Nous avons déjà traité, sur “Trainconsultant”, du chemin de fer russe, ceci plusieurs fois. Rappelons que, au début du XXe siècle, la Russie est en retard sur beaucoup de plans, notamment celui du chemin de fer. Cet immense empire de 22 434 392 km2, dont un peu plus de 5 515 054 km2 sont en Europe, ne compte que 0,14 km de voie ferrée par km2, alors que, à la même époque, la Belgique compte 17 km/km2, l’Angleterre 10,3, l’Allemagne 7,9 ou la France 7. La Russie d’Europe, la plus développée de l’empire, atteint encore à peine 0,52 km : cette partie de l’empire possède la presque totalité du réseau russe.



En 1890 le Tsar Nicolas II met en chantier le fameux Transsibérien (déjà espéré depuis des décennies par Alexandre III), non seulement pour accélérer le développement de la Sibérie, mais aussi sinon surtout dans un but purement militaire : amener plus rapidement ses troupes sur un front de l’est que la crainte d’une guerre avec le Japon laisse entrevoir. Car la Russie ne se développera que par la guerre et les Russes disent que toute terre baignée dans le sang russe devient russe.
Seulement sur le tracé de la ligne dans sa partie est, rien ne sera facile, car il se posera le problème très complexe de la Manchourie, un pays qui a le malheur de se trouver là où il ne le faut pas, là où cela ne plaît pas aux Russes. Nous avons peu, sinon pas, parlé de ce pays.
Un pays compliqué, insituable, et qui fait obstacle aux grandes visées russes.
La Mandchourie est une région située dans le nord-est de l’Asie, avec environ 1 550 000 km2 en Chine, et environ 1 000 000 km2 en Russie. La Mandchourie touche plusieurs pays voisins avec la Mongolie à l’ouest, la Sibérie au nord, la Chine au sud-ouest et la Corée au sud-est. Pour les linguistes les plus distingués, il existe une langue, que l’on appelle le Mandchou, mais qui ignore jusqu’au terme même de Mandchourie car le pays ne se perçoit pas comme une entité, mais bien comme des provinces relativement indépendantes les unes des autres comme les provinces de Jilin, Heilongjiang et de Liaoning de la république populaire de Chine (frontières de 1956). Mais la partie orientale de la Mongolie-Intérieure comprend les zones administrées par le Hulunbuir, la ligue de Xing’an, Chifeng et Tongliao. Et, enfin, il y a la province du Rehe qui recouvre partiellement certains des territoires déjà cités, auxquels s’ajoute le Nord du Hebei autour de Chengde. Tout cela ne forme pas exactement un pays, mais bien un obstacle pour le Transsibérien.
Mais nous n’avons pas fini d’essayer de situer la Manchourie. On parle aussi d’une « Mandchourie extérieure » ou « Mandchourie russe » qui est en Russie entre les fleuves Amour et Oussouri, les monts Stanovoï et la mer du Japon et qui comprend la région du Primorié, le Sud de la région de Khabarovsk, les fameux « oblast autonome juif » et “oblast de l’Amour”. Puisqu’il y a une Mandchourie extérieure, les géographes sont autorisés à appeler le reste du pays « Mandchourie intérieure ».
Notons que, historiquement, la Mandchourie extérieure fit partie de la Mandchourie chinoise selon les termes du traité de Nertchinsk de 1689, mais fut cédée à la Russie par sa révision, avec le traité d’Aïgoun en 1858. Une troisième révision de ce traité fut faite en 1860 lors de la convention de Pékin qui réduira encore le territoire mandchou au profit de la Russie.
L’histoire récente de ce pays qui n’est est pas vraiment un est assez mouvementée. De 1912 à 1931, il est dominé par une « armée mandchoue » dite du Fengtian et se trouve sous la domination économique japonaise qui tire les ficelles depuis les coulisses. À la suite d’un conflit sino-soviétique (1929), le pays est envahi par le Japon en 1931. Entre 1931 et 1945, la Mandchourie constitue l’avant-poste de l’occupation de la Chine par l’empire du Japon dans le cadre de sa politique expansionniste. Les Japonais y créent un nouvel État, le Mandchoukouo et installent le dernier empereur Mandchou avec le titre d’empereur du Mandchoukouo.
Présenté par les Japonais comme un pays indépendant de la Chine, et par les Chinois comme un « État fantoche », le Mandchoukouo voit son compte réglé par les Russes, car il est aboli en 1945 par une URSS alors en attaque contre le Japon.
Depuis 1949, placée en République populaire de Chine, la Mandchourie ne correspond plus à aucune région administrative et donc n’existe pas en tant que telle. Toutefois, le Nord-Est ou Dongbei chinois parvient, dans le langage chinois courant, à correspondre à un territoire et une culture spécifiques à l’intérieur du territoire chinois.






Mandchourie ou pas, la Russie construit sa grande ligne de chemin de fer.
En 1891, la construction de la ligne du Transsibérien est entreprise simultanément à ses deux extrémités, Vladivostok et Tcheliabinsk. En 1900, soit neuf années après le démarrage des travaux, 5.400 km sont posés, soit une moyenne de 600 km par an. Le Tsar, pour des questions budgétaires, a choisi la main d’oeuvre gratuite et a vidé les prisons et les bagnes pour trouver des ouvriers à bon compte. Ceux-ci, peu motivés et totalement incompétents, font lentement un très mauvais travail. Le Tsar, que cela lui plaise ou non, devra bien mettre le prix pour embaucher des ouvriers spécialisés et des ingénieurs européens, et mettre à contribution le savoir-faire des grands pays industrialisés pour fournir les locomotives.
En 1900, deux tronçons totalisant 5.400 km sont achevés, l’un jusqu’à Khabarovsk (1000 km de Vladivostok) et l’autre s’étendant sur 4500 km. Le contournement sud du lac Baïkal n’est pas encore réalisé. Il manque 2.400 km entre Srétensk (ville à mi-chemin entre Irkoutsk et Sovorodino) et Khabarovsk. Alors que la ligne est loin d’être achevée, les émigrants se pressent pour aller jusqu’à Vladivostok.
Mais aussi un bon tiers de la ligne manque dans ce qui est officiellement construit : la traversée du lac Baïkal (64 km) se fait toujours en hiver sur une voie provisoire posée sur la glace en attendant la fourniture d’un brise-glace spécial pouvant accepter à son bord un train entier… De même, on doit parcourir 2.240 km en bateau à vapeur le long de la Chilka et de l’Amour, entre Srétensk et Khabarovsk, cette dernière ville n’étant plus qu’à 966 km de Vladivostok. Le voyage demande deux semaines et demie environ.
En 1905, le contournement sud du lac Baïkal (277 km) et la ligne directe sur 1536 km par la Mandchourie (en écartement russe) sont ouverts. La ligne est totalement en service. Vladivostok est à 8.682 km de Moscou. Mais la Mandchourie est sur le chemin.


La Russie perd la Mandchourie : un premier grand handicap.
Si, comme nous le savons, à la fin de la guerre Russo-Japonaise, la Russie doit abandonner la Mandchourie. C’est le fameux traité de Portsmouth signé aux Etats-Unis grâce auquel le Japon et la Russie acceptent d’évacuer la Mandchourie et de rendre sa souveraineté à la Chine. Le Japon obtient l’usage de la péninsule du Liaodong (comprenant Port-Arthur et Dalian), et le réseau ferré russe de la Mandchourie méridionale qui, jusque-là, était une partie du chemin de fer de l’Est chinois. Le Japon reçoit également de la Russie la moitié méridionale de l’île Sakhaline.

Toujours est-il que la Russie perd, dans l’affaire, un tronçon de la ligne du Transsibérien qu’elle vient de construire. Il lui faut donc construire un contournement de la Mandchourie par le nord pour retrouver un Transsibérien intégralement russe : ce sera la ligne dite de l’Amour – qui ne traduit nullement des bons sentiments avec qui que ce soit et surtout pas avec les Chinois (cela viendra vers 2023) : c’est simplement le nom du fleuve que la ligne suit, en faisant un grand détour par le nord, et par Khabarovsk, avant de redescendre plein sud sur Vladivostok.
L’Union soviétique, à son tour, croît grâce aux chemins de fer et croit dans leur avenir. Elle s’emploiera à faire suivre cette conviction sur le terrain des réalités. Elle voit en eux plus un serviteur de l’industrie lourde qu’un transporteur de personnes, mais, néanmoins, développe un service de trains de voyageurs assez étendu et efficace dès les années 1930. A partir de 1939 la ligne du Transsibérien est enfin à double voie sur l’ensemble du trajet. Le trafic marchandises comprend des trains de 10.000 tonnes tirées par d’immenses locomotives à vapeur à 6 ou 7 essieux moteurs : il faut songer à doubler la ligne qui est saturée. On met en chantier l’interminable construction du Baïkal-Amour (ou BAM) qui doublera la ligne sur une partie du parcours, cette ligne étant ouverte seulement en 1984.
Pour les voyageurs, le trajet est définitivement réduit à 9 jours jusqu’à Vladivostok, et 11 jours jusqu’à Tokyo, ce qui reste toujours plus rapide que par le bateau pour un Européen se rendant au Japon. L’électrification de la ligne commence au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et se termine durant les années 1970.


De l’autre côté de l’Amour : la Chine face au géant Russe.
Le grand problème posé à la Russie est bien celui de la Chine… avec son immense réseau ferré qui fascine des milliers d’amateurs dans le monde entier. Avec ses 9.596.000 km2, et son 1,3 milliard d’habitants, ce pays démesuré possède toujours le réseau ferroviaire le plus chargé du monde, mais sa longueur totale de seulement 55.000 km (à peine le double du réseau français, par exemple) le rend insuffisant pour un pays aussi étendu et peuplé. Disons-le clairement : la Chine n’a pratiquement pas de réseau ferré pouvant assurer un service national incluant la proximité.
En Chine, des trains de voyageurs de 25 voitures sont la règle, tandis que les trains de marchandises dépassent 10.000 tonnes, soit, pour ces deux catégories de trains, le double des trains européens les plus lourds. Au troisième rang mondial pour la longueur des lignes exploitées et au premier rang depuis 1994 pour le volume du trafic, ce réseau transporte 15 fois plus que, par exemple, le réseau français. Les deux millions de cheminots chinois forment la plus grande entreprise du monde. Et quand, à bord du “Transmongolien”, on franchit cette frontière en voyant, sur les montagnes environnantes, la muraille de Chine, on ne peut être qu’ému et même craintif…
Le chemin de fer est apparu relativement récemment en Chine, ceci en 1876, soit 4 ans seulement après le Japon, mais sur une modeste ligne privée, à voie étroite, dans un curieux écartement de 762 mm, et reliant Shanghai à Wu-Sung. Par suite d’une opposition de la part de la population, cette ligne est démontée en 1877 pour être reconstruite à Taiwan.
Si, aujourd’hui, le réseau chinois met les bouchées doubles pour développer ses lignes à grande vitesse, il ne se développera que lentement, pendant des décennies, en fonction d’apports financiers ou commerciaux complètement extérieurs au pays, mais sans plan d’ensemble, et avec de longues interruptions du fait des guerres intérieures chinoises, ou mondiales. Tout le monde participe, même les Français, prolongeant leur réseau en voie métrique indochinois jusqu’à à Lungchow en 1896, puis à Kunming, capitale du sud-ouest chinois, ou aussi des Belges avec la ligne nord-sud Pékin-Hankow en 1897, ou des Russes, essayant de contrôler la Mandchourie pour y réaliser en voie large l’itinéraire direct du Transsibérien en ligne droite jusqu’à Vladivostok, avant que leur défaite contre le Japon, en 1905, les oblige à passer plus au nord, par la vallée du fleuve Amour, au prix d’un long détour mais, au moins, en restant en territoire russe…
N’oublions pas, dans cette problématique complexe et bien ferroviaire, les Japonais qui débarquent avec leur voie de 1067 mm qui s’installent à partir de la péninsule coréenne et du sud de la Mandchourie. Chacun tire la couverture à soi, et ne considère nullement les intérêts chinois : il s’agit simplement de faire des investissements rentables.
Il n’y a donc pas, pour commencer, de réseau chinois mais un immense ensemble hétéroclite de lignes n’ayant, techniquement en commun que leur écartement à voie normale, et sur lesquelles chaque ingénieur concepteur avait amené les normes de son pays d’origine. Ces lignes sont réalisées pendant les années 1890 jusqu’à la Première Guerre mondiale . Les normes et mesures utilisés s’étendent des métriques aux pouces britanniques et aux standards américains (introduits en Mandchourie par les Japonais), en passant par les normes allemandes, belges, françaises, et russes. Ceci explique les anomalies jusque dans les hauteurs des attelages comme le « Buckeye» dont la hauteur au-dessus du rail n’est pas unifiée :elle est généralement de 1.067 millimètres au sud, soit la hauteur européenne, et seulement de 850 millimètres au nord, à l’américaine. En Mandchourie (ex-Japonaise) cette différence les rend incompatibles entre eux.

Sun Yat Sen prend le chemin de fer au sérieux.
Après la révolution de 1911, lorsque Sun Yat Sen établit la République chinoise, le nouveau Ministère des communications chinois hérite d’environ 15.000 kilomètres de lignes totalement disparates. C’est avec l’aide d’ingénieurs Britanniques que le réseau national devient cohérent, et vers 1920 est établi un plan d’ensemble d’un réseau s’appuyant sur le développement national de la Chine par son chemin de fer.
A partir de cette période, et par rachats aux compagnies privées étrangères, le réseau chinois se trouve unifié techniquement à la veille de la Seconde Guerre mondiale, et malgré l’invasion de la Mandchourie du sud par les Japonais dès 1932.
Mao-Tsé-Tung, quant à lui, pourra récupérer en Union Soviétique l’équivalent du «retrait» russe du territoire chinois avec une quantité considérable de voies et de matériel ferroviaire, de construction japonaise. Ce matériel avait été prélevé dans les zones mandchouriennes, occupées pourtant fort brièvement, par les troupes soviétiques en 1945.
En contre partie, une certaine « amitié » avec l’Union Soviétique apporte à la Chine, via le désert de Gobi, une nouvelle liaison transsibérienne par Ulan-Bator, mais … posée à l’écartement russe de 1,524 m entre Erlan et Tsining ! L’amitié, certes, ne laisse pas de coté les intérêts économiques bien compris. Ceci, toutefois, a permis de réduire de deux jours la durée du trajet ferroviaire Pékin – Moscou, ce qui rapproche tant par la distance kilométrique que par les « indéfectibles » sentiments d’amitié ces deux grands peuples « faits pour s’unir » – pour reprendre la langue de bois communiste du moment et toujours d’actualité, à ce qu’il semble, sur fond de guerre en Ukraine.
Le chemin de fer de Mongolie : sur l’antique route du thé, pas de la soie.
La Mongolie ne doit pas être confondue avec la Mandchourie. Mais les deux pays offrent, aujourd’hui toujours, une variante pour l’itinéraire de Moscou à Pékin. Longue de 2236 kilomètres, la ligne parcourue par le “Transmongolien” suit l’ancienne, pour ne pas dire antique, route des caravanes de la route du thé qui, au départ de Pékin, traversait cette partie est de la Mongolie et continuait jusqu’à Moscou par le sud de la Russie : le trajet demandait 40 jours, par une succession de relais.
Le premier tronçon de la ligne de chemin de fer est construit en 1940, sur les 248 kilomètres séparant Zaudinskiy, près d’Ulan-Ude où elle s’embranche à partir du Transsibérien, et Naushki, qui est, à l’époque, le poste frontière entre l’Union Soviétique et la Mongolie. En 1949, la ligne atteint Oulan-Bator, à 409 km plus au sud. Il ne reste plus que 1570 km de voie à poser pour atteindre Pékin, chose qui sera faite par des ouvriers Russes, Chinois et Mongoliens, et terminée en 1956, malgré la rude traversée du désert de Gobi et le passage accidenté par les collines qui protégeaient, jadis, une Chine civilisée – mais pas assez, car il fallut construire la fameuse muraille.
C’est à Erlian (Erenhot) que les trains doivent stationner plusieurs heures pour procéder aux changements de bogies, puisque l’écartement russe et chinois sont différents. Les voyageurs doivent quitter le train et patienter sur le quai ou dans la gare pendant que le train est refoulé jusque dans les ateliers de changement des bogies, chaque voiture étant levée séparément. Le train est ensuite refoulé sur un autre quai dont la voie est dans l’écartement correspondant à la suite du trajet.
Si l’on vient de Pékin, ce changement de bogies se fait à 10 km avant le poste frontière de Dzamin Uüd où l’on passe en Mongolie, et où se font tous les contrôles. Les voitures-restaurant, pour leur part, ne quittent pas leur écartement et leur pays d’origine, ce qui fait que l’on change de style de nourriture de part et d’autre de Erlian.
Aujourd’hui, la durée totale du voyage de 9052 km de Pékin à Moscou ou vice-versa est d’environ 5 jours et demi, et le trajet de 1570 km de Pékin à Oulan-Bator demande environ une journée et demie. Il y a toujours trois itinéraires possibles : le classique et entièrement russe Moscou – Vladivostok à faire à bord du train « Russia », ou le Moscou – Pékin par le “Transmandchourien” (utilisant le premier itinéraire historique construit) et enfin le Moscou – Pékin par le “Transmongolien”. Ce dernier itinéraire est jugé le plus varié et le plus intéressant par les voyageurs actuels car, outre une traversée partielle de la Sibérie, on traverse la Mongolie, le désert de Gobi, et on entre en Chine en passant par la fameuse muraille.
Le matériel roulant, ainsi que la restauration, sont chinois, ce qui ajoute de la saveur. Une tradition ferroviaire russe (mais non seulement russe doit-on préciser) est que les premiers numéros sont ceux des trains les plus importants, les plus confortables, et c’est bien le fameux train « Russia » qui porte le N°002 pour l’aller et N°001 pour le retour.Le train le plus recommandé est le « Transmongolien N°3 » Pékin – Moscou. Le train est exploité par les chemins de fer nationaux chinois. Tout roule… tant que l’amitié indéfectible entre la Russie et la Chine reste indéfectible, ce qui est indéniable.

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