains, est contreproductif…

Jules Petiet et les trains à grande vitesse.

Pour Jules Petiet, l’avenir du chemin de fer est dans la vitesse et il s’agit de mettre au point des locomotives aux démarrages rapides et aux grandes qualités d’accélération, capables de remorquer des trains de plus en plus lourds et à des vitesses élevées. Le réseau du Nord excellera ainsi avec ses trains mixtes à grande vitesse roulant de nuit et arrivant à l’aube à Paris, tout comme il mettra en service des trains rapides sur la relation Paris – Bruxelles et Calais qui vont générer un trafic beaucoup plus important que les trains rapides des autres réseaux ne le feront.

C’est en 1849 qu’apparaissent sur le réseau du Nord les premières locomotives Crampton construites par Cail, et cette locomotive est une redoutable machine de vitesse. Or, dès 1852, la Compagnie met en service un train rapide de nuit et deux trains rapides de jour entre Paris et Calais. Seules les Crampton peuvent assurer un service régulier, avec des vitesses de pointe de l’ordre de 120 km/h. Mais les Crampton ont, en fait, de graves défauts, notamment en matière de puissance de traction et de souplesse d’utilisation. En 1869, Jules Petiet écrit que « les machines Crampton, spécialement destinées à nos express depuis environ 20 ans, sont devenues trop faibles pour certains trains ».

Alors Jules Petiet étudie et fait construire, par la firme Gouin, en 1862, une petite série d’essais de locomotives-tender à grande vitesse très particulières. Elles ont deux essieux moteurs totalement indépendants l’un de l’autre, situés à chaque extrémité de la locomotive, et trois essieux porteurs centraux: ce sont donc, si l’on peut dire, des 131, mais nullement au sens classique de la dénomination.

À bien les regarder, et en ayant en mémoire la locomotive Crampton, cette locomotive Petiet serait, en quelque sorte, formée de deux Crampton réunies par leurs avants respectifs, avec confusion de chaque premier essieu porteur en un seul au centre de la machine Petiet :

                                                                          Ooo + ooO =  OoooO

Mais cette locomotive est équipée d’une chaudière très caractéristique de la conception Petiet avec son corps cylindrique élevé et sa cheminée couchée, disposée à l’arrière du corps cylindrique, surplombant la plate-forme de conduite.

La fameuse locomotuve-tender Petiet du réseau du Nord, avec essieux moteurs extrêmes et trois essieux porteurs centraux, donc une 01310, si l’on essaie de la classer ? La disposition curieuse de la cheminée, couchée et débouchant vers l’arrière juste avant la plateforme de conduite, vaut à ces locomotives Petiet le surnom de “Chameau”.
“Chameau” Petiet dans toute son originalité, sinon sa splendeur;

La carrière, discrète, de ces locomotives.

Elle ne fut pas ce que Jules Petiet pouvait légitimement espérer : s’il avait parfaitement réussi d’autres types de locomotives, comme les locomotives-tender à six essieux couplés ou les locomotives-tender type 040 dites « pour fortes rampes », ici, du moins selon l’opinion de l’ingénieur Couche à l’époque, ce fut décevant. La présence des cylindres disposés en porte-à-faux important aux deux extrémités du châssis aurait été à l’origine de mouvements parasites.

En somme, d’après l’auteur L-M. Vilain, pour éviter les problèmes posés par les mouvements des embiellages des essieux moteurs couplés, on avait choisi une solution sans bielles d’accouplement, mais multipliant les moteurs et les disposant d’une manière non conventionnelle dont on ne connaissait pas les effets possibles. En outre, cette machine exerçait, lors des entrées en courbe, de très fortes contraintes latérales sur les rails.

Toutefois, elles roulèrent normalement, mais pas en service pour trains rapides. En 1873, on trouve encore 3 de ces locomotives sur une ligne d’intérêt local en Normandie, dans l’Eure, et elles furent retirées du service en 1878. Jules Petiet, pragmatique, se tourne vers les grands constructeurs anglais, et va importer en France les locomotives conçues par Archibald Sturrock, mises en service en 1867 sur le réseau du Great Northern.

Vive Sturrock, donc.

Archibald Sturrock (né à en 1816 à Petruchie, Angus, en Écosse, décédé à Londres en 1909) est un ingénieur britannique très connu dès le milieu du XIXe siècle. Il devient l’assistant du célèbre ingénieur Daniel Gooch sur le Great Western Railway durant les années 1840 avant d’être lui-même nommé ingénieur en chef de la traction du Great Northern Railway de 1850 à 1866.

Les premières locomotives construites en France d’après les plans de Sturrock, les “Outrance” N° 2821 à 2832, sont étudiées dans le détail par l’ingénieur français Louis Beugniot et construites par la firme Koechlin à Mulhouse en 1870-1871. Ce sont des locomotives du type 120, avec une forte boîte à feu en berceau comprise entre les deux essieux accouplés, donnant une machine compacte, stable, bien assise. Dotée de tubes de 3,17 m, d’un régulateur Crampton à l’extrême avant, d’un dôme volumineux sur la boîte à feu, de soupapes de sûreté à balances, d’un corps cylindrique composé de deux viroles, d’un tuyau Crampton entre le dôme et le régulateur, de cylindres intérieurs et horizontaux avec des boîtes à vapeur verticales et tiroirs commandés par mécanisme Stephenson, cette série de machines se fait remarquer en France par sa conception très anglaise à longerons extérieurs doubles sur toute la longueur, son mouvement intérieur et son échappement à valves.

Principe de la locomotive à cylindres et mouvement intérieurs, placés entre les longerons du châssis. La seule difficulté, à l’époque, est la fabrication du corps d’essieu coudé, véritable “talon d’Achille” des locomotives à mouvement intérieur. Mais le dit “essieu” coudé fera une longue carrière avec les locomotives compound à 3 ou 4 cylindres nécessitant donc à la fois des cylindres intérieurs et extérieurs.

En 1873, la série de machines est modifiée par l’ingénieur Delebecque, avec un faisceau tubulaire allongé à 3,55 m, d’une part, et, d’autre part, l’installation d’un foyer Belpaire dont la grille passe au-dessus du deuxième essieu accouplé, et, modification très visible, le dôme est déplacé vers l’avant de la boîte à feu.

Démunies de freinage à la construction, elles reçoivent un frein à vide en 1876, le Nord faisant des essais de freinage très divers y compris ce système britannique, et, enfin, elles reçoivent le frein Westinghouse en 1895-1896.

Les machines construites entre 1875 et 1877, N° 2834 à 2860, ont un dôme plus petit et placé sur l’arrière de la deuxième virole du corps cylindrique. Elles ont un plus gros tender, un type à trois essieux, comportant 14 tonnes d’eau, et 4 tonnes de charbon, le tout pesant 33 tonnes.

Locomotive Sturrock (à la cheminée près, dit la légende !) type 030 britannique sur le Great Northern vers 1860. La conception du châssis avec des longerons extérieurs au mouvement et aux roues donne des locomotives très stables, robustes, puissantes. Cette disposition permet d’utiliser des cylindres à fort diamètre occupant tout l’espace entre les roues et fournissant une grande puissance. Document The Locomotive Magazine.
Influence durable de Sturrock sur les conceptions nord : par exemple cette série de locomotives type 030 à mouvement intérieur et longerons extérieurs série 3.473 à 3.512. Nord, construite entre 1883 et 1886.
On notera que la série 3.473 à 3.512 est, sur les documents de la compagnie du Nord, appelée “060” à l’anglaise en comptant les roues au lieu de compter les essieux soit “030” ! L’anglomanie règne chez Petiet.
Ces locomotives-tender forment la série 3.021 à 3.075 donnent des 032T surnommées “Courte Queue”. Elles sont mises en service en 1880 et sont, d’après l’auteur Lucien-Maurice Vilain, d’inspiration irlandaise (réseau du Great Southern). La disposition type Sturrock est aussi évidente.

Du type 120 au type 220, mais avec retour au type 120…

Souvent, les locomotives sont profondément modifiées par les réseaux utilisateurs, et le Nord n’échappe pas à la règle. En 1877, l’essieu porteur avant est remplacé par un bogie à deux essieux, faisant passer la locomotive du type 120 au type 220. Plus longue, plus stable, mieux guidée par le bogie, la locomotive roule mieux et s’inscrit parfaitement en courbe. Ces locomotives à bogie ont les numéros 2861 à 2911.

La dernière version de ce type de locomotives est une série de douze unités, avec les numéros de 2201 à 2212, identique aux précédentes, mise en service en 1884-1885, mais avec suppression du bogie qui est assez mal admis par les ingénieurs de l’époque, remplacé par un essieu porteur à boîtes radiales. Le tender accouplé est identique, la machine avait reçu un abri plus confortable que l’ancien écran. Mais finalement ces machines-là passèrent aussi au type 220.

Locomotive “Outrance” Nord du premier type (2.821 à 2.832) à disposition d’essieux 120 avec essieu porteur avant.

De nombreuses modifications ou reconstructions.

Au cours de leur carrière, les “Outrance” sont souvent modifiées ou même reconstruites. La « science ferroviaire » est en marche, mais en est encore au stade expérimental. Toutes les machines à essieu porteur reçoivent un bogie à déplacement latéral, ce qui est le cas des N° 2821 à 2833 en 1890-1892, des 2834 à 2860 en 1894-1898, des 2201 à 2212 en 1891-1892, des 2831 à 2861 en 1896-1900.

La plupart des locomotives portant les numéros de 2821 à 2832 reçoivent un foyer Belpaire, un dôme sphérique reporté sur le corps cylindrique, tandis que la pression de la chaudière est portée à 11 kg/cm². Les chaudières reconstruites reçoivent des soupapes à charge directe placée sur le dôme, puis sur la boîte à feu. Les cabines de conduite sont notablement améliorées, recevant un toit, des pans latéraux. Les locomotives dites « Outrances renforcées » ont des cylindres plus forts, mesurant 460 x 610 mm.

Locomotive type “Outrance” type 220, N°.2.833.(série 2.834 à 2.860) en tête d’un train rapide du réseau du Nord. La garde-barrière est présente : elle porte la tenue traditionnelle et règlementaire, avec une jupe rouge et un tablier blanc pour assurer sa visibilité. Nous sommes en 1877. Très beau négatif sur verre collection famille Petiet.

Les états de service des “Outrance” : brillants.

Normalement, les « Outrance » remorquaient des express de 150 à 160 t, à une vitesse de 60 km/h en rampe de 5 mm/m et descendaient les pentes à 90 km/h et plus en cas de retard, jusqu’à 110 et 115 km/h, ces machines étant très stables.

Lors des essais de 1889-1890, organisés par le réseau du PLM entre Paris et Laroche-Migennes, la “Outrance” N° 2875, avec une chaudière timbrée à 11 kg/cm² et remorquant une seule voiture pesant 17 tonnes, a roulé à la vitesse de 124 km/h entre les points kilométriques 93 et 92, ceci le 1er avril 1889. Avec un train de 147 tonnes, la vitesse a atteint 95 km/h entre les points 96 et 97. Le 31 mai 1889, les essais portent sur une charge remorquée de 215 tonnes et la vitesse est de 80 à 90 km/h, vitesse soutenue de Joigny à Montereau, avec une pointe à 92 km/h. La 2881, remorquant 215 tonnes, a développé une puissance estimée à 415 ch au crochet, ceci à 67 km/h.

De leur côté, les « Outrance renforcées » remorquent des trains de 160 t à plus de 70 km/h en rampe de 5 pour mille, ou 175 tonnes à 60 km/h, en consommant 8,9 kg de charbon au kilomètre.

Les dépôts de La Chapelle, Amiens, Boulogne, Calais, Lille, Aulnoye, ont été titulaires de locomotives Outrance pour remorque des express sur les lignes de Paris à Calais, à Lille, à Aulnoye, à Hirson.

Locomotive “Outrance” type 220 N°2876 série 2821 à 2832. Cliché pris en 1877.

Une fin glorieuse.

Ce fut le destin des «Outrance», comme celui de bien des locomotives de vitesse. Après avoir envoyé, en 1871, les glorieuses «Crampton» à la ferraille, et remorqué les trains rapides luxueux du «Nord», elles connaissent, à leur tour, vers 1900, le triste destin des fins de règne avec une relégation aux trains omnibus des lignes secondaires. Elles abandonnent la prestigieuse ligne Paris-Calais pour aller s’ennuyer dans des dépôts comme Creil, Laon, Tergnier, Hazebrouck… et courir des lignes comme Hesdigneul à St-Omer ou Berguette à Armentières. Pendant la guerre de 1914, les dernières survivantes sont garées dans l’attente de jours meilleurs, oubliées.

En 1923, elles sont réparties dans les dépôts de Creil, Laon, Arras, Lens, Amiens, Aulnoye, Busigny, Tergnier, Hazebrouck, etc.  En 1922, ce sont les premières mises à la retraite : certaines “Outrance” ont totalisé plus de 2 300 000 kilomètres ! En janvier 1931, les locomotives N° 2204, 2211, 2843, 2858, 2877, 2905, et 2907 sont les dernières à partir. La glorieuse page des “Outrance” est définitivement tournée.

Selon l’historien Luc Fournier, grand connaisseur du chemin de fer, le talentueux artiste Pierre Delarue-Nouvellière qui, enfant, habitait Enghien, a écrit dans ses souvenirs  :

“Rare était le passage d’une « Outrance » avec son châssis allongé à l’avant sur le bogie et ses grosses bielles polies. Lorsque je jouais au train, comme tous les enfants, tch, tch, tch, je me transformais en « Outrance » et j’exprimais l’allongement du châssis vers l’avant au moyen d’une attitude particulière, les cuisses presque horizontales, tch, tch, tch ! À grande vitesse, si mon pied rencontrait quelque aspérité, un genou saignant sinon deux témoignait de mon amour pour ces belles locomotives et m’incitait, après pansement, à m’occuper de machines à empattement rigide !”

Locomotive “Outrance” vue en 1913 avant repeinture, dans sa dernière forme avec abri de conduite un peu moins inconfortable. Mais la pureté de lignes des premières locomotives est perdue.

La stabilité par le mouvement intérieur.

Une des raisons de la stabilité exemplaire des “Outrance” est leur mouvement intérieur. Le mouvement d’une locomotive est l’ensemble moteur : cylindres, pistons, bielles, distribution, bref tout ce qui est en mouvement avec les roues et les fait tourner.

La locomotive classique européenne a son mouvement à l’extérieur du châssis et des roues, entraînant les roues motrices par des manivelles extérieures. Très commode pour ce qui est de l’entretien et même du dépannage en pleine ligne, cette solution entraîne des mouvements parasites de la locomotive comme le lacet, le roulis.

Les ingénieurs anglais ont pris l’habitude de loger le mouvement entre les longerons du châssis, les cylindres étant coincés à l’étroit sous l’avant de la locomotive et les bielles disposées sous le corps cylindrique. L’essieu moteur est, alors, coudé, c’est-à-dire en forme de vilebrequin. Cette disposition évite des mouvements parasites et la locomotive est d’une stabilité et d’une douceur de roulement remarquables, même à grande vitesse. Mais cette solution complique terriblement l’entretien : il faut passer sous la locomotive pour intervenir sur le mouvement, et si une bielle chauffe, il est impossible de la démonter et de la déposer sur le bord de la voie pour continuer sa route sans elle, en utilisant les bielles encore valides situées de l’autre côté de la locomotive.

Caractéristiques techniques des “Outrance”.

Type : 120 puis 220

Date de début de construction : 1870

Surface de grille du foyer: 2,31 m2.

Longueur des tubes de la chaudière: 3,50 m.

Pression de la chaudière: 8,5 puis 10 kg/cm 2.

Diamètre des roues motrices: 2,10 m.

Contenance du tender en eau : 8 tonnes

Contenance du tender en charbon : 3 tonnes

Poids du tender : 21, 6 tonnes

Longueur de la locomotive seule : 9,31 m.

Poids de la locomotive seule : 42 à 43 t.

Poids total : 64 tonnes

Vitesse en service: 90 à 100 km/h.

“Outrance” N°2.874.(série 2861 à 2911) en tête d’un train express Nord vers 1880. Le matériel voyageurs hétéroclite montre un retard pour ce réseau, retard qui sera comblé de main de maître après la Première Guerre mondiale.
“Outrance” Nord vue vers la fin du XIXe siècle. Négatif sur verre collection famille Petiet.
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