Il aura fallu quarante années d’espoirs, de projets, de rendez-vous, de réunions, d’abandons, d’oublis de dialoguer, de reprises de dialogue, de palabres démonstratifs et énervés, de promesses électorales ou sincères, bref, un bilan de discussions qu’aucun traité de paix, même après une guerre mondiale, n’oserait exiger… Tout cela pour qu’un train en voie métrique roule pendant une durée à peine supérieure à celle de sa gestation. Le chemin de fer d’Orange à Buis-les-Baronnies a, au moins, fait couler bien de l’encre sur le papier, mais n’a guère inondé de bienfaits les régions qui avaient tant espéré en lui.
Buis-les-Baronnies, ou Le Buis, est une petite ville assez active, mais très isolée de la vallée du Rhône, et n’ayant, à la fin du XIXe siècle, ni route importante ni voie ferrée. Située dans la vallée de l’Ouvèze (l’Ouvèze de la Drôme, pas celle de l’Ardèche), elle se situe au débouché des passages difficiles faisant communiquer les vallées du sud des Alpes et de la Drôme provençale en direction de l’ouest et de la vallée du Rhône.


Il ne reste plus que 40 années à rêver d’une gare “économique”.
Les fameux rochers d’Ubrieux et un certain nombre d’étroits défilés et passages orientés est-ouest ont, jadis, été empruntés par Hannibal, et, durant des siècles, par un nombre incalculable de voyageurs, de marchands, et d’armées… Vers la fin du XIXe siècle, de nouveaux marchés et foires se créent dans la région, et la culture de l’olivier, de la lavande, du tilleul (tout spécialement au Buis), du bois et du ver à soie prennent une dimension industrielle.
Etape obligatoire quand on débouche des montagnes en allant vers l’ouest, Buis est encore à une longue journée de voyage jusqu’à Orange ou Bollène et la vallée du Rhône, avec ses deux grandes lignes de chemin de fer. Les élus et les populations des années 1860 rêvent d’une ligne de chemin de fer, même simplement “économique” par la grâce de Dieu, permettant de relier Le Buis au Rhône, mais ils en ont pour quarante années à rêver et à prier.
Le premier projet en 1860 est celui de François Vigne, un négociant lyonnais né à Nyons. Il voudrait une ligne reliant Orange à Nyons par la difficile et sinueuse vallée de l’Eygues : ceci conduit à un échec.
Un arrêté préfectoral relance le projet en 1866. À l’initiative du département du Vaucluse, une commission mixte est créée avec le département de la Drôme mais, partagée d’un côté entre la voie métrique et la voie normale de l’autre, elle n’aboutit à aucun résultat. En 1872, un projet de ligne de Vaison-la-Romaine à Buis-les-Baronnies relance le projet, envisageant même une grande ligne transversale reliant la vallée du Rhône aux Alpes et à l’Italie.
Le Plan Freycinet de 1879 propose 181 lignes de chemin de fer d’intérêt général. Ce plan classe (c’est toujours une belle action bureaucratique) en n°130 une ligne dite de « Vaison à Orange », grâce à une délégation vauclusienne venue rencontrer Charles de Freycinet en personne à Paris et nettoyer quelque peu la poussière reposant sur le bureau, le tampon à buvard, et l’écritoire en cuir, et les dossiers du haut personnage.
Malheureusement, le projet de Nyons est modifié, et séparé pour devenir la Ligne de Pierrelatte à Nyons qui, elle, sera construite en voie normale, inaugurée le 3 août 1897 par le Président de la République Félix Faure, et fermée le 15 mars 1951 parce que personne ne se décidait à lui trouver un tracé compatible avec le barrage de Donzère, et encore moins à le financer.
Revenons à la Belle époque. En mai 1885, les conseils municipaux de Carpentras et des communes voisines proposent de créer une jonction à Violès avec la Ligne d’Orange à l’Isle-Fontaine-de-Vaucluse, refusée par le conseil municipal de Vaison l’année suivante.
Le résultat, après une quarantaine d’années de projets et de palabres, est une concession finalement accordée le 10 août 1893 au PLM, sous la forme d’une ligne à voie métrique classée d’intérêt général. Dans ce contexte plus exigeant qu’une simple ligne d’intérêt local, les gares sont mieux aménagées, les principaux passages à niveau sont gardés, et un éventuel déficit est à la charge de l’État, et non des départements. Surtout la ligne d’intérêt général est, par définition, sur une plateforme entièrement dédiée et indépendante, de bout en bout, alors que les secondaires, dits “tramways”, longent les routes, traversent les villages et les villes sur la chaussée de la Grand Rue, et roulent beaucoup moins vite, appliquant la loi dite des “trois quinze” : moyenne 15 km/h, locomotive de 15 tonnes, rails de 15 kg au mètre.
Bref, l’intérêt général, c’est toujours mieux que de l’ “économique”, du départemental, du tramway, mais, pour la ligne du Buis, c’est quand même en voie métrique selon une pratique ambigüe que le PLM applique aussi à l’ensemble de ses réseaux dits départementaux ou CFD, comme en premier lieu celui dit du Vivarais dans l’Ardèche et la Haute-Loire, ou encore celui du Var que nous avons déjà décrit sur ce site-web..
Mais l’affaire traîne en longueur, et il faut attendre le 16 juillet 1896 pour que soit signée la déclaration d’utilité publique à la faveur des élections municipales du Buis. Après un long processus d’expropriations et d’adaptation du tracé aux desiderata (des idées de raté ?) des communes traversées, les travaux commencent en avril 1904, sous la conduite du PLM, et s’achèveront trois ans plus tard, le 29 avril 1907. Mais le PLM est une compagnie prompte à retirer ses promesses ou à revenir sur ses investissements… et elle ne fera certes pas de sa ligne d’Orange au Buis une priorité absolue.


La « machine politique » tarde à laisser la place à la « machine administrative ».
Ce sont les termes mêmes de la presse de l’époque. Il semble que c’est à partir de la déclaration d’utilité publique que l’on puisse considérer que la «machine politique» laisse la place à la «machine administrative».
Il faut dire que chaque gare, chaque variante de tracé, chaque positionnement du moindre BV a été l’objet d’âpres discussions. Le tracé est soumis à une enquête d’utilité publique, et les suggestions, souhaits, objections et querelles se déchaînent. Pagnol n’est pas loin …
Les pouvoirs publics ouvrent le parapluie en jurant qu’il sera tenu compte du cahier des doléances “dans la mesure du possible” : on croirait entendre un ministre actuel du nouveau gouvernement issu des présidentielles de 2022.
L’emplacement des gares est crucial et aucune commune ne veut être laissée à l’écart du progrès et de la richesse, donc sans gare. Le résultat est une floraison de gares à double nom coûtant certainement moins cher et assurément placées trop loin des deux ou trois villages prétendus desservis, et créant un boulevard – à tous les sens du terme – pour les nombreuses entreprises d’autocars à venir.
Le 29 juillet 1898, par exemple, le Conseil Municipal de Mollans propose une modification concernant l’emplacement de la gare qui sera, en fin de compte, celle de Mollans-Propiac. Le Ministre des Travaux Publics approuve le projet de tracé et des terrassements le 2 septembre 1898. A Vaison (devenue aujourd’hui “la Romaine”), le projet est accepté s’il évite le Pont Romain : le Conseil Municipal tient à ce que la gare soit sur la rive droite de l’Ouvèze, malgré quelques objections de la part des communes de Faucon, Puyméras et Saint-Romain dont les habitants auront un plus long pèlerinage pédestre à faire pour afficher leur foi ferroviaire.

A l’automne 1899 un projet de Tramways Départementaux du Vaucluse et de la Drôme est lancé. Une ligne de Carpentras à Nyons par Malaucène est prévue. Les communes de Vaison et de Crestet, concernées par ce projet, se montrent intéressées dans la mesure où elles gagneraient ainsi une nouvelle liaison, mais elles ne veulent pas que la ligne d’Orange au Buis soit, pour autant, retardée. On espère ainsi gagner sur les deux tableaux. Cependant, le 13 août 1899, le Conseil Municipal de Crestet préfère que l’on active la construction de la ligne Orange-Vaison-Le Buis, et le XXe siècle arrive dans toute sa modernité sans que la région n’ait encore vu, de près ou de loin, un train, une gare, et sa ligne de chemin de fer…
Le 15 mai 1901, le Conseil Municipal de Séguret affiche l’enquête d’utilité publique de la section Violès-Entrechaux. En juillet les procès-verbaux des Commissions d’enquête constatent la nécessité de procéder encore à certaines modifications, et le 28 août une enquête supplémentaire est ordonnée : on prend son temps, on modifie, on retouche… Le jury d’expropriation des terrains fonctionne de 1902 à 1903, et le tribunal d’Orange prononce, dans d’interminables séances, les expropriations qui ne se font guère au détriment des expropriés, bien au contraire. Le Ministère des Travaux Publics approuve les modifications successives des plans des ouvrages d’art, des déviations de routes et de certaines gares et stations. Les travaux commencent dans une sage lenteur, et l’arrivée d’une main d’œuvre nombreuse crée une animation dans les villages, et, même, vient grossir le nombre d’élèves dans les écoles où l’on crée des postes d’instituteurs, comme c’est le cas à Mollans où plus de 150 ouvriers seront employés et logés, et ayant leurs enfants instruits.
Beaucoup de paysans se font terrassiers ou maçons, et travaillent pour le chemin de fer qui leur rapporte un maigre salaire mais qui est confortable par rapport à la misère de leur quotidien d’alors. Tout est construit avec soin, en pierres taillées, qu’il s’agisse des bâtiments ou des ouvrages d’art et aujourd’hui toujours le parfait état de conservation de ce patrimoine architectural, toujours debout et dispersé dans une campagne silencieuse où plus aucun train ne passe plus, en fait toujours foi.
Maintenant, il ne reste qu’à prendre le train… pour un certain temps, pas plus.
Située à cheval sur les départements du Vaucluse et de la Drôme, la ligne d’Orange à Buis-les-Baronnies est mise en service en 1907, avec ses 49,719 km exactement. Continuellement en rampe, elle remonte la vallée de l’Ouvèze en passant par Vaison-la-Romaine, traversant des contrées à la fois pittoresques et chargées d’histoire. La ligne est entièrement située sur une plate-forme indépendante, nous le savons, et comporte plusieurs ouvrages d’art remarquables, dont cinq ponts et deux tunnels. Bref, c’est presque une grande ligne du grand chemin de fer…
Les principales gares sont Orange (où se trouvent le dépôt et l’atelier), Vaison et Le Buis (ou Buis-les-Baronnies). Les gares de Camaret, de Sablet et de Mollans sont “de quelque importance” et permettent le croisement des trains avec deux voies à quai en plus de la “voie de débord” longeant le bâtiment voyageurs et la halle aux marchandises accolée, et de la “voie de pourtour” contournant la cour de la gare.

Assuré par la Société générale des Chemins de fer économiques (SE), le service comporte trois allers-retours quotidiens de trains mixtes effectuant le parcours en environ 2 h. 40 à la montée vers Le Buis, et en 2 h. 20 à la descente vers Orange. Trois allers et retours quotidiens, notons-le, c’est le “minimum vital” préconisé par la loi, mais il semble que sera un maximum exceptionnel jusqu’à la fermeture de la ligne, et qu’un seul un aller et retour sera la norme.
En forte augmentation au début de l’exploitation, le transport des marchandises nécessitera l’acquisition de matériel supplémentaire, commandé en 1913, mais livré à partir de 1920. Durant la Grande Guerre, la pénurie de combustible et de personnel réduira le service à un unique aller-retour quotidien. Dans les années 1920, l’exploitation sera florissante, avec notamment du trafic marchandises portant sur des produits agricoles (haricots de Mollans), et la desserte de papeteries, de sucreries et de carrières d’albâtre. Tout va bien dans le meilleur des mondes.


L’inauguration et l’exploitation de la ligne.
L’inauguration a lieu le 29 avril 1907 et on admire même les hauts-de-forme et autres chapeaux-claques de Messieurs les directeurs du PLM, de la SE et surtout les coiffures des épouses des élus locaux. Le train inaugural quitte Orange à 8 h 1 et arrive à Buis à 11 h 40 ; il repart à 14 h pour arriver à 16 h 22.
La veille, pourtant, tout a failli se gâter : les habitants de Crestet, qui savent très bien lire grâce à la fermeté pédagogique des taloches envoyées par les instituteurs de l’époque, constatent que la gare s’appelle « Malaucène-Crestet » au lieu du « Crestet-Malaucène » escompté. C’est scandaleux, la voie étant uniquement implantée sur le domaine administratif de Crestet et aux frais des contribuables de ce domaine. Ce ne sera jamais corrigé, l’inertie administrative et la pénurie de graveurs sur pierre s’étant conjurés.
En plus du transport des voyageurs, la ligne sera très active grâce celui des fruits et légumes de la région et des productions importantes de la papeterie Bonfils d’Entrechaux. En août 1911, des trains spéciaux sont mis en place lors des spectacles au théâtre antique d’Orange et circulent jusqu’à 3h du matin, ce qui est d’une modernité étonnante ! Non seulement ils prennent le train, mais ils aiment la musique …


Le déclin des années 1930.
Mais dès les années 1930, le trafic voyageurs va décroître, fortement concurrencé par la route qui profite de l’éloignement des villages de certaines gares. La halte de Pierrelongue est la première à fermer en 1933. Quelques mois après la reprise par une SNCF toute nouvellement créée, le service voyageurs est purement et simplement supprimé le 2 octobre 1938. Il reprendra à partir de 1940, vu les pénuries de pneus et d’essence, sous forme de voitures voyageurs ajoutées à l’aller et au retour au train de marchandises quotidien. Les voyageurs rongeront leur frein et regarderont leur montre, lors des longs arrêts en gare pour cause de manœuvres.
En 1944, l’exploitation sera réduite à une navette entre Orange et Violès pour la desserte de la base aérienne allemande, le reste de la ligne étant victime de sabotages, mais sans gravité, menés par le maquis.
Après le conflit, la ligne fonctionnera de nouveau en totalité, à raison d’un unique aller-retour mixte marchandises-voyageurs, complété par des services d’autocars privés sévissant de part et d’autre de Vaison.
Le « buzz » médiatique se met en place, et sans réseaux sociaux ni smartphone. Le village d’Entrechaux mène la danse contestataire et un « Comité de Défense et de Modernisation du Chemin de Fer » lance une pétition pour la réouverture de la ligne. Fait incroyable : même un article sur la ligne paraît dans cette grande tribune de la pensée nationale qu’est Paris Match ! Un autre mouvement est créé en 1946 à Vaison, puis à Violès, réclamant une mise à voie normale de la ligne. Hélas, le temps des cerises n’est pas encore venu, et les temps de parcours n’ont pas évolué depuis l’ouverture de la ligne.
La SE propose alors l’achat de deux autorails et de locotracteurs diesel, tandis que se crée un troisième comité de défense. Rien ne sera fait, la ligne ne verra jamais circuler aucun autorail, ni locomotive diesel. Le dernier train, à vapeur bien sûr, circulera le 13 décembre 1952. La voie sera déposée durant l’été 1955 dans une indifférence générale.


Le matériel roulant engagé sur la ligne.
- 5 locomotives à vapeur type 130 T Corpet-Louvet, La Courneuve, (1907)
- 2 locomotives à vapeur type 130 T Decauville (1920)
- 126 wagons de marchandises à deux essieux Pétolat-Dijon (1907-1929)
- 4 fourgons à deux essieux Decauville Corbeil (1907)
- 3 fourgons à bogies Carel & Fouché Le Mass (1908)
- 10 voitures mixtes 1re/2e classe à bogies Decauville (1907)
Triste épilogue à la Prévert.
Pleurons à chaudes larmes le destin des voies métriques. La portion de ligne située entre la maison du garde-barrière et la gare de Camaret est devenue une voie verte et en fait voir de toutes les couleurs aux cyclistes et promeneurs “écolos”.
Une majeure partie de la section de Violès à Buis a été reconvertie en chemins communaux ou intégrée aux routes départementales: encore ça de gagné pour la cause de la sainte bagnole qui s’est emparée de tous les ponts sur l’Ouvèze et de celui sur le Trignon, ainsi que du tunnel d’Entrechaux. Le tunnel de Pierrelongue ne voit pas passer de voitures, mais plutôt des amis de la divine bouteille car il est reconverti en cave à vin, dite « Cave du Tunnel “. Non loin de là, le pont en cage Eiffel est purement et simplement est détruit à la dynamite en mars 1955. La gare de Camaret est reconvertie en centre de loisir municipal “La gare aux enfants”, mais les enfants ne chanteront jamais « J’entends siffler le train ».
Dans un registre plus utilitaire, la gare de Violès et ses bâtiments annexes ont été aménagés en salle des fêtes en 1983, puis en caserne de sapeurs-pompiers. La gare de Malaucène-Crestet est aujourd’hui une école. La gare de Vaison-la-Romaine est aujourd’hui un “espace culturel” de la ville : puisque la culture a besoin d’espace… admettons. La gare de Buis-les-Baronnies est aujourd’hui un centre des finances publiques les clients, eux, chantent “J’entends siffler le train” en s’acquittant de leur contribution qui, par définition, est volontaire et joyeuse.
La plupart des maisons de garde-barrières sont toujours là, devenues des maisons de campagne pour néo-ruraux du week-end, et les barbecues fleurissent et empestent le bon air des Baronnies. Les locomotives à vapeur laissaient derrière elles, à notre avis, un sillage olfactif autrement plus appréciable.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.