Traction vapeur : pourquoi ces locomotives géantes ?

La lente et craintive évolution des grands empattements en traction vapeur montre, d’une part, que la course à la puissance était inévitable, mais aussi que l’inscription en courbe posait des contraintes et des limites sévères en matière d’allongement des locomotives. Les ingénieurs allongent les locomotives traditionnelles sur un seul châssis : quatre, cinq, six essieux moteurs. Ils essaient sept essieux moteurs, mais c’en est trop pour la voie et pour les qualités de roulement. C’est une impasse et aucune locomotive à sept essieux moteurs ne pourra circuler couramment et être produite en série. En un deuxième temps, viendra l’ère des locomotives à vapeur Mallet, encore plus grandes, encore plus puissantes, encore plus lourdes. Les réseaux des États-Unis entrent dans l’ère d’une spectaculaire démesure, mais qui est très rentable.

La fascinante locomotive russe à châssis classique et sept essieux moteurs: la « A Andreev ». Unique, elle sera un échec. Gouache de Paul Micklewright, illustrateur anglais de livres pour enfants dans les années 1940.

L’origine du problème.

Lorsque les grands réseaux européens sont constitués et possèdent déjà l’ensemble de leurs grandes lignes, nous sommes vers 1880. La plupart des grandes lignes ont été projetées et même relevées sur le terrain avant 1850, et ouvertes avant 1860-1865. À cette époque, les choses sont fixées pour longtemps, dans l’esprit des ingénieurs. La « science ferroviaire » est connue, décrite, exposée dans des ouvrages théoriques, enseignée dans les grandes écoles d’ingénieurs, et trouve une application satisfaisante sur le terrain. Mais l’imprévu surgit à partir des années 1850 : la demande de transport dépassant les offres et les possibilités des réseaux. La seule réponse technique est l’allongement des trains, donc l’augmentation de la puissance de traction des locomotives, ainsi l’allongement de ces dernières puisque le gabarit a atteint ses limites en matière de largeur et de hauteur. De sérieux obstacles techniques et intellectuels viendront s’opposer à cette augmentation de la puissance, et le chemin sera long pour passer de trois à six, ou même sept essieux moteurs sous un châssis de locomotive.

Le choc de l’inattendu.

Le terme est de François Caron. Il écrit : « On imagine mal aujourd’hui la brutalité avec laquelle ces technologies (ferroviaires), mal maîtrisées, révélèrent leurs insuffisances. Malgré ses aspects théoriques exposés dans les comptes-rendus de l’Académie des sciences, la science ferroviaire se construit au gré de l’expérience. Elle est le résultat d’une lecture critique de ses enseignements. Elle est fille des imprévisions initiales qui furent considérables. Les réseaux se développèrent selon une logique de l’inattendu. » (Voir l’ouvrage de référence « Histoire des chemins de fer en France », Fayard, 1997, page 244).

Les ingénieurs des années 1830 à 1850 ont déjà perçu les nombreuses déficiences techniques des chemins de fer de l’époque, mais ils sont confrontés à une tout autre logique, celle du rendement commercial, des horaires à respecter, et une exploitation qui demande de plus en plus de trains oblige à une certaine improvisation sur le plan technique, tant en matière de signalisation que de sécurité. Les accidents se multiplient et deviennent le « pain quotidien » des cheminots, en dépit des rappels à l’ordre et des efforts des ingénieurs. Le ministre des Travaux publics, en 1853, a beau nommer une commission d’enquête sur la sécurité, pas moins de 121 agents sont tués et 431 blessés sur le réseau français en 1856, par exemple.

Voici ce qui explique l’état d’esprit des ingénieurs du chemin de fer de la seconde moitié du XIXe siècle : une prudence sans limites, une méfiance vis-à-vis de tout ce qui pourrait poser des problèmes supplémentaires, un goût pour les solutions techniques éprouvées, un recours aux enseignements de la sagesse et de la tradition tant pour les choix techniques que pour l’organisation du travail ou de l’exploitation.

Et c’est dans ce climat que se pose le problème de l’accroissement du poids et de la vitesse des trains, donc de la puissance des locomotives. Autant dire que le « ne touchez à rien » ou le « il est urgent d’attendre » sont les mots d’ordre du jour… ou de la décennie.

La naissance des premières solutions.

George Stephenson a rapidement compris, vers 1840, que, en l’état embryonnaire des techniques de la locomotive à vapeur, la seule solution pour diminuer les patinages et augmenter l’adhérence (en attendant d’augmenter la puissance) des locomotives mises en tête des trains lourds de marchandises est la multiplication des essieux moteurs couplés. Le type 030 est donc, pour lui, la locomotive pour trains de marchandises par excellence, laissant la disposition d’essieux à un ou deux essieux moteurs pour les locomotives plus rapides. Sa vision de l’avenir ne va pas plus loin. Il y a adéquation, en 1840-1850, entre les demandes de transport et les réponses techniques du chemin de fer, et Stephenson vit pleinement cette époque heureuse, ne soupçonnant pas, faute d’une vision économique suffisante du monde qui l’entoure, le développement fantastique qui attend les chemins de fer, il ne prévoit pas les locomotives du futur, ni les voies pour les recevoir.

C’est ainsi qu’en France, par exemple, arrivent en grandes quantités en 1845 des locomotives Stephenson type 030 qui seront connues sous le nom de « Mammouth », comme la célèbre 646 du PO qui fonctionna jusqu’en 1884. Au Creusot, cette formule est reprise pour donner la non moins célèbre « Bourbonnais », produite à plus de 1.000 exemplaires pour le PLM à partir de 1848. L’empattement de ces innombrables locomotives type 030 est d’environ 3, 20 à 3, 50 m. Les trains de marchandises peuvent atteindre la centaine de tonnes pour des rampes ne dépassant pas 20 mm/m et une vitesse de 25 km/h, et, pour l’époque, c’est suffisant – mais pas pour longtemps.

Circulant à 25 ou 30 km/h sur des voies tracées avec des courbes et des contre-courbes à rayon serré (moyenne des rayons : 400 m à l’époque), ces locomotives donnent satisfaction et passent même pour le type le plus réussi et le plus adapté de leur temps. Elles vont, en quelque sorte, fixer les choses d’une manière durable, créant autour d’elles des installations de voie qui leur sont appropriées comme les plaques tournantes d’un diamètre de 3,50 m qui sont la première norme dans les gares et des dépôts. La Crampton imposera des plaques de 4,50 m, et, à partir des années 1860, les compagnies iront jusqu’à 5,20 m sur le PLM ou 6 m sur l’Est (d’après Couche Charles, « Voie, matériel roulant et exploitation technique des chemins de fer » Dunod, 1868).

La « Long boiler » : première tentative d’allongement sans toucher à l’empattement.

 André Chapelon écrit : « En 1845, Robert Stephenson, dans le souci d’améliorer le rendement de ses machines et d’éviter la dégradation rapide des boîtes à fumée dont les tôles se trouvaient parfois portées au rouge, songea à allonger le corps cylindrique, créant le type « Long boiler » avec tubes de 37 mm de diamètre intérieur et de 3, 95 m de long donnant un rapport de la longueur au diamètre de 106, bien supérieur à celui de 61 pour les machines précédentes. Mais pour ne pas trop augmenter l’empattement, il reporta l’essieu porteur arrière à l’avant du foyer, ce qui n’était pas favorable à la stabilité à cause de l’accroissement des porte-à-faux. » (Chapelon André, « Histoire des origines de la locomotive à vapeur et de son évolution en France » dans l’ouvrage collectif « Histoire des chemins de fer en France », Presses modernes, 1963)

Effectivement… Stephenson est bien « coincé » ! Le type 030, représentant l’empattement maximal d’alors, dicte sa loi par l’intermédiaire des plaques tournantes et de l’inscription en courbe. Si la « Long boiler » est plus longue, plus performante, notamment en tête des trains de voyageurs rapides qui sont son lot, elle conserve le même empattement que les 111 classiques qui l’ont précédée, et, du coup, la boîte à fumée et le foyer débordent au-delà des essieux porteurs avant et arrière.

Une « long boiler » sur l’ancien réseau du Nord, en 1855. Instable, avec des parties lourdes en porte-à-faux, ce genre de locomotive devra être modifiée en augmentant son empattement, notamment sous le foyer.

Pour être instable, la locomotive « Long boiler » l’est. Un centre de gravité trop en arrière, avec ce lourd foyer rejeté au-delà de l’essieu porteur arrière, leur donne le défaut d’avancer comme un hors-bord, l’avant se soulevant ! La compagnie du Nord entreprend, entre 1848 et 1850, de transformer ses « Long boiler » en reculant l’essieu porteur arrière de 40 cm, le faisant passer en arrière du foyer. La locomotive est devenue stable, certes, mais son empattement est passé de 3,50 m à 4,42 m, brisant la norme des 030, et demandant, désormais, des plaques tournantes d’un diamètre plus fort. Le Nord, selon le mot de Chapelon, « a fait de très grands sacrifices » pour financer l’opération…

Oser quatre essieux couplés.

Vers 1870, les ingénieurs ne sont pas encore totalement mûrs pour le passage à la locomotive de type 040, même si le type 030 commence à montrer ses limites devant l’accroissement du poids des trains. Charles Couche le note bien : « L’accouplement de plus de six roues est encore récent en Europe : plusieurs lignes, même à très grand trafic, comme celle de Paris à Marseille, s’en tiennent encore aux machines à six roues qui suffisent tant que les rampes sont faibles. Des machines plus puissantes marcheraient plus rarement à charge complète, et seraient dès lors moins utilisées. La longueur des trains serait excessive, surtout pour le matériel vide ; les voies de garage devraient être allongées ; la fatigue des attelages serait accrue, et leurs ruptures plus fréquentes. » (Couche Charles, « Voie, matériel roulant et exploitation technique des chemins de fer » Dunod, 1873. Tome II, page 344).

Notons que cette position du PLM en faveur de la petite locomotive est exactement celle des ingénieurs britanniques, mais qui, eux, conserveront cette politique jusqu’à la fin de la traction vapeur au Royaume-Uni où le type 030 restera en service jusque durant les années 1960. Pour y rester fidèle, le PLM sera d’abord amené à pratiquer le renfort en queue sur ses lignes de montagne, avant de se tourner vers le type 040.

En 1855, le Midi achète une 040 autrichienne en 1855 à titre d’essai, mais popularisera, presque par hasard, le type 040 par séparation d’une Engerth de son tender moteur pour en faire une 040 à tender séparé, ceci en 1859. Aux États-Unis, à la même époque, l’ingénieur Ross Winans conçoit, pour le Baltimore & Ohio, la machine « Centipède » du type 240 à roues de 1090 mm (1855). En 1858, le Nord crée ses fameuses 040 dites « à fortes rampes » pour la remorque des trains de charbon sur les déclivités de ce réseau jugé à tort comme plat.

Ces 040 ne posent pas de problème spécial pour l’inscription en courbe, et n’ont pas encore de recours à des artifices technique comme, sur un ou deux essieux, la réduction de la largeur des boudins de guidage ou leur suppression pure et simple, ou, encore, comme l’aménagement de forts jeux latéraux. Les ingénieurs de l’époque, ayant déjà la pratique du surécartement des rails en courbe, trouvent dans cette solution une réponse aux difficultés pouvant se présenter. Les empattements se limitent à des valeurs de 4 130 mm (Nord), 4 140 mm (Midi) ou 3 933 mm (Est), et restent acceptables dans la mesure où les plus petites plaques tournantes ont des diamètres de 4,50 m désormais.

L’ingénieur Jules Petiet ose les quatre essieux moteurs sur le réseau du Nord dès 1859.
Toujours sur le Nord, le réseau des lourds trains de charbon, le type 040 devient omniprésent dès la fin des années 1859. Il va falloir oser le type 050, mais les ingénieurs hésitent, craignant la destruction des voies en courbe.

« Huit roues accouplées, c’est déjà beaucoup : il serait sage de s’en tenir là ». 

C’est ce qu’écrit Charles Couche en 1873. Et il ajoute : « Ici encore, l’exemple, sinon le progrès, est venu d’Amérique : la première machine à dix roues accouplées a été construite spécialement pour le service de rampe de Madison ». Couche trouve cette disposition « regrettable », tant pour la conservation des bandages et des rails, que pour répartir un poids adhérent qui ne dépasse pas 50 tonnes : le jeu n’en vaut pas la chandelle. Couche cite aussi l’exemple des chemins de fer indiens qui ont abandonné le type 050 pour revenir sagement au type 040 sur les rampes du Bhore Graut du « Great Indian Railway ».

Le PO, pourtant, passe au type 050 pour la traversée du Lioran, de Murat à Aurillac, où les longues rampes de 3 pour 1.000 demande, pour la circulation de trains de voyageurs à 40 km/h ou de trains de marchandises de 150 tonnes à 20 km/h une tout autre puissance que celle des 030 ou des 040. Chef-d’œuvre de Forquenot, dénommée type « Cantal », pesant 60 tonnes, approvisionnements compris, ces trois locomotives-tender « ont un succès médiocre » dit Couche, tout à son aise pour saluer ce manquement à la tradition de prudence à laquelle ses collègues du PO ont succombé. Il en rajoute en écrivant que leur charge remorquée dépasse à peine celle des 040, tout en consommant plus, et en s’inscrivant très mal dans les courbes. « Leur seul avantage est une moindre tendance au patinage, conséquence naturelle de leur poids beaucoup plus grand et de leur charge peu supérieure, c’est-à-dire en réalité de leurs défauts. » écrit Charles Couche.

L’escalade du nombre d’essieux moteurs s’accélère : dès 1867, le réseau du PO crée ses locomotives-tenders type 050 pour les dures lignes du Massif-Central, notamment celle du Lioran.

Et pourtant, une fois les ingénieurs bien en possession de la « science ferroviaire » et de ses techniques, la locomotive à cinq essieux accouplés se généralisera au XXe siècle. Ceci se fera surtout sous la forme du type 150.  Dès 1905, les premières 150 européennes apparaissent sur le réseau d’Alsace-Lorraine. Les réseaux suisse et bulgare adoptent ce type de locomotive aux environs des années 1910.  Mais l’Allemagne reste le pays le plus constructeur et le plus utilisateur de ce type, et commande, en 1925, la fameuse série 44, celle des locomotives unifiées pour trains de marchandises. Cette importante série sera fabriquée jusqu’en 1949 à plus de 2000 exemplaires, sans compter les quelque 6 400 exemplaires de la série 52 fabriquées durant la guerre : le type 150 est donc, de ce fait, le type le plus répandu en Europe. Les ingénieurs du XIXe siècle, autour de Charles Couche, étaient loin de supposer une telle audace !

La fameuse série 44 allemande de 1929 construite, notamment et entre autres, par Schwartzkopff à Berlin.
La très célèbre « Kriegslok » allemande, ou locomotive de guerre, est produite à plus de 7 000 exemplaires par toute l’industrie allemande à partir de 1942. C’est l’apogée du type 150 et à châssis classique rigide.
En 1936 l’Allemagne cherche déjà à produire des locomotives-tender lourdes à cinq essieux moteurs et deux bissels. L’inscription problématique en courbe est résolue par l’ingénieur Luttermoller avec déplacement latéral pour les essieux moteurs extrêmes et les bissels. Mais les locomotives à vapeur puissantes n’aiment pas les engrenages…

Gölsdorf multiplie les essieux.

L’Autriche n’est pas en retard au sein de ce mouvement européen vers le type 150 qui la mènera naturellement à tenter le type 160. Le réseau autrichien est, en fait, un habitué de la locomotive à cinq essieux moteurs. En 1900, des 050 à tender séparé sont mises en service, la série 180, et remorquent des trains de marchandises sur les lignes de montagne. En 1909, la série 80 est développée à partir de la précédente et dotée de la surchauffe.  Dès 1909, Gölsdorf dessine une 150, la série 380, avec 2 cylindres et simple expansion et dont les 5 essieux moteurs sont munis de roues de 1410 mm. En 1920, la série 81 est, elle aussi, dérivée dès 380, tandis que des 151T série 82 sont construites entre 1922 et 1928. Mais il apparaît nettement que le type 150 trouve souvent ses limites en service. Il faut aller plus loin.

Un 6ᵉ essieu de plus, allongeant la locomotive, ne peut être intégré dans la conception générale qu’au prix de très savantes innovations mécaniques permettant à la locomotive d’épouser les courbes et les contre-courbes des lignes. Les essieux doivent donc pouvoir se déplacer latéralement. Mais il ne faut pas oublier que les essieux sont accouplés par des bielles et quand un essieu se déplace latéralement par rapport à un autre essieu voisin, la distance qui l’en sépare augmente : la bielle, qui doit être rigide, et ainsi de longueur constante, forcera donc sur les manivelles des roues en étant forcée obliquement.

Gölsdorf n’est pas intimidé pour autant et il parvient à jouer astucieusement çà et là sur les jeux pour éviter que les bielles ne soient trop soumises à des contraintes dépassant les tolérances mécaniques : le 1ᵉʳ essieu porteur peut jouer latéralement sur 50 mm, le 1er, 3ᵉ et 4ᵉ essieux moteurs n’ont aucun jeu, le 2ᵉ essieu joue latéralement sur 26 mm, le 5ᵉ joue latéralement sur 26 mm, et, enfin, le 6ᵉ essieu moteur joue sur 40 mm. À cela s’ajoutent des affinements des épaisseurs des boudins de guidage pour les essieux sans jeu, et, surtout, un très curieux montage sur cardans de la bielle de liaison accouplant les deux derniers essieux moteurs. La locomotive est capable de remorquer 300 t en rampe de 28 pour 1000 à 40 km/h. Mais nous sommes en 1911-1912 : la guerre arrêtera net tout projet d’avenir et la locomotive reste sans descendance, oubliée et ferraillée en 1927.

Locomotive Gölsdorf type 160, à six essieux moteurs, construite en 1911. Les essieux moteurs se déplacent latéralement entre 26 et 50 mm. Les boudins sont affinés, et les bielles du 6 essieu sont articulés. Les limites de la locomotive « raide » classique sont atteintes.

La K 59 du Wurtemberg : la seule 160 allemande.

C’est en 1917, pendant la Première Guerre mondiale, que les ateliers d’Esslingen commencent la fabrication de la première et dernière série de locomotives allemandes du type 160, dessinée dès 1914. La série comprendra, en tout, 44 locomotives. Il s’agit, à l’époque, d’obtenir une locomotive puissante, mais très légère, pour la remorque des trains de marchandises sur les rampes des lignes du Jura Souabe ou de la Forêt Noire, notamment la fameuse ligne de la Geisliger Steige entre Göppingen et Ulm. Ces lignes étant faiblement armées avec des rails ne pouvant pas accepter plus de 16 tonnes par essieu, la locomotive qui pesait 106,6 tonnes fut donc établie sur 7 essieux en tout pour se trouver en dessous de cette limite.

La firme fondée par Emil Kessler accomplit là un chef-d’œuvre qui est salué par l’ensemble des revues techniques européennes. Les jeux des essieux sont poussés au maximum pour permettre l’inscription en courbe, avec 95 mm pour le bissel avant, 20 mm pour le premier essieu moteur, 45 mm pour le quatrième. Les épaisseurs des boudins de guidage sont réduites de 15 mm pour les troisième et quatrième essieux moteurs. Le sixième essieu moteur est guidé par des ressorts hélicoïdaux disposés transversalement et assurant un guidage souple et progressif de cet essieu lors des circulations en marche arrière. Les essieux moteurs sont suspendus par ressorts à lames avec trois balanciers par côté réunissant les essieux deux par deux.

La locomotive est une compound, avec des cylindres haute pression entre les longerons du châssis et des cylindres basse pression extérieurs. Elle fournit un effort de traction de 21 tonnes, lui permettant de remorquer plus de 7.000 tonnes à 15 km/h ou 2.000 tonnes à 60 km/h en palier, charges ramenées respectivement à 1340 et 520 tonnes en rampe de 10 pour 1.000.

Notons, pour essayer d’être complets sur ce thème des locomotives allemandes à 6 essieux accouplés, qu’il y eut aussi une série de 8 locomotives-tender type 162 livrée par Krupp à la Bulgarie pendant la Seconde Guerre mondiale.

La locomotive-tender à six essieux moteurs.

La série 46 des chemins de fer bulgares comporte 6 essieux moteurs disposés sous un châssis rigide monobloc, outrepassant la limite des 5 essieux avec de très nombreux types 050 ou 150 ayant circulé en Europe et dans le monde.

Avec notre 162T bulgare, les roues du troisième et du quatrième essieu n’ont pas de boudins de guidage, tandis que le premier et le sixième essieu ont un fort déplacement latéral, atteignant presque 40 mm pour le premier et 25 mm pour le sixième. Le bissel avant est conjugué avec les déplacements latéraux du premier essieu moteur, selon le système « Krauss », et peut se déplacer latéralement d’environ 160 mm.  Le bogie arrière a un jeu latéral d’approximativement 140 mm, et l’essieu avant du bogie peut se déplacer latéralement de 60 mm. Quel que soit le rayon de courbure, l’ensemble des boudins de guidage travaille. En alignement ou en courbe à grand rayon, ce sont les boudins des deuxième et cinquième essieux moteurs qui travaillent, et sur des courbes à faible rayon, les boudins des premier et sixième essieux sont sollicités en plus. Le rappel du bissel et du bogie se fait par des plans inclinés avec 450 kg de force de rappel en alignement et jusqu’à 4150 kg de force de rappel en courbe à faible rayon.

Le châssis est à barres, et la longueur des longerons dépasse 18 mètres, cette grande longueur demandant un renforcement très étudié pour en maintenir la rigidité, notamment au moyen de traverses disposées en croix. Toutes les suspensions sont compensées, avec des balanciers pour l’ensemble des essieux moteurs. Le châssis est supporté en quatre points, complétés par le point d’appui unique du bissel et celui du bogie.

S’il est certain que l’accroissement de la puissance et les limites de charge imposent de multiplier le nombre d’essieux moteurs, l’inscription en courbe de faible rayon interdit, pratiquement, d’aller au-delà de cinq essieux et encore n’est-ce possible qu’en ménageant de forts jeux latéraux sur les essieux extrêmes. Au-delà, il faut choisir des locomotives articulées du type 030+030 ou 040+040 pour avoir 6 ou 8 essieux moteurs. Mais la complexité et la fragilité de ces locomotives incitent les ingénieurs à rester fidèles à la locomotive classique rigide, quitte à lui imposer un essieu de plus, surtout dans le cas de réseaux à conditions d’exploitation et d’entretien difficiles.

Locomotive-tender type 162 construite en Bulgarie en 1931. Ces locomotives auraient aussi circulé sur le réseau tchécoslovaque.

La dernière tentative en six essieux moteurs : la 160 A 1 de la SNCF.

La 160 A 1 de la SNCF est historiquement la dernière locomotive à six essieux accouplés construite, ceci par une profonde modification, faite par André Chapelon, d’une machine ancienne, modification confinant à la reconstruction intégrale. Nous ne nous étendrons pas sur l’histoire, fort connue, de cette locomotive. Partant d’un type existant, une 150 de l’ancien Chemin de fer de Paris à Orléans, elle est reconstruite entre 1938 et 1940, avec une refonte complète de l’ensemble de ses organes : châssis, foyer, chaudière, cylindres (nombre passé de 4 à 6 et avec enveloppes de vapeur), distribution (devenue par soupapes). Elle est dotée de la surchauffe et de la resurchauffe.

La locomotive se montre capable de rouler à 30 km/h en tête de trains de 1.600 tonnes en rampe de 8 pour 1.000, ou d’atteindre 90 km/h en vitesse de pointe. Elle est même capable de remorquer un train de voyageurs de 13 voitures, pesant 578 t, à 30 km/h sur la dure rampe du col des Sauvages, faisant mieux que les deux locomotives habituellement nécessaires pour effectuer ce parcours en service normal. La 160 A 1 souffre du sort que le chemin de fer réserve aux locomotives uniques : la difficulté de l’inclure dans un « roulement » (c’est-à-dire un service). En effet, elle offre trop de différences avec d’autres locomotives, ce qui impose, à la longue, une lente mise à l’écart après des essais et des parcours en tête de trains de types divers.

Locomotive type 160 SNCF qui est, dans les faits, une 150 du PO transformée par André Chapelon en 1940 et resta un prototype.

Plus loin encore, avec sept essieux couplés en URSS ?

Oui, cela a été tenté. Mais il nous faut nous tourner du côté de l’URSS avec une locomotive prévue au type 172, devenue une unique 272.

La 172 aurait été mise en construction en 1931 pour la remorque des trains de minerai entre le Donetz et Moscou. Cette machine succède au projet du professeur Lomonossov concernant des locomotives du type 060, prévues en 1915, mais jamais construites du fait de la Première Guerre mondiale. Inspirée, d’après « The Locomotive Magazine », par le type K59 allemand et ses excellents résultats, la locomotive tire un usage maximal du grand gabarit soviétique, et de l’absence de courbes de la ligne minière sur laquelle elle devra circuler. Elle était prévue pour la remorque de trains de 2 950 t à 60 km/h. Il n’est pas certain que la locomotive ait réellement été produite, du moins sous cette forme : nous en donnons ci-contre la seule illustration connue pour nous, un schéma élémentaire paru dans la revue anglaise.

Pour ce qui est de la 272, son existence est attestée par plusieurs ouvrages, sous le type AA20. Voici le paragraphe que lui consacre E. Devernay (« La locomotive actuelle », Dunod, 1948.) NB. Le même texte est déjà paru, à l’époque, dans Loco-Revue N°50 en 1947 ! précisant que cette locomotive succède (?) à une Garratt type 241+142 construite en 1933 et démolie en 1937 :

« … elle fut remplacée par une locomotive à sept essieux accouplés (type 272) sous un châssis rigide en barres de 140 mm d’épaisseur. Les premier et deuxième essieux accouplés ont un jeu latéral de 27 mm entre les boîtes et leurs glissières, et le septième un jeu de 70 mm ; ces jeux sont rappelés par des ressorts. Les troisième, quatrième et cinquième essieux ont des bandages sans boudin de 175 mm de largeur. Les deux essieux avant forment un bogie à déplacement latéral de 145 mm rappelé par plans inclinés avec une force de 8 t. Les deux essieux arrière forment un bissel. Le foyer est en acier soudé à grille de 12 m² et prolongé par une chambre de combustion de 2,50 m de longueur malgré laquelle le faisceau tubulaire a encore 7 m. Le moteur est à simple expansion et deux cylindres à tiroirs cylindriques. La vitesse maximum réalisée est de 73 km/h. À 20 km/h, l’effort atteint 30 t et la puissance à la jante est 2.200 ch. La circulation est encore aisée à 45 km/h dans les courbes de 250 m de rayon. Une performance de cette machine est la remorque d’un train de 2.700 t sur une distance de 700 km. »

« The Locomotive Magazine » dans un article très fourni nous apprend que cette locomotive, construite aux ateliers de Lugansk est bien la 172 précédente, mais passée au type 272 par changement du bissel avant en bogie. Le poids total, tender compris, atteint 372 tonnes et la revue précise que la locomotive, qui vient d’être entièrement terminée, est en cours d’essais.

Terminée effectivement en 1934, la locomotive type AA20, nommée « A. Andreev », aurait été exposée à Moscou en 1935, accomplissant là un de ses très rares voyages, car elle démolissait les voies et déraillait sur presque l’ensemble des appareils de voie qu’elle franchissait. Elle ne contribua donc guère à l’édification du socialisme et à la gloire du Parti… mais elle mérite sa place dans l’histoire des chemins de fer pour avoir été la plus grande locomotive jamais construite sur un châssis unique, non articulée, et regroupant sept essieux accouplés. Cela méritait d’être su et apprécié. D’autres sources indiquent deux hypothèses : soit la locomotive aurait été commencée chez Krupp, à Essen, d’après les plans soviétiques et sous la forme d’une 172, puis terminée à Lugansk sous la forme d’une 272, soit la 272 aurait été intégralement construite à Voroshilovgrad en 1934. (Voir l’important ouvrage de Chester Keith « Parovozy – Russian Steam & Soviet Locomotives », Track side publications, Royaume-Uni, 2000).

Faire gros c'est (parfois) moins compliqué que faire petit.
La fameuse AA20 type 272 russe construite et essayée pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce fut, malheureusement, un échec. Toutefois le réseau ferré de l’URSS ne voudra pas, pour autant, passer à la locomotive articulée lourde de type américain.

Anatole Mallet : que sa gloire mondiale ne fasse pas oublier qu’il fut Suisse.

Nous avons déjà longuement parlé de lui dans notre article consacré aux « Big Boy ». Par ailleurs, il existe un très intéressant et très complet livre de Lucien-Maurice Vilain, paru en 1978 (Editions Picador) sur les Mallet du monde entier, ouvrage que nous recommandons.

Si Anatole Mallet est un ingénieur d’origine suisse, il ne songe pas à son pays quand il invente les locomotives qui portent son nom et le rendront célèbre dans le monde entier, mais plutôt à la France où il a fait ses études et où il teste ses premières locomotives articulées. Célèbre et adulé aux États-Unis ou le nom de Mallet est devenu un nom commun désignant les immenses locomotives articulées de ce pays au chemin de fer hors du commun, l’ingénieur est aussi prophète en son pays, car la Suisse avait besoin de locomotives Mallet pour ses lignes de montagne.

Le problème général des locomotives à vapeur des années 1880 à 1900 est l’augmentation de puissance devant l’augmentation générale du poids des trains à la fin du XIXe siècle. Augmenter la puissance demande évidemment que l’on augmente les dimensions de l’appareil producteur de vapeur constitué par le foyer et la chaudière, mais le gabarit étroit des chemins de fer, contrairement au cas de la marine par exemple, interdit cette augmentation des dimensions, sauf, à la rigueur, dans une seule : la longueur. Mais allonger les locomotives, c’est compliquer leur inscription en courbe – exactement comme un camion de grande longueur ne peut contourner le coin d’une rue dans une ville étroite et ancienne. On ne peut rectifier le tracé des lignes et en augmenter le rayon des courbes, sinon au prix d’un travail ruineux et très long de reconstruction intégrale, et, dans un pays de montagnes comme la Suisse, une telle gageure est impossible à tenir : les courbes à faible rayon sont nécessaires, à moins, comme aujourd’hui, de faire de très longs tunnels de base rectilignes sous des chaînes entières de montagnes ! À l’époque de la traction vapeur, une telle solution n’est pas possible, tant pour des raisons techniques (fumées) qu’économiques. Il faudra donc bien jouer non sur le tracé des voies, mais sur la conception des locomotives.

Anatole Mallet reprend le problème à zéro et imagine la locomotive articulée dont les essieux, à l’instar des wagons et des voitures à bogies, sont réunis sous des trucks (ou châssis indépendants) articulés pouvant pivoter dans les courbes.

Le choix en matière de locomotives articulées au début du XXe siècle. En vert : les parties articulées.

L’invention d’Anatole Mallet.

Le principe de la locomotive « Mallet » consiste à utiliser deux trains moteurs (ou « trucks moteurs ») comprenant chacun deux, trois ou même quatre essieux, le premier train étant articulé, avec déplacement latéral et pivotement, le deuxième restant solidaire de la locomotive par le foyer. Outre la souplesse d’inscription en courbe, ce système apporte à la locomotive une grande puissance du fait d’un nombre de cylindres doublé, utilisant au mieux l’expansion de la vapeur : la vapeur travaille d’abord dans le premier groupe de cylindres solidaire de la locomotive en réalisant une détente à haute pression, puis passe dans le deuxième groupe de cylindres du truck articulé, réalisant alors une deuxième détente à basse pression. On obtient ainsi une double détente du type dite compound.

On notera que beaucoup de locomotives « Mallet », surtout aux États-Unis, auront un « truck » moteur solidaire de la locomotive, donc n’ayant aucune possibilité de translation ou de rotation, et il s’agit du deuxième « truck» situé sous le foyer : il est ainsi alimenté en vapeur à haute pression par une tuyauterie classique. Le premier « truck» moteur, celui de l’avant, peut pivoter, s’incliner, et il doit être alimenté en vapeur par des tuyauteries spéciales ayant des rotules et des coulissements étanches, donc très délicats à fabriquer. Le « truck» avant utilise la vapeur basse pression qui a déjà travaillé dans le « truck» arrière. Les locomotives « Mallet » de ce type sont donc, forcément, des locomotives compound.

On gagne donc sur la puissance de traction et l’économie de combustible, d’une part, et, d’autre part, sur les qualités de roulement en courbe :  ces deux qualités conjuguées destinent particulièrement ces locomotives aux lignes de montagne où la puissance et la souplesse sont nécessaires.

Il est vrai que les ingénieurs des réseaux à voie normale européens n’aimèrent pas les locomotives articulées : elles sont complexes, font craindre des difficultés de maintenance ou un manque de robustesse. Et puis, il faut bien le dire, toute nouveauté, tout bouleversement, est très mal accueilli dans le milieu des ingénieurs européens de l’époque qui préfèrent un conservatisme prudent et timoré, car ils sont, sur leurs épaules, la lourde responsabilité de faire que les trains roulent jour et nuit sans aucune panne. Seules les solutions sûres et éprouvées sont reconnues et utilisées – et, dans une certaine mesure, on ne peut leur en faire le reproche.

Par contre, ceux des États-Unis  en font un usage assez suivi, notamment pour les trains de marchandises très lourds. Sans doute le poids professionnel et moral est moins grand sur leurs épaules, et le goût du risque et de l’innovation est plus développé dans le Nouveau monde.

En Europe, ce sont bien les ingénieurs des réseaux de montagne, en voie normale comme sur le Saint-Gothard, et surtout en voie étroite, qui ont le plus grand recours à la locomotive « Mallet » car ils n’ont pas d’autre choix. En France, les grands réseaux nationaux n’ont pas eu de « Mallet » L’exception confirmant la règle sera les deux locomotives américaines et éphémères 6001 et 6002 de l’ancien Est, sous la forme 130+030, construites en 1908 et disparues dès 1922 et 1928, et quelques rares autres locomotives « Mallet » sur des lignes secondaires en voie normale et en voie métrique.

S’intégrer dans les débuts de la traction vapeur en Suisse.

En attendant d’être la championne du monde de la traction électrique avec un réseau totalement électrifié à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Suisse, à la fin du XIXe siècle, n’a pas encore électrifié ses grandes lignes dans la mesure où la traction électrique en est encore à ses débuts et n’est considérée que comme intéressante pour les lignes urbaines, les tramways ou les lignes de montagne à crémaillère. Il faut bien, donc, utiliser la locomotive à vapeur et ceci pose de nombreux problèmes de traction sur des lignes à profil sévère, sans compter d’autres comme la nécessité d’importer du charbon.

Mais une industrie suisse de la locomotive à vapeur se développe, et les solutions les plus innovantes sont employées, comme celle des locomotives « Mallet » sur les lignes de montagne. C’est pourquoi le « Central Bahn » Suisse peut commander, à la société de constructions de Winterthur, une série de douze locomotives type 020+020 à tender séparé pour la traction des trains de marchandises.

Proches des « Mallet » du type locomotive-tender déjà en service sur la compagnie, offrant beaucoup de points communs avec des locomotives construites pour l’État de Bade, ces locomotives à la ligne élégante et fine habituelle des machines suisses, sont capables de remorquer, en rampe de 27 pour 1000, des trains de 190 t à une vitesse de 20 km/h. Cette performance peut paraître modeste actuellement, mais pour l’époque, c’est tout à fait acceptable, et ces locomotives font une carrière normale.

Les « Mallet » suisses du Saint-Gothard sont, elles aussi, exceptionnelles. Cette ligne, qui relie Lucerne à Chiasso, point de passage en Italie, se compose de tronçons à profil relativement facile, n’offrant pas de déclivités supérieures à 10 pour mille., et de sections où les rampes dépassent 26 pour mille. Entre Lucerne et Erstfeld les déclivités les plus fortes sont de 10 pour mille, puis la voie s’élève alors vers Gœschenen par une série de rampes de 26 pour mille avec une inclinaison moyenne de 21,9 pour mille. Dans le grand tunnel long de 14 984 mètres, on trouve une longue rampe de 5,8 pour mille suivie de pentes de 0,5 et de 2 pour mille. Ensuite la voie se dirige vers Bellinzona par une suite ininterrompue de pentes dont l’inclinaison moyenne est de 18,6 pour mille entre Airolo et Biasca, et 8 pour mile de Biasca à Bellinzona. Entre cette dernière ville et Lugano, les rampes atteignent 26 pour mille dans un sens et 21 dans l’autre. Elles sont de 16,7 pour mille entre Lugano et Chiasso.

Sur les sections à profil accidenté, la vitesse maxima des trains les plus rapides, entre deux stations, ne dépasse pas 34 km/h : encore faut-il recourir à l’emploi de la double traction, combinée avec le poussage en queue dès que le poids des trains express dépasse 90 tonnes, valeur très faible, même pour les pratiques de l’époque.

La Compagnie du Gothard est donc amenée à faire étudier des locomotives assez puissantes pour que l’on puisse augmenter la vitesse moyenne sur les sections difficiles, tout en évitant la double traction. Ces machines devaient également pouvoir atteindre sur les lignes de niveau une vitesse assez élevée pour permettre la suppression des relais d’Erstfeld et de Biasca a pied des grandes rampes.

Outre des locomotives du type 230 pour les trains de voyageurs et de messageries, la compagnie fait construire, chez Maffei en Allemagne, des locomotives à six essieux moteurs et à adhérence totale (donc sans essieux porteurs) qui sont, à l’époque, les plus puissantes d’Europe. Construites en 1890, ces machines se montrent capables de répondre au cahier des charges du réseau, et remorquent des trains d’une centaine de tonnes à 20-25 km/h sur les rampes les plus sévères de la ligne. Mais, dès les années 1910, ces charges sont insuffisantes, tellement la demande de transport est forte. Il faudra toutefois attendre la traction électrique des années 1920 pour résoudre le problème.

Locomotive-tender « Mallet » suisse type 030+030 ou Ed2x3/3. N°151.Construite en 1894.
Dès 1913, l’Allemagne se mettra à la ocomotive-tender articulée type 040+040. Série 96. ici la N°022.

Petit album des rares « Mallet » françaises.

Locomotive-tender « Mallet » type 020+020. N°103. Réseau du PO-Corrèze. Construite en 1906
Une des superbes locomotives-tender type 030+030 « Mallet », actuellement préservées, en service sur le réseau du Vivarais.
En voie normale, il n’y a pas eu de généralisation de locomotives « Mallet »sur le réseau national des anciennes grandes compagnies et de la SNCF (à notre connaissance), et seules des lignes secondaires d’intérêt local, comme le Avricourt-Blamont-Cirey ont eu un ou deux exemplaires. Coll.Serge Bleicher.
Autre exemple, tout aussi rare, d’une « Mallet » française en voie normale, ici sur le réseau de l’Hérault.
Les seules « Mallet » en voie normale d’un grand réseau français à notre connaissance : les deux 6001-6002 du réseau de l’Est, essayées entre 1908 et 1928, construites aux USA, comme cela se constate sur cette carte postale.

C’est aux Etats-Unis que cela se passera.

C’est bien aux USA que les idées de Mallet trouveront, contrairement sans doute à ce que leur auteur supposait, leur terrain d’application à grande échelle, non au niveau du compoundage qui est relativement peu appliqué, mais surtout au niveau de l’articulation. La tradition américaine est, comme ailleurs dans le monde, la « straight locomotive », terme que l’on pourrait traduire par locomotive rigide, droite, d’une seule pièce. L’essai, en 1903, par le Baltimore & Ohio Railroad, d’une locomotive articulée de type 030+030 est faite dans le cadre d’une course à la puissance, donc au nombre d’essieux moteurs. Le problème est de parvenir à six essieux accouplés : en fait, on découvre que cinq essieux accouplés est un maximum pour l’inscription normale en courbe d’une locomotive à châssis rigide. Diviser le châssis en deux sous châssis comportant chacun trois essieux apparaît comme la solution : c’est l’émigration aux USA de la locomotive « Mallet »articulée, avec, ici aussi, une forte et immédiate intégration dans les mœurs du pays.

Aux USA, comme en Europe, les limites de la « straight locomotive » (locomotive rigide) sont atteintes avec six essieux moteurs. Ici la 261 N°9000 de l’Union Pacific, construite en 1926.

L’aventure des « Challenger ».

Lorsque l’Union Pacific se met à la locomotive articulée, c’est au lendemain de la Première Guerre mondiale avec des 1-4-4-0 destinées à la remorque des trains lourds et lents. Le réseau est satisfait de ces machines et renonce à ses 260 à 6 essieux accouplés qui torturent les voies dans les courbes. Devant l’accroissement du poids des trains, l’Union Pacific commande, en 1936, une série de 40 locomotives de type 2-3-3-2 qui prendront le nom de Challenger. Engagées sur la plupart des lignes du réseau, ces locomotives se révèlent tellement performantes et rapides que l’on les retrouve en tête de trains de voyageurs de 20 voitures, roulant à travers les déserts du Nevada, entre Salt-Lake-City et Los-Angeles, à près de 120 km/h ! En 1942, le trafic intense créé par l’effort de guerre américain oblige l’Union Pacific à commander 65 Challenger supplémentaires et quelque peu modifiées au niveau de la chaudière et de l’articulation du truck moteur avant. Leur règne prend fin durant les années 50 avec l’arrivée massive de la traction Diesel. Une d’entre elles a été préservée et elle est en état de marche.

Pour bien comprendre ce que furent les performances de ces locomotives, il faut les comparer avec les meilleures locomotives européennes de l’époque pour trains de marchandises qui pouvaient remorquer des charges d’environ 1000 à 1200 t à une vitesse maximale de 100 km/h. Ici, c’est approximativement 4000 t à une vitesse de 100 km/h, et  7000 ou même 8000 t à une vitesse de 60 km/h, en tête de trains de charbon comptant une centaine de wagons.

Mais le diamètre des roues motrices des « Challenger » est assez fort pour permettre des marches à plus de 110 km/h, autorisant ces locomotives à la traction de trains de voyageurs lourds. Les écrans pare-fumée, rappelant les locomotives de vitesse européennes, témoignent de ce type de service rapide.

Une « Challenger » américaine, réseau de l’Union Pacific.
Locomotive « Challenger » N°3950 en route dans la traversée des Rocheuses.
Double traction spectaculaire avec une « Challenger » et une « Big-Boy », soit 1000 tonnes à elles-deux, en tête de train de 7 000 tonnes comprenant 83 wagons. Seul le réseau de l’Union-Pacific pouvait oser…

Un « gros garçon » entre en scène.

Revoir, sur ce site « Trainconsultant » l’article consacré à la « Big Boy » (littéralement « gros garçon ») qui est, gigantisme oblige, l’une des locomotives articulées système « Mallet » les plus connues. Elle est, à son époque, la plus impressionnante et la plus belle des locomotives américaines, et la fierté de l’Union Pacific, dont le réseau de l’Union Pacific dessert l’ensemble de l’Ouest Américain. Le point noir du réseau se trouve sur les lignes traversant les Rocheuses, et le problème de la traction de trains de plus en plus lourds sur les rampes à 15,5 pour 1000 des Monts Wasatch. La solution est une locomotive articulée à disposition d’essieux type 240+042, comportant donc, d’avant en arrière, deux essieux porteurs, un « truck » de quatre essieux moteurs, un deuxième « truck » de quatre essieux moteurs, et enfin deux essieux porteurs. Le tender, lui, repose sur sept essieux. Longue de 40 mètres avec son tender, soit plus du double de la longueur des plus grandes locomotives européennes ou américaines classiques, elle fait sensation quand elle est présentée en 1941, notamment avec sa consommation : 80 000 litres d’eau et 11 400 kg de charbon au cent kilomètres !

Les 28,5 tonnes de charbon et surtout les 190 tonnes d’eau du tender sont avalées en deux ou trois heures dans les conditions habituelles d’exploitation de ces locomotives, car la « Big boy » est non seulement puissante, mais aussi très rapide. Elle peut rouler à plus de 120 km/h, ce qui est exceptionnel pour ce genre de locomotive lourde, et elle donne sa puissance maximale à 100/110 km/h pour remorquer des trains de 4 000 tonnes, à 33 km/h sur une sévère rampe de 8 pour 1000, mais aussi de 3 000 tonnes à 112 km/h en palier.

Locomotive type 2442 dite « Big Boy » de l’ «Union Pacific ».
La « Big Boy » en modélisme, échelle « 0 », fabrication tout laiton par la firme américaine KTM.
On essaiera même des articulées à deux fois cinq essieux moteurs, comme sur le réseau minier du Virginian.
Allons plus loin encore : en 1910, le réseau de l’Érié se lance dans le genre « Triplex » avec trois trucks moteurs à quatre essieux. Noter la cheminée d’échappement, pour le troisième truck, sur le tender.

Garratt invente la Garratt

Mallet n’est pas le seul inventeur de locomotives géantes et articulées. Lorsqu’un jeune ingénieur, Herbert William Garratt, se présente chez Beyer-Peacock en 1906 en revenant d’Australie avec un projet de locomotive très bizarre sous le bras, il a de la chance de ne pas être jeté dehors… La vénérable firme anglaise venait de toucher un nouveau directeur à court d’idées, et le projet Garratt venait juste à point pour sauver l’honneur du directeur et donner à croire qu’il pensait.

L’aventure de la locomotive Garratt démarre en Tasmanie. Ce pays possède un réseau minier en voie de 0,61 m long de 27 km, et il passe commande, chez Beyer-Peacock, pour une locomotive en cet écartement, mais souhaitant qu’elle ait une grande puissance pour la remorque de trains lourds. La firme en est à ses réflexions quand un jeune ingénieur, Herbert W Garratt se présente avec un projet de locomotive permettant de développer de grandes puissances tout en ayant un très faible poids à l’essieu, ceci pour les lignes hâtivement posées et à moindre coût dans les pays neufs.

Les dirigeants de Beyer-Peacock, qui ne savent quoi proposer à la Tasmanie, s’intéressent au projet de Garratt qui pourrait correspondre tout à fait au cahier des charges des chemins de fer de ce pays. Garrat propose de réaliser une locomotive qui pourrait circuler sur des voies étroites, sinueuses même, et qui, pour ce faire, reposerait sur deux trucks moteurs comme le font les wagons ou les voitures de grande longueur reposant sur des bogies.

Par contre, il serait possible de faire que le foyer et la chaudière puissent occuper tout l’espace désirable laissé libre entre les deux trucks moteurs, et ainsi donner à une locomotive à voie étroite un foyer et une chaudière de très grandes dimensions. En effet, dans une locomotive classique, le foyer et la chaudière sont posés sur un châssis roulant sur des roues : il y a peu d’espace disponible sinon qu’en hauteur. Avec le projet Garratt, le foyer peut descendre librement jusqu’au niveau des rails, et être aussi large que la locomotive elle-même. La firme Beyer-Peacock livre donc à la Tasmanie, en 1909, deux locomotives Garratt à titre d’essai.  C’est le succès total et ces locomotives restent en service jusqu’en 1930.

Les premières « Garratt ».

Ces deux locomotives de Beyer-Peacock sont donc la première série de Garratt jamais livrée, et elles sont le début d’une longue aventure. Hélas, pas pour Herbert William Garratt qui préfère, depuis de longues années déjà, le whisky à la planche à dessin et qui meurt alcoolique en 1913, sans vivre la fantastique aventure des locomotives qui porteront son nom.

Ces premières Garratt sont des locomotives de type 020+020, et elles sont compound, solution qui restera relativement peu reprise pour les Garratt suivantes. Elles portent sur leurs trucks moteurs leurs réserves d’eau et de charbon, ce qui augmente l’adhérence – du moins à pleine charge au départ, comme dans le cas des locomotives-tender. Le fait que les deux trucks moteurs pivotent donne à la locomotive une excellente inscription en courbe et une tenue remarquable même sur les voies les plus mauvaises.

Locomotive « Garratt » anglaise de 1924 pour les réseaux en voie étroite de 601 mm.
Locomotive « Garratt » anglaise type 020+020 des années 1920 en voie normale.

Mais, comme les cylindres sont solidaires de trucks qui sont mobiles par rapport à la chaudière, il faut prévoir un système de passage de vapeur avec des tuyaux articulés reliant la chaudière aux cylindres, ce qui ne manqua pas de poser quelques problèmes de fuites initialement, corrigés par la suite avec une fabrication très ajustée des sphères servant d’articulation.

Une longue descendance.

Le système Garratt fut développé jusque sur des locomotives en voie normale et de très grandes dimensions. En Angleterre, il y en eut quelques-unes, et en Espagne, il y en eut beaucoup à partir des années 20, de type 130+031, ou de type 141+141. La France en construisit pour le réseau algérien sous la forme 231+132, pesant 216 tonnes et remorquant des trains de 500 tonnes du Maroc à la Tunisie sur la grande ligne parallèle à la côte. Les plus impressionnantes furent les Garratt de Rhodésie ou des East African Railways du type 241+142.

La locomotive Garratt circule sur des voies étroites et sinueuses comme sur des voies en écartement normal, et elle repose sur deux groupes d’essieux dits  « trucks » moteurs comme le font les wagons ou les voitures reposant sur des bogies. Chaque groupe d’essieux est disposé comme le châssis et les roues d’une locomotive entière : on trouve ainsi des trucks du type 130, 140, 231, 242, etc.

La locomotive Garratt est volontairement très longue, ce qui évite, comme dans le cas des locomotives classiques courtes, de placer la chaudière et son foyer juste au-dessus des roues. Comme les roues sont rejetées à chaque extrémité de la locomotive, le centre de la locomotive est ainsi dégagé jusqu’au niveau des rails, donnant la place nécessaire pour loger un très gros corps cylindrique et un grand foyer descendant jusqu’au niveau des rails.

Le foyer et la chaudière occupent l’espace laissé libre entre les deux trucks moteurs, et ainsi donnent à une locomotive pour voie étroite un foyer et une chaudière de très grandes dimensions : si nous sommes en voie étroite, nous pouvons établir une locomotive ayant une chaudière digne de celles en voie normale, donc donnant une beaucoup plus grande puissance que celle fournie par une locomotive en voie étroite.

Les cylindres sont sur les trucks, et ils sont donc mobiles par rapport à la chaudière : ils doivent ainsi être alimentés par un système de tuyaux articulés, ce qui ne manque pas de poser quelques problèmes de fuites initialement. La firme Beyer-Peacock, construit la première Garratt, devient un spécialiste mondialement reconnu, étendant le système jusque sur des locomotives en voie normale et de très grandes dimensions. Les « Garratt » rejoindront la légende des géants et pourront « jouer dans la cour des grands » à tous les sens du terme.

Très belle « Garratt » des «East African Railways » en voie de 1037 mm en Rhodésie du Sud (devenue Zimbabwe). Peinture parue dans The Locomotive Magazine dans les années 1930.
Le principe de la répartition des charges par essieu (demeurant toujours très faibles) avec une « Garratt ».
« Garratt » algérienne, de construction « Franco-Belge », pour la voie de 1055 mm en 1931.
« Garratt » algérienne pour la voie normale. Construction « Franco-Belge », locomotive.231+132.231-132 série BT1.1936.
« Garratt » algérienne type 231+132 de 1936..
« Garratt » espagnole, type 231+132, des premières années 1930.

1 réflexion sur « Traction vapeur : pourquoi ces locomotives géantes ? »

  1. Magnifiques, on lit on relit on regarde on apprend, et on repart à nouveau chercher un détail. MERCI.

Commentaires fermés

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