L’alimentation par le sol, ou APS : c’est depuis 1894.

La présence de l’électricité dans les rails commence dès les années 1830, lorsque les premières lignes de chemin de fer sont construites. Il ne s’agit pas encore de traction, car cela concerne le télégraphe : les ingénieurs cherchent à éviter les coûts de l’installation de longues lignes aériennes. La Revue Générale des Chemins de Fer (RGCF) de novembre 1883 décrit un fait assez curieux : un inventeur allemand, un certain Guillaume Weber prend sa plus belle plume et écrit une lettre, le 12 juillet 1838, à la direction du chemin de fer de Leipzig à Dresde pour proposer la construction d’un télégraphe électrique qui utiliserait tout simplement les rails de roulement comme conducteurs électriques. Il donne comme principal avantage du système est qu’il contribue à la sécurité du chemin de fer par le fait que toute rupture de rail serait immédiatement décelée par la mise hors service du télégraphe. Par contre, le but n’est nullement d’assurer la sécurité des mouvements ou de l’exploitation : ce sont les rails seuls qui intéressent Weber, et non les trains qu’il considère comme étant des gêneurs, puisque le télégraphe ne pourrait fonctionner que quand il n’y a aucun train en ligne, les essieux venant malheureusement créer un court-circuit entre les rails de roulement !

Mais c’est bien, à notre connaissance, la première fois que l’on envisage ainsi l’intrusion de l’électricité dans le monde ferroviaire. Ici, elle sera sans suite directe, mais on installera bien sur la ligne en question, en 1836, un fil électrique isolé dans une gaine de chanvre, et servant à transmettre aux gardes-barrière des avis de passage des trains. Le système est si peu performant qu’il est démonté en 1837… « Chose étrange, conclut la RGCF d’alors dans son style très XIXe siècle, c’est cette idée même de Monsieur Weber que nous voyons reprise en 1880, et appliquée en Amérique, avec tous les développements qu’elle comporte, au Block System électro-automatique dénommé Union Electric Signal System ». L’électricité, en tout cas, ce n’était pas pour la traction… du moins pas avant longtemps.

L’électricité : enfin envisagée pour la traction, mais ce fut long à venir.

L’alimentation par le sol, ou « APS » pour faire branché, passe aujourd’hui pour aussi chic que récent, notamment à Bordeaux avec son magnifique tramway tout neuf et objet d’une légitime fierté locale. Mais, mille regrets et excuses, l’APS est une très vieille innovation ferroviaire et remonterait à 1894, quand il s’agit des tramways à qui on demande de plus en plus d’abandonner le fil aérien pour des raisons plutôt esthétiques que techniques. Alors commence l’aventure du pavé Diatto.

C’est lui, le fameux pavé Diatto qui, inséré dans la chaussée des rues, assure l’alimentation électrique par le sol dès la fin du XIXe siècle, il y a donc bien longtemps, et avant le fameux APS actuel.

Aujourd’hui, le retour de l’APS marque une innovation plus linguistique que technique, comme d’habitude, avec notre époque de délitement du langage. Très « up to date », ce progrès ne manque pas de retrouver la très ancienne problématique posée par l’insertion de la traction électrique dans un système technique déjà complexe et nullement préparé à cette mutation.

Au début était le tramway qui a tout inventé en s’inventant.

Au début était le tramway paisiblement remorqué par un cheval… La RGCF s’appelle alors “Revue Générale des Chemins de Fer et des Tramways” entre 1898 à 1924, soit pendant un quart de siècle. Elle suit l’évolution technique d’un chemin de fer qui passe sans difficulté des chevaux ou de l’air comprimé à la traction électrique, que ce soit par batteries puis par rail conducteur placé dans un caniveau ou par fil aérien.

Cette adoption généralisée et rapide de la traction électrique par le tramway (et non par le “grand” chemin de fer qui la boude) se fait pour de nombreuses raisons très évidentes de propreté, de silence, d’efficacité, liées à une circulation en milieu urbain. C’est pourquoi le tramway, aux yeux des ingénieurs des chemins de fer des dernières décennies du XIXe siècle, est, par excellence, le grand utilisateur de la traction électrique.

Le tramway se contente de peu, notamment d’une petite centrale électrique locale, et n’a besoin que de faibles puissances, de faibles performances, de faibles vitesses. Des véhicules circulant seuls, ou avec une ou deux remorques, et parcourant une rue encombrée, ne sont pas, à vrai dire, considérés comme étant des trains et ne posent nullement la complexité des problèmes rencontrés sur les grands réseaux avec des masses de plusieurs centaines de tonnes se déplaçant à 100 km/h et demandant une énergie considérable et des voies au nivellement parfait.

Le tramway, devenu un inconditionnel de la traction électrique, prend son courant là où il le peut et comme il le peut, sans être un adepte exclusif de l’alimentation par le sol. Dès l’installation des premières lignes, on trouve aussi bien des fils aériens que des caniveaux électriques.

Le réseau parisien, par exemple, trouve une étroite imbrication entre de nombreux systèmes, et c’est plutôt en banlieue que le fil aérien domine, alors que, dans les quartiers chics de la capitale, on apprend au tramway à faire dans le caniveau… Ce caniveau, d’ailleurs, accumule à plaisir et à satiété tout ce qui y tombe : pièces de monnaie et montres (à la grande joie des ouvriers d’entretien), feuilles mortes, rats crevés, papiers gras, boue, bésicles, monocles, légions d’honneur, boutons de manchette, cailloux, poussière et eaux de pluie. C’est une des raisons de leur disparition assez rapide et pourtant le tramway a enlaidi et encombré les rues de Paris d’une façon bien moindre que les blocs de béton et les bornes en plastique actuels posés au nom d’une révolution écologique et cycliste. Mais, passons…

De nombreux systèmes de captation électriques à perche, à “lyre”, avec un fil ou deux fils, ou par caniveau placé dans l’axe de la voie ou sous un des deux rails de roulement, sont essayés et utilisés à profusion, d’un réseau à un autre, au gré des municipalités et des carnets de relations des inventeurs. Car l’électricité, et plus particulièrement le tramway, passionne les scientifiques et les inventeurs des années 1880 à 1910.

Un modeste exemple de la complexité des systèmes d’alimentation des tramways parisiens, ici sur la ligne ET (Enghien-Trinité) vers 1920.
Les modes de traction sur le réseau des tramways parisiens en 1910 : en gris les chevaux, en violet la vapeur, en vert l’air comprimé, en rouge les innombrables systèmes électriques (voir le détail sur la légende de la carte).
En 1900 : la place de la République est dédiée aux rails en tous sens. Au siècle suivant, elle est dédiée aux “manifs” en tous sens, tout aussi branchée et dans une atmosphère toute aussi électrique.

C’est bien le métro qui retiendra le plus l’alimentation par le troisième rail latéral près du sol, car il doit rejeter le fil aérien. La présence quasi générale des tunnels impose, pour réduire le coût des travaux, un gabarit plus restreint et c’est bien l’avantage fondamental du rail au sol qu’est celui de ne pas réclamer le « gabarit électrique » que les ingénieurs de la SNCF connaissent bien actuellement. Aujourd’hui encore, des millions de d’habitants des grandes métropoles du monde entier contemplent, matin et soir, tous les jours, le troisième rail latéral en attendant leur rame, exactement comme le faisaient leurs ancêtres en 1900.

Les avantages espérés d’une alimentation près du sol, sinon “par” le sol.

Qu’espèrent donc tous ces ingénieurs qui installent ainsi, courageusement, des rails de contact près du sol ? Le système au sol commence son très long règne dès les premières électrifications urbaines (métro, tramways) et de banlieue de la fin du XIXe siècle, puis parvient à gagner un certain nombre de lignes de montagne ou interurbaines. Dans ce système, le conducteur est constitué par un fer profilé portant sur des appuis isolants qui reposent eux-mêmes sur les traverses de la voie. Pour les lignes de tramway, le rail en question prend la forme d’une goulotte mécanique logée dans un caniveau sous la chaussée, caniveau surmonté d’une fente longitudinale permettant le passage d’un bras équipé d’un frotteur.

Placé juste au-dessus du sol, ou sous le sol, dans un caniveau, le grand avantage d’un pareil conducteur réside dans sa rigidité grâce à laquelle il ne subit de déformation sensible, ni sous l’influence de son propre poids, ni au passage du frotteur de prise de courant. Disposant ainsi d’une surface de frottement immobile et pratiquement parallèle aux rails de roulement, on élimine les défauts de contact dus aux ondulations ou au fouettement du conducteur aérien.


À l’époque, les ingénieurs estiment, d’après la RGCF, que la plus grande section qu’il est possible de donner à un conducteur au sol compense largement l’infériorité de ce que l’on appelle à l’époque la « conductance » du fer par rapport à celle du cuivre. Sur une ligne de contact aérienne en cuivre, la section utile ne dépasse pas pratiquement 200 à 250 mm², et, dans la mesure où cette section n’est pas toujours suffisante pour jouer son rôle de transporteur du courant à intensité élevée, on est obligé de l’augmenter au moyen de feeders. Avec un troisième rail, on peut facilement disposer d’une section équivalente à celle d’un conducteur en cuivre de 700 mm 2, et bien que la conductibilité soit diminuée du fait de la résistance des joints de rails, elle reste encore assez grande pour permettre de réduire considérablement les feeders, et souvent même de les supprimer entièrement.

La plupart des lignes à troisième rail en service entre les deux Guerres mondiales sont à 500 ou 600 volts continus. Cependant, la RGCF signale que tension a été portée à 800 ou 900 volts sur le réseau du Central Argentin et sur la ligne de Villefranche à Bourg-Madame et quelques lignes à troisième rail fonctionnent à 1200 volts au Royaume-Uni comme celle de Manchester à Bury sur le Lancashire and Yorkshire Railway, et aux États-Unis comme c’est le cas sur la ligne de Stockton à Sacramento, sur le Central California, ou de Kalamazoo à Grand Rapids, sur le Michigan Central. Cette dernière ligne a même été alimentée initialement en 2400 volts. Mais, en raison de la grande distance (80 km quand même) qui sépare les sous-stations, la self-induction du rail donne lieu, au moment des brusques variations de charge, et particulièrement lors des interruptions de courant résultant de la présence de neige ou de verglas sur la surface de contact, à des surtensions considérables, atteignant plusieurs milliers de volts, et ayant pour résultat l’amorçage d’arcs entre les balais des moteurs. C’est pourquoi les ingénieurs du réseau sont contraints de construire, ultérieurement, une sous-station intermédiaire permettant de réduire à 1200 volts la tension sur le troisième rail. Mais, il n’en reste pas moins vrai que cette expérience du Michigan Central a montré que jusqu’à 2400 volts, l’isolement d’un troisième rail peut être obtenu dans des conditions satisfaisantes, à la condition de maintenir la plateforme du chemin de fer en bon état d’entretien et de propreté.

La première ligne de tramway électrique est installée par Siemens en 1881, sur les Champs Elysées et la place de la Concorde, mais provisoirement et à titre de démonstration. Le succès est au rendez-vous.
Quand Siemens propose son tramway électrique avec fil aérien, l’ensemble des tramways parisiens est autonome, emportant sa source d’énergie avec lui. Ici un tramway Mekarski à air comprimé, avec rechargement à chaque terminus de la ligne.
Le tramway à vapeur, ici du système Rowan, circule aussi dans la capitale à la fin du XIXe siècle.
Les tramways à batterie, avec rechargement à chaque terminus de la ligne, ont plus d’un siècle d’avance sur l’automobile électrique actuelle, et, sans nul doute, moins de problèmes de recherche de bornes….

L’ancêtre de l’APS victime des passages à niveau, et des appareils de voie.

L’emploi du troisième rail donne lieu à certaines difficultés aux points où ce rail doit être interrompu, c’est-à-dire aux passages à niveau et sur les appareils de voie. La coupure du rail conducteur doit avoir une longueur inférieure à la distance séparant les deux frotteurs installés, l’un à l’avant et l’autre à l’arrière de la locomotive ou de la motrice, de telle sorte que l’un au moins de ces appareils soit toujours en prise. L’interruption de courant qui peut néanmoins toujours se produire alors au passage du train donne lieu dans le rail conducteur à une surtension importante pouvant avoir pour conséquence l’amorçage d’un arc entre ce rail et les parties métalliques du matériel roulant. En outre, si, pendant la durée de l’interruption du courant, le circuit intérieur du locomoteur n’est pas coupé, soit automatiquement, soit par le conducteur, les moteurs sont brusquement remis sous tension et il peut en résulter des avaries. Enfin, les surtensions peuvent avoir leur répercussion jusque dans les sous-stations dans lesquelles elles provoquent, soit des coups de feu, soit des déclenchements intempestifs.

Quant aux appareils de voie, le problème de la continuité de l’alimentation y est résolu pratiquement au moyen de tronçons de rail conducteur disposés de part et d’autre de la voie, et que les utilisateurs de l’ancienne banlieue de St-Lazare connaissaient bien, avec leurs coupons de rails isolés et dispersés sur les faisceaux de sortie de la grande gare ou sur les bifurcations. Toutefois, cette solution devient d’une application difficile ou même impossible dans le cas des appareils de voie complexes et à angle très aigu. Aussi, l’emploi du troisième rail n’est pas pratique sur les faisceaux des grandes gares, pour ne pas dire qu’il est carrément dangereux pour les hommes d’équipe. On a été ainsi amené à équiper les voies de ces gares de conducteurs aériens, même sur les lignes normalement équipées avec un troisième rail.

Le débat sur l’emploi du rail conducteur dans les régions à climat froid et connaissant d’importantes chutes de neige fait débat dans la RGCF des années 1920 et 1930. Les partisans du troisième rail signalent que plusieurs lignes de montagne situées dans ce cas sont munies d’un troisième rail, comme c’est le cas entre Le Fayet et Vallorcine, ou entre Venayaz et Le Châtelard, ou encore entre Villefranche et Bourg-Madame. L’expérience de ces lignes a montré que la neige est pratiquement isolante et ne donne lieu, même lorsqu’elle recouvre entièrement le rail sous tension, qu’à des fuites électriques négligeables, et que d’autre part, son enlèvement ne rencontre pas de difficultés sérieuses du fait de la présence du rail conducteur.

Les opposants montrent qu’il est apparu, à l’usage, que les conséquences des importantes chutes de neige et des grands froids sont toujours graves sur la ligne de la Maurienne où les rails de contact constituent un « mur » entre les voies principales, propice à l’accumulation de la neige : certes le troisième rail a bien confirmé ses avantages, par rapport à la caténaire, de solidité et de résistance aux conditions climatiques rudes, mais, là, il en fait un peu trop…

L’alimentation par le sol déjà envisagée dès 1894.

En 1973, la RGCF relate le démontage du troisième rail, sur la ligne de la Maurienne, au profit de l’installation d’une caténaire. Les deux auteurs de l’article font le bilan d’un demi-siècle d’alimentation par le rail conducteur latéral sur la ligne. La consultation des archives du PLM permet d’affirmer que dès 1894 certaines études avaient été entreprises en vue de déterminer dans quelles conditions « il fallait aménager des usines hydrauliques qui devaient produire directement le courant continu à faible tension » nécessaire pour la traction électrique sur les fortes rampes de la ligne de Maurienne. Les études relatives à la section de St-Jean-de-Maurienne à Modane, étendues ensuite à la section de Culoz à Modane et longtemps menées parallèlement avec celles relatives à la section de Cannes à Vintimille, portaient en particulier sur « l’établissement des conducteurs de manière à ne pas entamer le gabarit du matériel roulant tout en évitant le choc des frotteurs contre les obstacles de la voie »

Mais, pour ce qui est d’une alimentation en monophasé, l’APS n’est guère envisageable. C’est sans doute sur ce point que le bât blesse le plus. L’un des ingénieurs les plus reconnus dans le domaine de la traction électrique, André Bachellery, écrit dans son « Chemins de fer électriques » paru dans la série des Grandes Encyclopédies Industrielles de l’éditeur Baillière en 1925. : « Si, au lieu de courant continu, on cherchait à transmettre par un troisième rail du courant alternatif, dans ce cas, la conductibilité apparente du rail est grandement réduite, tant par l’ « effet pelliculaire » en vertu duquel la densité du courant augmente du centre à la périphérie d’un conducteur de grande section, qu’en raison des phénomènes électromagnétiques qui prennent alors naissance dans le fer”.

André Bachellery conclut « Aussi l’emploi de ce système est-il exclusivement réservé aux exploitations à courant continu. Sous cette réserve, le troisième rail se prête dans d’excellentes conditions à la captation de courants de forte intensité par un véhicule à grande vitesse. Par contre, la faible distance du conducteur au sol entraine des sujétions spéciales qui se traduisent notamment par une limitation de la tension admissible. »

Ce sont donc les tensions élevées qui ont imposé des alimentations… élevées. Une tension de 1500 volts apparaît comme déjà au-delà des limites offertes par une alimentation près du sol, et les électrifications en continu sous 3000 volts ne pourront se faire qu’avec une caténaire. Il est évident que, avec les courants monophasés sous 15000 volts ou 25000 volts, en fréquence spéciale ou industrielle, la caténaire est la seule solution.

La vérité de l’histoire et ses enseignements restent toujours là pour dire que si les ingénieurs actuels, qui redécouvrent, sur la demande des municipalités, les vertus de l’APS, ils retrouvent aussi les mêmes limitations de tension auxquels leurs prédécesseurs de la Belle époque se sont heurtés. Un prudent et modeste 650 volts, tout compte fait, reste bien la solution la plus sage, comme en 1900.

Sur la ligne de la Maurienne, en 1928. Un train d’essai de freinage, mené par la 1CC1 N°161-BE-6 et constitué de fourgons, s’aventure sur la pente. Le troisième rail est, notons-le en passant, loin d’être au sol pour ne pas dire carrément surélevé, et avec prise par le dessus.

Les différents systèmes de troisième rail : pas un pour sauver l’autre…

Historiquement, on peut distinguer trois types différents de rail conducteur, selon que le frotteur attaque la surface de contact par-dessus, par-dessous, ou par le côté.


La première disposition est la plus fréquente. Elle est simple et économique. On lui a reproché de faciliter le dépôt sur la surface de contact d’une couche isolante de neige durcie ou de verglas qui empêche la transmission du courant. Mais, on peut surmonter cette difficulté en munissant les appareils de prise de courant de dispositifs spéciaux, propres à racler la surface du rail.

Prise classique par le dessus, ici sur la ligne de Cerdagne. On la retrouve sur le métro parisien.
Le métro de Paris à ses débuts. Apparemment le troisième rail, nu et à prise par le dessus, ne se fait pas trop craindre….

Le rail à prise par le côté ne diffère pas sensiblement comme disposition du précédent, un même rail peut même se prêter aux deux modes de prise. Les partisans de la prise sur le côté mettent à son actif la moindre facilité qu’aurait le verglas à se former sur une surface de contact verticale, fait dont la réalité n’est d’ailleurs pas absolument démontrée.

Prise par le dessus, avec protection intégrale du rail conducteur. Réseau de la banlieue Etat. Années 1910.


Quant à la prise en dessous, elle a l’avantage de se prêter à la protection complète du rail conducteur. En outre, la surface de contact est mieux abritée, plus propre et exempte de verglas. C’est le cas, à l’époque, sur la banlieue ouest de Paris, électrifiée par le réseau de l’État.

Prise en dessous, sur une rame automotrice de la banlieue Etat, années 1910.

Au total, pour les ingénieurs des années 1930, aucun de ces trois systèmes ne semble présenter, au point de vue technique, une supériorité bien marquée par rapport aux autres. Une des plus importantes parmi les considérations qui peuvent influer sur le choix à faire entre eux est celle des nécessités du gabarit. C’est en effet un problème difficile, lots de l’électrification d’un ensemble important de lignes déjà exploitées, que de placer le troisième rail dans une situation telle qu’il évite les obstacles fixes de la voie et les organes des locomotives et wagons, et en soit même séparé par une lame d’air suffisante pour empêcher les amorçages d’arcs. À ce point de vue, le rail à prise par-dessous a l’inconvénient d’être un peu plus encombrant que les autres.


Et l’alimentation par le sol, ou “APS” pour les initiés ?

Pour les débuts de ce type d’alimentation, nous préférerions le terme d’alimentation près du sol, car, d’une part, ce n’est pas le sol qui alimente, mais un conducteur fixé sur le sol, et, d’autre part, à l’époque des débuts, le sol ne donne, tout compte fait, qu’un repère concernant la hauteur du conducteur…

Il semble bien que ce soit à Clermont-Ferrand que toute cette longue guerre anti-fil commence avec l’installation d’une ligne de tramways à traction électrique, mise en service le 27 janvier 1890 entre la place de Jaude et Montferrand, sur une longueur de 7 km, et avec un tube aérien de section carrée à l’intérieur duquel glissait une navette reliée à la motrice par un fil souple. Le retour du courant est effectué par les rails de roulement. Le tramway marche très bien et ne posera jamais de problème technique, mais, en contrepartie, il en posera sur le plan esthétique, le gros tube aérien ne déclenchant guère l’enthousiasme des esthètes habitant les belles demeures de la rue Ballainvilliers, entre autres…

Le tramway de Clermont-Ferrand à l’époque de l’alimentation par un lourd et peu gracieux rail aérien. On comprend qu’une alimentation près du sol ait tenté les édiles.

Les Parisiens, avec un sens du chic et de la distinction que les Auvergnats auront sans doute à admirer, et faisant pour leur compte le « retour d’expérience » de Clermont-Ferrand (c’est-à-dire en piquant cyniquement l’idée clermontoise) refuseront désormais et a priori tout projet de ligne de tramway doté d’une installation aérienne de quelque nature que ce soit. Les vulgaires de la banlieue auront donc certes des tramways à fil aérien, mais dès le franchissement des portes de Paris, le mot d’ordre est « bas les perches » ou “bas les lyres” ! Et, venant de la banlieue, les tramways sont condamnés à circuler dans Paris la perche basse et le profil bas aussi.

C’est le cas pour les lignes St-Denis – Opéra et S-Denis – Madeleine électrifiées en 1892. Et pourtant, les tramways électriques à fil aérien et petites motrices à deux essieux Thomson se développent dans une quarantaine de villes de province comme Besançon, Brest, Chalon-sur-Marne, Douai, Grenoble, Laon, Limoges, Le Mans, Montpellier, Nîmes, Rennes, St-Etienne, Troyes, Toulon, etc. toutes ayant des lignes à fil aérien installées peu avant 1900 et sans que cela ait soulevé aucune objection. Même la très élégante Evian accepte un tramway à double fil aérien pour cause d’alimentation en courant triphasé – il est vrai sur 300 mètres seulement, et pour cause de desserte de l’hôtel Splendide depuis l’avenue des Sources. 

A Laon, le tramway est à fil aérien et crémaillère, et prend son courant par le très gracieux système dit de la “lyre” qui a pour avantage, lorsque le tramway repart du terminus dans l’autre sens, de se positionner automatiquement en basculant vers l’arrière par rapport au sens de marche.

Le tramway propose … la batterie dispose.

Mais, comme le Bordeaux d’aujourd’hui, le Paris d’il y a un siècle n’en veut pas, de ce fil aérien. La batterie, donc, sera le premier grand vainqueur du fil aérien, mais ce système fait payer chèrement sa victoire. Essayé sur de nombreuses lignes parisiennes comme les lignes TF, TC, ou encore St-Denis – Opéra, St-Denis – St-Ouen, le système demande à une extrémité de la ligne l’installation d’une usine de charge lente des batteries. Celles-ci, lentes certes à la charge, sont très rapides… à la décharge, et le malheureux « wattman » qui conduisait le tramway pouvait être surpris en pleine ligne, notamment sur les rampes du boulevard Voltaire (ligne TF) ou de l’avenue de St-Mandé (TC), ce qui entraînait une demande orale de secours adressée au conducteur du tramway suivant sous la forme d’une pousse à vitesse très modérée, faute de quoi on avait rapidement deux tramways en « rade » au lieu d’un… D’autres conducteurs, plus décidés à en finir, gagnaient directement le dépôt avec ce qui restait de la batterie après un temps d’attente et de récupération, emportant les voyageurs contre leur gré, brûlant tous les arrêts, et finissant la course au dépôt même, occasionnant une course plus longue que voulue pour les voyageurs qui s’en tiraient quand même à bon compte dans la mesure où la compagnie ne leur comptait pas le supplément de parcours !

L’autre problème posé par les batteries était leur poids considérable et leur encombrement… déjà. Pesant en totalité jusqu’à 4 ou même 5 tonnes, pour une motrice qui en pesait entre 10 et 15 environ selon les séries, occupant tout l’espace disponible sous les banquettes latérales, entre les longerons du châssis ou sous le plancher, ces encombrantes batteries ajoutaient au charme de leur poids et de leur volume des vapeurs acides et très incommodantes, notamment en été.

On achève bien les chevaux.

Cette belle ville qu’est Tours ne veut pas, non plus, de fil aérien pour sa ligne inaugurée le 1er avril 1899. C’est là le début d’une grande aventure technique pour un nouveau système qui sera aussi essayé à Paris : le système Diatto. La RGCF (alors « Revue générale des chemins de fer et des tramways ») de juin 1899, fait une description détaillée du système au sein d’une grande série d’articles consacrés aux tramways, occupant plusieurs numéros de la fin du siècle et du début du siècle suivant. 

Le système Diatto, utilisé à Tours, est complexe. Tous les cinq mètres, on insère entre les pavés de la chaussée une boite de contact, dit  « pavé Diatto ». Un câble électrique souterrain relie entre eux tous les pavés Diatto de la ligne à une centrale électrique située à une extrémité de la ligne. Les motrices sont munies de barres en forme de skis frottant sur têtes apparentes des pavés Diatto les unes après les autres au fur et à mesure de l’avancement sur la ligne. Ces barres de prise de courant sont équipées d’électroaimants.

En état normal, le courant électrique est coupé dans les boîtes de contact ou pavés Diatto. Quand une motrice passe sur un pavé, les électroaimants de la barre de prise de courant attirent alors vers le haut un « clou » coulissant, en fer, logé à l’intérieur du pavé et dont la partie inférieure trempe dans un godet rempli de mercure. Le godet rempli de mercure, lui, est sous tension grâce au câble électrique souterrain. Venant coller sous la partie supérieure du pavé, le « clou » le met alors sous tension. Une fois la motrice passée, le « clou » retombe (qui “doit” retomber !) et la partie supérieure du pavé Diatto n’est plus sous tension. Chaque barre d’alimentation des motrices est assez longue pour reposer simultanément sur deux pavés Diatto.

Le système a plus ou moins bien fonctionné, et la nuit, on voyait de belles gerbes d’étincelles jaillir du dessous des motrices ! Pas encore pour ce spectacle pyrotechnique :  il y avait des ratés de mise sous tension, ou, pis encore, de mise hors tension (voir l’encadré ci-contre), ce dernier cas créant de graves dangers pour les piétons et les animaux alors nombreux dans les rues. Ces ratés provenaient du collage des « clous » mobiles par le fait de l’humidité ou de l’accumulation des eaux de pluie et des boues : les pavés Diatto restaient ainsi sous tension, et malheur au piéton ou au cheval qui s’aventurait sur la chaussée !

Le système Diatto essayé et même assez répandu à Paris.
Le “ski” de prise de courant du système Diatto en contact avec plusieurs plots à la fois?
Le principe du plot Diatto avec son couteux et aléatoire interrupteur à colonne de mercure. Le “clou” est représenté en rouge. Il oubliait parfois de retomber.

Le problème Diatto : les ratés de mise hors tension.

Les 20.000 pavés Diatto installés en France sont-ils à coup sûr mis hors tension après le passage du tramway ? Oui, jurent les ingénieurs… La RGCF, très sage, en doute et reflète les craintes de l’époque : « Bien que le collage du clou sur sa couronne après le passage de la voiture sur une boîte de contact ne soit pas à craindre, en raison des dispositions prises, le service du contrôle a exigé quand même l’emploi d’un dispositif de sécurité qui supprime tout danger pour la circulation routière si le fait venait à se produire… » (juin 1899, page 463)

Et, la RGCF indique qu’à l’arrière de la motrice, se trouve un frotteur supplémentaire, relié électriquement au châssis de la motrice, et qui glisse sur les pavés Diatto. Si le pavé est hors tension, rien ne se produit, mais s’il est resté par hasard sous tension, il y a court-circuit, et cela disjoncte à la centrale électrique. Alors « Le conducteur, ainsi prévenu, doit supprimer le court-circuit pour permettre à l’usine de ramener le disjoncteur dans sa position normale et de renvoyer le courant sur toute la ligne, il doit rechercher le pavé défectueux au moyen d’un conducteur isolé : l’étincelle jaillira au contact du conducteur et du Diatto défectueux ” (NB : il s’agit du « conducteur isolé », c’est-à-dire une perche, et non du… conducteur du tramway !). Le conducteur du tramway doit ensuite « remettre à la place une boîte de contact de réserve qu’il a toujours en sa possession : cette opération ne demande pas plus de deux minutes. »

Certes… certes… mais le système Diatto fit quelques morts, notamment à Paris, parmi les chevaux en fin de carrière que les cochers des fiacres allaient promener sur les pavés Diatto pour les achever par électrocution, afin de faire ensuite un procès à la compagnie des tramways, et ainsi gagner sur deux tableaux : se débarrasser d’un cheval à bout de souffle et avoir de quoi en acheter un tout neuf sans bourse délier. Nous espérons que Brigitte Bardot n’est pas lectrice d’une collection d’anciens numéros de la RGCF.

En 1902, le tramway du Bois de Boulogne préfère les plots Diatto, mais préfère aussi protéger les nombreux promeneurs avec un frotteur supplémentaire à chaque extrémité mettant les plots Diatto à la masse. On ne sait jamais…

Le système Claret-Vuillemier, cousin du Diatto.

Un autre système proche du Diatto exista aussi : le système Claret-Vuillemier, essayé sur 500 m seulement, et en 1890, à Clermont-Ferrand qui voulait vraiment se débarrasser de son inélégant système aérien… Contrairement au Diatto, il n’y a pas de boîtes de contact, mais des tronçons de rail ou « plots » longs de 2,80 m et placés à 3 m les uns des autres, comme un pointillé. Ces tronçons sont mis sous tension par un mécanisme de distribution à distance, avançant cran par cran (ou « pas à pas » dirait-on aujourd’hui) au fur et à mesure que les motrices progressent. Chaque fois que la motrice passe sur un rail de contact, elle actionne à distance le distributeur qui à la fois met sous tension le rail en amont et hors tension le boîtier en aval. Il y a dû y avoir des ratés… car ce système ne dura guère, bien qu’il fut aussi essayé à Lyon pour la grande exposition de 1894, puis à Paris sur la ligne Romainville – République où, sur les fortes rampes de la ligne, le système ne pouvait subir les fortes intensités sans provoquer des gerbes d’étincelles impressionnantes.

Pendant ce temps, les nuits illuminées de Monaco continuent.

Pas question, pour Monaco, d’avoir un fil aérien non plus… Westinghouse propose un ingénieux, mais très complexe, système comprenant deux rangées de plots, cette fois : une première rangée basse tension pour la commande, par les motrices, de la mise sous/hors tension des plots de l’autre rangée, et l’autre rangée plus haute tension pour l’alimentation des motrices. Sur la rampe de 77 pour 1000 menant au rocher de la principauté, ou, pis encore, sur la rampe de 80 pour 1000 menant à Monte-Carlo, les tramways faisaient, de nuit, un feu d’artifice ambulant qui se voyait de très loin… Malgré le goût des habitants de la Côte d’Azur pour les illuminations nocturnes, le système fut rapidement déposé.

« Apprenez-lui le caniveau ! »

Non, il ne s’agit pas des chiens du Paris du troisième millénaire et de ce qui les attend, mais des tramways du Paris de la Belle époque à qui les ingénieurs veulent apprendre la pratique du caniveau.

Ouvrons encore une fois la RGCF : nous apprenons que la première ligne à caniveau fut ouverte à Toronto, au Canada, en 1884. Une deuxième ligne fut ouverte à Blackpool, au Royaume-Uni, l’année suivante. La France essaie le système en 1897 sur la ligne Bastille-Charenton à Paris, et construira ensuite, dans cette ville, de nombreuses lignes à caniveau central ou latéral jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Même Bordeaux, qui nous intéresse plus particulièrement ici, eut des lignes à caniveau, et n’eut pas à se plaindre de ce système, puisque cette ville conserva au moins une ligne à caniveau jusqu’au début des années 1950, selon la revue « Rail et route » N°95, page 28.

En quoi consiste ce système ? Son principe est d’enterrer le conducteur électrique sous le niveau de la chaussée. Généralement constitué d’une barre, ce conducteur est logé au fond d’une fosse placée dans l’axe central de la voie (caniveau central) ou sous un des rails (caniveau latéral). La fosse est presque fermée, mais reste ouverte par l’effet d’une étroite fente longitudinale permettant le passage d’une mince tige isolée, solidaire de la motrice, et soutenant un frotteur prenant le courant de traction sur le conducteur électrique du caniveau. Dans le cas du caniveau latéral, cette fente est ménagée au fond de la gorge du rail de roulement situé au-dessus de la fosse.

Le système est bon, fiable, sûr, simple. Il ne permet, vu l’étroitesse de la fente, aucun contact direct de la part d’un piéton ou d’un véhicule ordinaire avec le conducteur électrique souterrain : ni main, ni pied, ni roue.  Sur la chaussée, rien ne dépasse. Il semble avoir donné satisfaction dans les villes qui l’ont utilisé.

Le caniveau central utilisé à Paris. Le rail conducteur (en rouge) est placé en profondeur, sous la “fente” du caniveau. Musée des Transports Urbains de Chelles.
Astucieux système de caniveau placé au centre de la voie (en haut) ou sous l’un des rails (en bas) : sur la chaussée, dans ce dernier cas, on ne voit que deux rails.
L’exploit technique : appareil de voie avec caniveau. Document RGCF.1901.

Parfait, donc, le caniveau ?

Bien sûr que non. Sans doute le meilleur système sans fil aérien, il comportait un inconvénient, celui de loger avec générosité les eaux de pluie, les boues, les rats, les détritus, les pièces de monnaie, les mégots, les vieux papiers, et tout ce qui peut encombrer une chaussée urbaine… Il fallait se livrer à de fréquentes séances de curetage de la fosse, et quand cela se compliquait, il fallait faire des travaux d’ouverture par le haut de celle-ci, ce qui interrompait durablement le service.  Mais, surtout, le système à caniveau coûtait entre 4 et 5 fois plus cher que le fil aérien à l’installation.

En conclusion : un fil, et rien d’autre ?

Si les édiles de Bordeaux avaient lu les nombreux articles publiés par la RGCF entre 1895 et 1910 sur la question des tramways, ils auraient redécouvert que ce moyen de transport a été, incontestablement, celui qui a tout utilisé, tout essayé, et pas seulement la traction électrique. Il ne s’agit pas de recommander à nos amis bordelais d’installer des tramways à air comprimé ou à lessive de soude, ou à chevaux (quoique, par ces temps écologiques…), mais de voir à quel point, une fois que l’électricité fut apte à mouvoir des tramways, seul le système par alimentation aérienne fut capable, pendant des décennies, d’assurer, dans le monde entier le transport correct du courant électrique jusqu’aux moteurs, sans pertes, et surtout sans danger.

Le tramway bordelais est bien à fil aérien sur une grande partie de son parcours : comme à Paris avant 1914, le tramway est sans fil dans la partie de la ligne traversant la ville ancienne, ceci pour des raisons d’esthétique. Grenoble ou Strasbourg seraient-elles moins belles pour s’être contentées du fil ? L’histoire des techniques montre, tout particulièrement dans le domaine des transports, que l’esthétique, quand elle se mêle de la conception technique, rend les solutions plus complexes, plus onéreuses, moins fiables. Les locomotives à vapeur carénées ont posé beaucoup de problèmes techniques et de maintenance, et, en retirant leur carénage, l’opinion publique redécouvrit que la locomotive à vapeur était, tout simplement, belle par elle-même, belle par la simple disposition de ses organes, par le simple fait de ces proportions commandées par les lois de la physique, et que si, en la laissant telle qu’elle était, elle marchait mieux, il y avait donc des lois techniques nécessaires et tout autres que les canons esthétiques. Le fil du tramway ne serait-il pas, un peu, concerné par cet enseignement de l’histoire des techniques ?

A Bordeaux, l’ APS n’est pas appliqué sur l’ensemble du réseau et la majeure partie du réseau s’en passe volontiers, même devant la prestigieuse gare St-Jean..

En conclusion : quand les supports du fil aérien étaient beaux, du moins pas plus laids que les lampadaires haussmanniens si appréciés aujourd’hui dans un Paris qui ne veut pas perdre sa beauté.

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