Depuis des siècles et des siècles, des coursiers, à pied ou à cheval, transportent le courrier et parcourent des empires ou des royaumes, bravant risques et périls. L’organisation du courrier est une des tâches principales des premiers royaumes et empires, et les rois de France doivent l’affronter. Par exemple, à la fin de l’Ancien régime, la « malle poste » (le terme “malle” deviendra “mail” en anglais, en attendant de devenir “e-mail” pour l’univers, toutes galaxies comprises) permet une liaison régulière entre Paris et Toulouse en trois semaines : ce sera le meilleur score. Mais, d’un seul coup, avec le chemin de fer, ce même courrier ne mettra plus qu’une vingtaine d’heures. Le Royaume-Uni utilise même des trains postaux dits “Royal Mail” dès 1844 sur la relation Londres-Twyford, et adopte peu après un système de ramassage et de dépose des sacs de courrier en marche. L’attaque du train postal Glasgow-Londres en Angleterre, en août 1963 reste un modèle de professionnalisme dans les milieux concernés, tandis que les USA, eux, mettent au point des voitures postales blindées résistant aux voleurs et aux collisions dès la fin du XIXe siècle…
Mais voilà… entre 1839 et 1939, un siècle de transport de courrier bien mystérieux est effectué sur le sol français, furtivement, d’abord par la route, en malle-poste, puis en train dès que la construction des voies ferrées le permet. Longtemps, ce train n’est pas accessible aux voyageurs, et quand il l’est, il cache sa véritable identité sous des noms comme “Peninsular Express” ou “Bombay Express” ou “Malle des Indes” ou encore “Indian Mail” pour les brochures de la CIWL, un train qui accepte ou refuse les voyageurs selon ses humeurs. Mais qu’était-ce donc que cette Malle des Indes qui traversait la France de nuit ? Fallait-il être un maharadjah pour pouvoir prendre place dans ses mystérieuses voitures ? Et que contenaient-elles ?

L’origine de l’affaire : le courrier de Sa gracieuse majesté.
Lorsque le Royaume-Uni constitue son immense empire, le premier problème posé est celui de son administration et du transport du courrier. Le courrier britannique à destination des Indes l’un des plus importants, mais le transporter sur 22 000 km demande cinq longs mois en empruntant d’abord la route maritime (Londres, Gibraltar, Alexandrie), et la remontée du Nil jusqu’au Caire, puis en lui faisant effectuer une traversée du désert à cheval pour retrouver la mer Rouge où le courrier prend le bateau à vapeur pour rejoindre Aden et les Indes. Notons, pour les gens bien informés, que le canal de Suez n’est mis en service qu’à partir de 1869…
À partir de 1839, la France accepte pour son ennemi préféré le passage et le transport du courrier entre Calais et Marseille, trajet effectué en une centaine d’heures par la route et qui évite le long détour par l’océan Atlantique et Gilbraltar. Entre grands colonisateurs, une certaine solidarité est la moindre des choses…
Dès que c’est possible, le courrier utilisera les chemins de fer pour gagner du temps sur les parties terrestres de son itinéraire. Par exemple, en 1845, à l’arrivée à Paris, la caisse de la malle poste anglaise est retirée du véhicule, puis transportée par rail sur un wagon plat de Paris à Orléans, puis reprend la route jusqu’à Roanne pour reprendre le train jusqu’à Lyon, puis termine son voyage par la route jusqu’à Marseille ! Cette longue série de transbordements représente, à l’époque, le moyen le plus rapide.

Le train en continu, enfin, pour le courrier des Indes.
En 1848, la compagnie du Nord a achevé la ligne directe Boulogne-Paris. La voie ferrée offre enfin une possibilité de transport continu entre la côte de la Manche et Paris. Le Nord forme un train appelé désormais la Malle des Indes. L’achèvement de la ligne impériale Paris-Lyon-Marseille en 1856, permet un trajet totalement ferroviaire sur le sol français, d’une mer à l’autre.
Et c’est vraiment à ce moment-là que la légende naît : ce train prioritaire qui roule vite, de nuit, et qui franchit à toute vitesse les gares dans lesquelles on a garé les autres trains pour lui laisser la voie libre, devient l’objet d’une fascination. On se laisse aller à croire qu’il transporte de l’or, des diamants, des trésors mystérieux, des armes, des espions… On rêve de pouvoir l’arrêter et d’ouvrir ses mystérieux wagons sans fenêtres, gardés par des hommes armés et soupçonneux. La réalité est, pourtant, beaucoup moins romanesque : il s’agit bien de courrier administratif, d’argent pour payer les militaires et les fonctionnaires britanniques des Indes, et sans doute aussi de courrier public tout à fait ordinaire.
Pendant les années 1850-1860, le train connaît son époque la plus active, et le courrier échangé entre Londres et les Indes est très volumineux. L’affaire est bonne pour le PLM, et pour Marseille – mais pas pour longtemps en ce qui concerne cette dernière ville. Durant la guerre de 1870, et pour éviter le théâtre des hostilités, la Malle des Indes passe par la Belgique, l’Allemagne et l’Italie jusqu’à Brindisi, mais retrouve l’itinéraire français en 1872 sans pour autant revenir à Marseille qui se contentera ultérieurement, en guise de lot de consolation, d’un curieux et discret “Bombay Express” dont nous donnons, plus loin, un horaire datant de 1930.

En effet, en 1871, le tunnel du Mont-Cenis a été ouvert entre la France et l’Italie, donnant un itinéraire plus court entre Paris et la plaine du Pô par la vallée de la Maurienne. Marseille a donc définitivement perdu ce trafic, et les paquebots de la « P. & O. » désertent le vieux port marseillais au profit de celui de Brindisi, à la pointe extrême sud de la péninsule italienne, selon le principe qu’il faut toujours privilégier le transport par fer au transport par mer à l’époque, vu la lenteur des navires et les progrès des trains.
Brindisi se réveille de son passé de port oublié qui fut celui de l’embarquement des croisades, et c’est seulement sous les rois de Naples que son développement commercial reprend : c’est l’œuvre de l’ouverture du canal de Suez en 1869, d’une part et d’autre part, c’est l’œuvre des grandes percées ferroviaires alpines suisses avec le tunnel du St-Gothard mis en service en 1882 et celui du Simplon en 1906.
Pendant la Première Guerre mondiale, Brindisi est aussi le centre des opérations militaires italiennes dans l’Adriatique. Une curieuse et inattendue période nait pour cette ville : après la chute de Mussolini en 1943 : Brindisi est alors le siège du gouvernement Badoglio, qui désengage l’Italie de toute alliance avec l’Allemagne durant la Seconde Guerre mondiale.


Des voyageurs cachés à bord de la Malle des Indes ?
En 1880, c’est, pour la Malle des Indes, l’occasion d’un grand changement : le train est enfin ouvert au service des voyageurs. La Compagnie Internationale des Wagons-Lits (CIWL) l’inscrit dans ses horaires et y intègre ses voitures-lits en bois de teck. Selon les pratiques de l’époque, le train roule à 80/90 km/h en vitesse de pointe, ce qui exige quelque 48 heures pour faire le trajet Calais-Brindisi. Mais, au moins, le voyage se fait dans des conditions de confort remarquables auxquelles la CIWL a toujours habitué ses clients. Les fonctionnaires royaux ou les « businessmen » britanniques se rendant aux Indes deviennent des clients réguliers de ce train.

Deux trains pour le prix d’un.
Le 13 mars 1890 se tient à Paris une réunion entre toutes les compagnies de chemins de fer concernées pour améliorer le temps de parcours. “La Malle” (pour les intimes) est alors dédoublée en deux convois : d’une part, un train de voyageurs avec deux fourgons à bagages, un restaurant, deux ou trois voitures-lits, sous le nom de “Peninsular Express” (dit “Péninsulaire Express” en bon français sur les guides CIWL), et d’autre part un train postal sans nom puisque sans aucun voyageur autre que les convoyeurs anglais et français. La légende du nom de “Malle des Indes” persiste et elle est telle que le nom sera toujours attribué à l’un ou l’autre des deux trains indifféremment.

Pour le Peninsular Express, il s’agit d’un train direct Paris – Brindisi, toujours formé de voitures-salon et de voitures-lits de la CIWL. Pour le prendre, les Britanniques peuvent quitter Londres tous les vendredis à 15 h 15, et prendre un train à Calais qui les fait arriver en gare de Paris-Nord à 23 h. Le Peninsular Express les attend et quitte cette gare à 00 h 15 et arrive à Brindisi le dimanche à 16 h, ayant roulé tout le samedi et une bonne partie du dimanche. Dans le port italien, le paquebot attend à quai et appareille à 22 h. L’aventure maritime de la route des Indes commence avec le trajet par le canal de Suez.
En 1920, le train comprend pas moins de dix wagons-postes, une voiture-restaurant, deux voitures de première classe et deux fourgons de service. La charge des trains est élevée : de 525 à 560 tonnes en 1930. En 1939, à la déclaration de la Seconde Guerre mondiale, la Malle des Indes et le Peninsular Express sont définitivement supprimés. La légende seule demeure, mais peu de personnes s’en souviennent encore.


Autres remarques : pourquoi le courrier ne prend-il pas le bateau ?
Pourquoi utiliser le chemin de fer et la Malle des Indes alors que le courrier, pense-t-on, devrait voyager par bateau ? Le courrier, à l’époque, préfère le train, car, en dépit des progrès permis par la navigation à vapeur, le bateau reste très lent et irrégulier. Pour traverser les océans, si la voie terrestre n’en permet pas le contournement, le bateau est certes obligatoire. Mais dès que l’on peut, on décharge le bateau pour mettre le courrier dans le train et c’est pourquoi les routes maritimes sont « court-circuitées » par des trajets en train partout où c’est possible. Il est intéressant de savoir que, jusqu’au début du XXe siècle, les voyageurs se rendant à New-York, par exemple, restent dans le train le plus possible et embarquent le plus tard possible pour réduire le trajet en bateau, choisissant Cherbourg, Brest ou Nantes. La construction des chemins de fer de Corse et de Sardaigne a été faite dans le but d’obtenir un raccourci pour la traversée de la Méditerranée et pour gagner quelques jours entre Marseille et Alger – réalité qui, toutefois, n’a pas abouti vu la lenteur des chemins de fer en question qui laissaient toutes leurs chances aux bateaux à vapeur.

Autres remarques (suite) : les serre-freins de la Malle des Indes sont-ils des Maharadjahs ?
Les aiguilleurs de l’époque se souviennent de ce train qu’il fallait faire passer en priorité. Du haut de leur cabine d’aiguillage vitrée, ils voyaient, dans la nuit, les serre-freins, perchés sur les wagons, dans leurs guérites ouvertes à tous les vents. Ces malheureux serre-freins s’entouraient la tête de bandes de tissu pour ne pas se cogner le front ou le crâne lorsqu’ils s’assoupissaient. Les enfants voyaient aussi parfois ces serre-freins assoupis dans leur guérite quand le train passait de jour dans les gares et, sans doute, pensaient qu’il s’agissait de mystérieux maharadjahs accompagnant leurs malles en direction des Indes… La légende naissait ainsi, humblement.
Petit album des Indes à l’époque de la Malle.




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