Lorsque, avant le XIXe siècle, le chemin de fer est un moyen de transport industriel, installé dans des mines ou des cours de grandes manufactures, permettant à des chevaux de tirer de lourdes charges pour un effort jusqu’à dix fois moindre que sur le sol ou sur des pavés, le souci de la sécurité est loin d’être une préoccupation.
A partir des années 1820, quand l’usage de la locomotive à vapeur se généralise, il en sera tout autrement, car il d’agit de masses en mouvement dont la lourdeur se chiffre en centaines de tonnes, et dont la vitesse est, de très loin, plusieurs fois supérieure à ce que l’homme n’avait pu atteindre jusque-là. En quelques décennies, on passe du pas lent des chevaux, des diligences ou du roulage, à la centaine de kilomètres heures des « express ». Et c’est, selon le mot de l’historien François Caron dans son remarquable ouvrage en trois tomes « Histoire des chemins de fer en France » (Fayard), le « choc de l’imprévu », celui de la très forte demande de transport qui submerge les réseaux à partir de 1850. Ce choc les oblige à faire une surenchère en matière de vitesse et de capacité de transport, et à s’engager dans une politique acceptant la part du risque. Les 55 morts de la catastrophe de Meudon, en 1842, sont finalement acceptés comme étant le prix à payer pour le progrès, pour une grande partie de l’opinion publique, et pour le poète Lamartine lui-même chantre du développement économique et technique.
C’est alors que les choses changeront et que, sans aller jusqu’au principe de précaution à la manière actuelle, le chemin de fer sera obligé de s’armer devant le risque et de pratiquer une révolution dans les esprits, celle de la sécurité. Toutefois, l’art d’ouvrir les parapluies gagnera rapidement sa place dans les principes fondamentaux dont la hiérarchie des compagnies de chemin de fer fera sa doctrine. Si les textes, lois, décrets gouvernementaux sont à mettre en oeuvre, ils le seront en se déchargeant de toute responsabilité vis-à-vis des exécutants situés en bas de l’échelle, les hommes des voies, des cabines d’aiguillage, des gares, des locomotives et des trains. En effet, tout accident est, a priori, la conséquence d’une négligence ou d’une ignorance des textes, quand ce n’est pas le fait de l’alcool ou de « tares » héréditaires que le “bon peuple” possède malgré sa bonne foi. D’ailleurs, Emile Zola a très bien décrit celà dans « La Bête Humaine», ou Paul Nizan dans son roman « Antoine Bloyé » (nous recommandons cette œuvre peu connue de Nizan qui se trouve en vente sur internet).
Les affiches présentes dans les dépôts ou les ateliers, dans les cantines ou sur divers lieux de travail montrent souvent des attitudes négligentes ou irresponsables qui, certainement. Certes, cela a pu exister, mais n’a pas été, pour autant, une composante permanente et généralisée du comportement des cheminots.
Premiers gestes, premiers réflexes contre l’insécurité créée par les personnes extérieures au chemin de fer.
On ne dit pas encore d’eux qu’ils sont des « non autorisés » mais le problème de la présence de personnes indésirables sur les voies est très ancien, car il s’est déjà posé pour les grandes routes. Les premières voies ferrées établies sur de longues distances et parcourues par des trains à vapeur sont considérées comme de véritables lieux de promenade publics.
Le ballast est recouvert de sable et forme une voie bien plane, très commode pour les piétons, tandis que les paysans préfèrent le ballast sablé aux routes embourbées et défoncées pour emmener leurs animaux à la foire. Les premières compagnies sont obligées, comme en témoignent encore de nombreuses gravures de l’époque, à faire précéder leurs trains par un cavalier soufflant dans une trompette et écartant les promeneurs. Ce cavalier sera, d’ailleurs, bien utile pour les équipes de conduite qui l’envoient en éclaireur vérifier si tout est prêt pour l’arrivée du train dans la prochaine gare : voilà la première liaison « sol-train » établie…
Comme pour les LGV d’aujourd’hui, le souci d’enclore les lignes de chemin de fer s’impose devant l’abondance des promeneurs de toutes sortes, croisant des voitures à chevaux roulant avec deux roues entre les rails et deux roues à l’extérieur. La loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer impose aux compagnies des clôtures pour toutes les lignes, des deux côtés et sur toute leur longueur. L’administration seule a le droit de déterminer le type de clôture, et la haie vive, d’après les textes légaux, semble être la seule solution à la fois durable dans le temps et efficace. Il faudra au moins une décennie pour que les lignes soient ainsi intégralement rendues à la seule circulation des trains.
Le premier postulat : l’homme est seul capable d’assurer la sécurité des grands systèmes techniques.
Les réseaux des années 1840-1850, tant pour la France que pour l’ensemble des pays européens, utilisent une armée de gardes postés le long des voies et le Royaume-Uni, lui, choisit d’utiliser d’authentiques agents de police ! Les compagnies recrutent en masse des surveillants dans les gares, des agents armés de trompettes et de drapeaux, pour assurer la marche des trains dans ces conditions de cohérence et de sécurité. Certains auteurs qui ont décrit le chemin de fer de leur temps comme Emile Zola, toujours, ou Marcel Proust constatent que, dans les gares, on siffle, on agite des cloches ou des drapeaux, et qu’un bruit infernal vient s’ajouter à celui des locomotives qui manœuvrent et des tampons qui résonnent. Toute la sécurité et les ordres se font par le son, et tout réussit par le coup d’œil et le doigté très professionnel des mécaniciens ou des hommes d’équipe.
Tout est humain, pour ne pas dire artisanal, et les compagnies, qui ont choisi l’armée comme modèle d’efficacité reconnu à l’époque, font que des hiérarchies entières d’hommes de tous grades, en uniforme, commandent des aiguilleurs qui courent en tous sens pour aller actionner leurs leviers dispersés sur les appareils de voie. Mais, aussi, les hommes d’équipe, les visiteurs, eux aussi courent d’un point à un autre pour atteler, vérifier les freins, fermer des portières. Chaque départ ou chaque arrivée d’un train prend l’aspect d’une bataille !
Le « Choc de l’imprévu » de ces années 1840-1850, avec son trafic qui déborde rapidement les possibilités techniques des réseaux, ne manquera pas, on s’en doute et on ne pouvait que le craindre, de créer au mieux des retards, des saturations de gares ou de lignes, et au pire des accidents dont le nombre finit par alerter l’opinion et les pouvoirs publics pendant le Second empire. Devant tant de perfection règlementaire où tout est prévu, le cheminot est le responsable de l’imprévu, il est le maillon faible. S’il survit au drame qu’il a (forcément) provoqué, il est soupçonné d’avoir des tares héréditaires ou d’être alcoolique – Zola, avec « La bête humaine » ne manque pas de décrire cette situation.
Que fait la police ?
Dans le vocabulaire utilisé pour les chemins de fer lors des premières décennies, les termes des règlements sont ceux de la loi du 15 juillet 1845 : « Les dispositions ayant pour objet la police, la sûreté et l’exploitation des chemins de fer ». Le règlement général du 15 novembre 1846 comporte cinq titres : le service des stations et des voies, le matériel de l’exploitation, la composition des convois, le départ, la circulation et l’arrivée des convois, et enfin la perception des taxes et des frais nécessaires.
Le chemin de fer dans son ensemble est considéré, légalement, comme un terrain dépendant d’une « police », et on dit d’un chemin de fer qu’il est « bien policé » pour dire qu’il est sûr, que ses règlements sont au point et appliqués, y compris dans son exploitation et même son matériel roulant. Cette utilisation semble ne plus exister vers la fin du XIXe siècle, et l’on utilisera le terme de « sûr» ou de « sûreté » pour désigner cette qualité dont le chemin de fer est, effectivement une brillante illustration. Pourtant, aussi, on appelle à l’époque « affaires de simple police » ou « affaire de police générale » ce qui, aujourd’hui, relèverait de notre « police des chemins de fer » (délits, fraudes, etc…).
Aujourd’hui, nous avons tendance à privilégier le terme de « sécurité » et à oublier l’ancien mot de « sûreté ». Si l’on ouvre les très anciens numéros de la RGCF, le mot « sécurité » n’existe pas avant 1880, et le terme n’apparaît dans la presse publique que vers les années 1910, comme on peut le voir dans une page de l’ « Illustration » datant du 18 juillet 1914, montrant que, pour les chemins de fer, la sécurité est liée à la signalisation et à son respect.
On pourra, avec intérêt, relire la page 35 du numéro de janvier 1880 de la RGCF avec ce titre « Note sur les appareils de sécurité appliqués à la manœuvre des aiguilles » : il s’agit d’appareils assurant, par enclenchement, le positionnement des lames des aiguilles et évitant les entrebâillements, ou rendant impossible le déplacement des lames pendant le passage d’un train sur l’appareil de voie. Il semble que ce soit bien là le début des appareils dits de « sécurité ».
Le deuxième postulat : la mécanique est seule capable d’assurer la sécurité de ses grands systèmes techniques.
Cette pensée est, au milieu du XIXe siècle, le fruits un grand revirement. Voici que vient l’époque du triomphe d’hommes comme Vignier, ou Descubes, en France, Saxby et Farmer au Royaume-Uni et aussi en France, qui mettent au point des serrures, des contrepoids, des renvois d’angle, des enclenchements et des systèmes mécaniques capables de bloquer toute action sur les leviers de commande des aiguilles qui soit incompatible avec une autre déjà engagée et utilisée par un train.
Les ingénieurs de la fin du XIXe siècle ne feront même pas confiance à l’électricité, car elle est fugace et n’offre aucune « traçabilité ». Elle est seulement admise pour actionner des sonnettes et les cloches Léopolder se feront entendre dans les gares pour rappeler aux hommes que, s’ils sont marginalisés, ils ont des responsabilités au moins pour vérifier les trains au passage et détecter les chauffages de boîtes ou… l’absence possible d’une partie du train. Bien entendu : nous sommes avant 1877, année où le frein continu Westinghouse commence sa carrière en France, sur le réseau de l’Ouest.
C’est ainsi que s’est construite cette profonde et ancienne culture de la sécurité ferroviaire en préférant, pour l’exploitation, la logique imposée par la mécanisation la plus complète – on remet des mécanismes de sécurité sur les mécanismes, et on simplifie à l’extrême les tâches encore réservées aux hommes. C’est dans cet esprit-là que le chemin de fer du XXe siècle se développe techniquement et en offrant de grandes garanties de sécurité.
La « professionnalisation » de la sécurité concerne désormais les Compagnies.
Pour preuve de cette évolution vers la sécurité par la technique, en 1901, le décret du 1ᵉʳ mars commence à changer la donne et modifie en profondeur l’ordonnance du 15 novembre 1846 (voir les pages 510 à 519 du numéro de janvier 1901 de la RGCF). Si le préfet du département doit continuer à « assurer le bon ordre tant dans l’intérieur des gares que dans leurs dépendances », les compagnies sont désormais mises au pied du mur pour que la sécurité et la sureté soient assurées dès la construction des installations fixes, des bâtiments et ouvrages d’art, des passages à niveau (qui déjà posent de graves et nombreux problèmes), du matériel roulant, et de l’exploitation. Le ministère des Travaux Publics est chargé de vérifier et de n’autoriser que des installations et un matériel roulant conformes aux « règlements » — on ne dit pas encore « normes », mais l’esprit en est déjà là. C’est bien ce ministère qui jugera, sur plans et propositions de compagnies, de ce qui peut ou ne peut pas « assurer la sécurité des voyageurs » comme on pourra le lire à la page 511 du numéro de la RGCF en question. En particulier, c’est de là que date l’interdiction de la double-traction (sauf cas exceptionnel), l’obligation de mettre la locomotive en tête, l’interposition d’un fourgon entre le tender et la première voiture, l’obligation d’un système d’alarme à la disposition des voyageurs, etc..
La signalisation mécanique, qui a commencé son évolution vers une unification pour tous les réseaux en 1885, se trouve désormais au cœur du problème de la sécurité de l’exploitation, et, seul maillon faible dans la chaîne mécanique de la sécurité, l’homme – et plus spécialement l’aiguilleur et le lampiste qui éclaire les signaux la nuit – ne peut prouver son utilité qu’en obéissant d’une manière aussi immédiate que passive aux signaux : il est, désormais, une pièce, rien qu’une pièce, d’un lourd mécanisme qui est sûr parce que presque totalement matériel et le moins humain possible. Seuls quelques appareils de sécurité comme les enclenchements et serrures des cabines d’aiguillage peuvent l’aider et le protéger des conséquences de la lourde responsabilité qui l’écrasera au cas où…. Mais, avec le bloc automatique par circuits de voie, l’électricité est enfin reconnue, tandis que l’automatisation des postes d’aiguillage avec des systèmes pouvant, par leur force motrice, remplacer la force musculaire de l’aiguilleur, sera le dernier grand progrès, généralisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
La sécurité pour les cheminots dans leur travail.
En 1943, la RGCF publie son premier article sur ce thème dans un article intitulé « La prévention des accidents du travail à la SNCF » signé par Beauvois, chef de la Section centrale de la Sécurité du Personnel de la SNCF.
Premier article ? Oui, et non, car les problèmes de sécurité ont été longuement abordés antérieurement dans la rubrique juridique de la RGCF, et concernant les cheminots (ou les veuves) qui ont intenté une action en justice auprès des compagnies après un accident du travail. La démarche de la SNCF s’inscrit dans l’esprit des années 1930 et veut être une réponse positive au problème du danger dans le travail et il s’agit bien ici d’actions préventives et d’un engagement. Beaucoup de choses ont changé depuis le Front Populaire. Et ajoutons que la « Fiche d’accident de travail » unifiée, permettant des statistiques très précises, a été mise en service le 1ᵉʳ janvier 1941 et permet de voir clair.
Sur la page 123 du numéro de septembre-octobre de la RGCF, on peut lire que le nombre d’accidents mortels pour l’année 1932 est de 282 agents tués (il y a environ 400 000 cheminots en France). Les progrès réalisés dans les conditions de travail diminuent de la moitié ce chiffre jusqu’en 1937, mais l’embauche massive de personnel non formé et inexpérimenté lors du régime des 40 heures, et aussi la dégradation des conditions matérielles et humaines du travail pendant la Seconde Guerre mondiale font qu’en 1942, on remonte à 227 cheminots sont tués lors de leur travail (ces chiffres ne comprennent ni les accidents des apprentis, ni les faits de guerre).
Aujourd’hui, le personnel est environ deux fois moins nombreux que celui des anciennes compagnies réunies, mais la productivité a plus que doublé, et les trains sont plus lourds et beaucoup plus rapides. D’après le Rapport annuel sur la sécurité des circulations ferroviaires pour 2013 : sur les 85 personnes qui ont, hélas, trouvé la mort sur le réseau ferré français, les personnes « non autorisées » à s’y trouver sont au nombre de 45, les usagers (inconscients) des passages à niveau sont 29, il y a quatre voyageurs et surtout trois membres du personnel SNCF. La sécurité du personnel du réseau ferré, donc, a progressé d’environ 100 fois depuis les années d’entre les deux guerres, et, pour ce qui est des anciens réseaux du XIXe siècle, seule une recherche longue et difficile permettrait de retrouver des chiffres dont on préférait, à l’époque, les garder secrets. Ils ne devaient pas être montrables.
Les affiches, pancartes et notes : témoins, aujourd’hui, des premières mesures de sécurité.









Les fameux dessins du document de 1937 du réseau de l’État « Instruction générale pour la sécurité du travail-IST. »
Voici une (importante) sélection de ces fameuses illustrations de l’ « IST » État de 1937. Certaines apparaîtront deux fois, car elles sont regroupées par deux sur une page. Noter que le cadre rouge concerne ce qui est interdit et le cadre vert ce qui est recommandé.






































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