On les connaît bien, ces « Prussiennes » à trois essieux, et jusqu’en France. Elles ont transporté, entre 1890 et 1950, l’Allemagne des banlieues, des petits matins et des soirs de fatigue, mais aussi celle des paysans sur des petites lignes perdues dans les collines, celle des soldats et des réfugiés. Puis, bien que préférant rester au pays, elles ont dû émigrer comme « prise de guerre » ou « voitures type armistice » pour venir jouer le même rôle dans toute l’Europe.
Sans doute, dans sa très élégante caisse haute aux compartiments garnis de bois ciré, s’est vécue l’histoire de toutes les nations, celle que l’on ne conte pas, celle des gens simples. Mais l’histoire de la voiture, elle, est connue.


Le grand débat allemand des années 1870.
Une véritable guerre de Troie oppose, vers la fin du XIXe siècle et dans toute l’Europe, les partisans de la voiture à quatre roues et de la voiture à six roues, et surtout en Allemagne, patrie de la voiture à six roues. On en trouve sur une partie du réseau du PLM en France, sur le réseau du Great Western Railway anglais, et c’est surtout en Allemagne que l’on a le plus pratiqué la voiture à six roues qui atteint, en 1867, le nombre assez exceptionnel de 2241 voitures contre seulement 1098 à quatre roues. C’est donc le seul pays au monde où ce type de voiture domine nettement les types à deux essieux ou à bogies. Un important congrès se tient en Allemagne et émet un avis sur la valeur relative des deux types à quatre et à six roues. Le congrès se prononce majoritairement en faveur du second, avec les caisses divisées en quatre ou cinq compartiments, et portées par deux essieux seulement.
Les six roues peuvent, en principe, être motivées par les plus grandes dimensions des voitures. Si, en raison du diamètre des fusées, la charge ne peut être répartie entre deux essieux seulement, un troisième est évidemment nécessaire.
Si les dimensions transversales des voitures sont limitées par celles des ouvrages d’art et de la plate-forme de la voie, on a les coudées plus franches pour la longueur. En l’augmentant, on réduit, pour un train donné, le nombre des attelages, de même qu’avec de longs rails, on diminue le nombre des joints. Mais au-delà d’une certaine limite, des dispositions spéciales deviennent nécessaires pour la circulation dans les courbes, même de rayon ordinaire, et ces dispositions ont, entre autres inconvénients, celui de rendre le véhicule peu propre à la marche à grande vitesse.
Ou bien les points d’appui, c’est-à-dire les essieux, sont groupés vers les extrémités du châssis, comme dans le matériel américain, qui présente à un haut degré cet inconvénient, ou bien, ils sont répartis sous le châssis d’une manière plus ou moins uniforme. Alors la répartition des charges entre eux est sujette à de grandes inégalités par suite, soit des brusques inflexions du profil normal de la voie, soit des irrégularités accidentelles qu’il présente.

Problèmes de répartition du poids.
La répartition de la charge entre les essieux est essentielle dans les chemins de fer : il faut qu’elle soit la plus homogène possible, pour des questions de stabilité, et aussi de préservation de la voie. Il faut aussi que cette répartition, une fois faite à la construction du véhicule, reste invariable. Si l’invariabilité de la répartition peut être obtenue en conjuguant les ressorts par des balanciers, cette disposition, appliquée il y a fort longtemps aux voitures à six roues des chemins du réseau allemand de Bavière, n’a guère trouvé d’imitateurs en Europe, d’après les auteurs spécialisés de l’époque.
Les balanciers de la suspension jouent souvent un rôle fort utile dans les locomotives. Ils sont également très usités aux États-Unis pour les tenders, où les variations de charges sont très importantes au cours d’un trajet, mais, en général, cette complication n’est nullement justifiée dans les wagons qui roulent à charge égale.
Mais les ingénieurs ont voulu, indépendamment de toute considération de charge et de dimensions des caisses, justifier par des considérations de stabilité et de sécurité la préférence donnée aux voitures à six roues. C’est ainsi qu’en France, sur le PLM, on a été conduit à les adopter pour la ligne d’Avignon à Marseille, première section exploitée de la grande ligne de Paris à Nice. Le même type s’est étendu successivement à toute cette grande artère, tandis que le matériel à quatre roues était adopté pour la ligne du Bourbonnais et pour les embranchements du réseau.



Se rendre à l’évidence…
Plongeons-nous, avec les revues et les ouvrages de l’époque, au cœur du débat. Les voitures à six roues possèdent-elles véritablement les avantages d’allure plus régulière, de sécurité plus grande qu’on leur attribue parfois ? Si ces avantages étaient réels, on doit supposer que les compagnies si nombreuses qui persistent à employer les voitures à deux essieux se seraient rendues à l’évidence, et qu’au lieu de se restreindre, l’application de ce type se serait généralisée.
D’abord, quant à la stabilité, à la régularité de l’allure, l’élément qui a sur elles la plus grande influence est l’écartement des essieux extrêmes. Plus une voiture est longue, massive, plus ses porte-à-faux au-delà des essieux extrêmes sont réduits, et plus elle est stable.
Si, toutes choses égales d’ailleurs, on ajoute un essieu intermédiaire, quel sera l’effet de cette addition ? Évidemment de diminuer la stabilité, écrit le grand ingénieur Charles Couche en 1870. La résistance au mouvement de lacet, qui consiste surtout dans une oscillation du véhicule autour de l’axe vertical passant par son centre de gravité, est d’autant plus grande que les essieux extrêmes sont plus chargés, puisque le moment du frottement transversal des jantes sur les rails s’accroît d’autant. Or, l’essieu intermédiaire réduit cette charge et, par suite, le frottement correspondant. D’un autre côté, les châssis tendent à devenir convexes vers le haut par suite de la saillie de leurs porte-à-faux. La réaction du ressort intermédiaire ne fait qu’aggraver cet effet. Cette considération, il est vrai, s’applique bien plus aux wagons à marchandises qu’aux voitures à voyageurs,. dans lesquelles les porte-à-faux sont beaucoup moindres, précisément en vue de la stabilité, et dont les châssis sont d’ailleurs moins chargés.
Au point de vue de la stabilité, l’avantage serait donc plutôt en faveur des voitures à quatre roues. Et, en effet, personne ne prétendra que l’allure soit meilleure sur la grande ligne de Paris à Nice que sur les autres lignes sur lesquelles on marche également à grande vitesse, et qui ont une voie également très bien entretenue et un matériel roulant à grand écartement d’essieux, telles que celles des compagnies du Nord, de l’Est, de l’Ouest, ou du Paris-Orléans.
La troisième paire de roues du matériel du P.L.M. est-elle motivée par une charge utile plus élevée ? Pas davantage, aujourd’hui du moins, pour les voitures de deuxième et de troisième classe. Si les voitures de première classe du PLM, à trois compartiments et un coupé, contiennent quatre places de plus que leurs similaires des autres lignes françaises, il y a égalité pour les voitures actuelles des deux autres classes, qui renferment respectivement, sur toutes les lignes, quarante et cinquante places.
Quant à la question de sécurité, on peut soutenir avec raison que, si un essieu ou un bandage extrêmes se rompent, la voiture à six roues aura plus de chance que les autres d’être maintenue par les attelages, qui auront moins d’efforts à subir. En admettant cet avantage, il est clair par contre que la paire de roues additionnelle introduit toutes les chances d’accidents qui lui sont propres, et qui atténuées, si l’on veut, par sa position au milieu, sont cependant réelles. Et l’on peut, tout au moins, douter qu’il y ait tout, compte fait, bénéfice pour la sécurité.
Ajouter un troisième essieu, c’est augmenter inutilement de 50 % le nombre des essieux d’une voiture, c’est augmenter d’autant la dépense, le poids mort des roues, les risques d’accidents inhérentes à ces organes.

Les décisions de Dresde.
Le congrès allemand de Dresde, pour sa part, veut conclure sur une nouvelle norme, car un congrès ferroviaire qui ne débouche pas sur une norme est un congrès avorté… La norme concerne la distance entre les essieux extrêmes des voitures à voyageurs dont l’éloignement peut croître avec le rayon des courbes de la ligne.
Rayon des courbes (m) | Eloignement des essieux extrêmes (m) |
240 à 300 | 3,66 |
300 à 360 | 4,57 |
360 à 460 | 5,03 |
460 à 600 | 5,50 |
>600 | 7,32 |
On notera que la valeur de 7,32 m est déjà considérable, pour l’époque, mais elle sera bien atteinte vers la fin du siècle du fait de l’augmentation de la demande de transport et, donc, de l’allongement des voitures. Mais, on s’aperçoit aussi, sur le réseau de la Prusse, par exemple, que des voitures dont l’éloignement des essieux extrêmes atteint 7,035 m, s’inscrivent sans difficulté, dans des courbes d’un rayon de 188 mètres, soit un rayon trois fois moindre que celui de la norme de Dresde ! Le réseau des Pays-Bas, à l’époque, utilise des voitures dont l’éloignement des essieux extrêmes est de 6,70 m, et dont la longueur de la caisse dépasse déjà la dizaine de mètres pour pouvoir offrir 70 places, ceci avec une charge par essieu très réduite, puisque se situant à seulement 7,5 tonnes.
Un des problèmes majeurs posés par cet éloignement considérable des essieux extrêmes est le diamètre des plaques tournantes des gares. On pourrait se demander pourquoi, dans la mesure où, techniquement, une voiture ou un wagon à marchandises n’ont pas besoin, contrairement à une locomotive à vapeur et à tender séparé, d’être « virées » sur une plaque, étant parfaitement capables de rouler dans les deux sens. La réponse est que, lors des débuts des chemins de fer, on établit des gares dotées en plaques tournantes, et non d’aiguilles, pour l’accès aux voies de service : des batteries de plaques sont établies en travers des voies principales et des faisceaux des voies de garage. Il faudra de longues décennies pour tout reconstruire et implanter des appareils de voie à la place de ces plaques, et ainsi gagner en rapidité et en simplicité des manœuvres. À l’époque du congrès de Dresde, il y a encore beaucoup de plaques tournantes dans les gares de l’Europe entière, ce qui limite l’allongement, pourtant nécessaire, des voitures et des wagons.
La circulation en courbe.
Un des autres problèmes posés par les véhicules à trois essieux est, lors de la circulation en courbe, le fait que l’essieu central est sollicité pour venir appuyer contre la face interne du rail intérieur de la courbe, alors que les essieux extrêmes viennent, comme il se doit, normalement solliciter la face interne du rail extérieur.
Mais, fait bien connu et déclaré comme voulu dans le domaine ferroviaire, les tables de roulement des roues sont coniques, de manière à ce que, en courbe, la poussée vers l’extérieur vienne contraindre la roue extérieure à rouler sur son plus grand diamètre, et la roue intérieure à rouler sur son plus petit diamètre. Nous savons, cependant, que la conicité en question a été introduite pour faciliter le démoulage des roues dès les débuts du chemin de fer.
Avec l’essieu central d’un véhicule ferroviaire à trois essieux, la poussée vers l’extérieur se fait exactement à l’inverse de ce qui se produit ! Il a fallu donc ménager un jeu latéral important pour l’essieu central, de manière à atténuer cet effet contre-indiqué, mais, ce faisant, c’est aussi retirer à l’essieu central son rôle de guidage. C’est la quadrature du cercle…
Le PLM, fier de ses voitures sans bogies.
Vingt-trois plus tard pourtant, dans la Revue générale des chemins de fer de juillet 1893, le PLM persiste et présente ses dernières voitures pour trains de voyageurs rapides, et déclare que, en dépit de l’utilisation de voitures à bogies depuis 1889, il choisit la formule de la voiture à trois essieux. Les voitures ont une longueur de 11,8 ou 12,21 mètres : ce sont donc des voitures relativement courtes avec quatre compartiments en première classe et cinq en seconde classe. L’écartement entre les essieux extrêmes est de 7,25 mètres, ce qui est assez long. Les essieux extrêmes n’ont aucun jeu (si ce n’est celui des jeux mécaniques normaux) tandis que l’essieu central dispose d’un débattement latéral prévu pour atteindre, en courbe serrée, la valeur maximale de 30 mm.
Le PLM s’avoue très satisfait de ces voitures, dont le comportement sur la voie est très stable, et qui, surtout, acceptent sans résistance supplémentaire au roulement des courbes serrées de 250 et 300 m de rayon. Le poids par voiture est de 18 ou 19 tonnes seulement, et le poids mort par voyageur est en dessous de 400 kg pour la voiture de seconde classe : l’absence de bogies est payante sur ce point, car une voiture à bogies dépasse, à l’époque, 700 kg et, avec les voitures OCEM, ce poids atteindra 1 000 kg dès les années 1925. À nombre de places égales, un train de voitures à trois essieux est deux fois plus léger qu’un train de voitures à bogies.
En 1880-1890 le confort progresse, mais timidement.
Très relatif pendant l’ensemble du XIXe siècle sur les voitures pour trains omnibus ou de banlieue, pour ne pas dire très rudimentaire, le confort est en nette et subite amélioration avec ces nouvelles voitures construites à partir de 1890. La longueur et la hauteur des voitures augmentent et donnent plus d’aisance aux voyageurs, mettant fin à l’époque rude des minuscules compartiment-cages où tout le monde se bouscule. Mais c’est l’apparition du couloir intérieur, desservant latéralement des compartiments qui sont un peu plus isolés du passage, et permettant un accès à des WC-toilettes enfin présents sur ce genre de voiture.
Des dispositions intérieures très variées.
Si les portières latérales multiples créent une similitude d’aspect extérieur, ces voitures comportent de très nombreuses variantes de dispositions intérieures. Les voitures à 6 compartiments de 3ᵉ classe, par exemple, ont 1 ou 2 WC-toilettes et des demi couloirs latéraux desservant l’un 2 et l’autre 4 compartiments. Des voitures mixtes à 3 compartiments de 1ʳᵉ ou 2ᵉ classe encadrant 3 compartiments centraux de 3ᵉ classe peuvent ne pas avoir de WC, tandis que d’autres en possèdent. Certaines voitures ont un long couloir latéral unique desservant l’ensemble des 6 compartiments qui sont au nombre de 2 de 1ʳᵉ classe et 4 de 3ᵉ classe, ou de 2 de 2ᵉ classe et 4 de 3ᵉ classe. Certaines voitures bavaroises ont jusqu’à 7 compartiments, et d’autres jusqu’à 8. Les voitures de 1ʳᵉ classe et de 2ᵉ classe peuvent n’avoir que 4 compartiments.


Les normes de Maybach.
En 1879 le ministre des Travaux Publics de Prusse, Maybach, publie des normes concernant le futur matériel roulant des lignes secondaires de l’Etat prussien. Ces normes sont décisives dans l’histoire du chemin de fer allemand, car la Prusse est, déjà, en train de prendre la tête de l’ensemble des états allemands dans beaucoup de domaines techniques et industriels, et la Prusse, qui a déjà constitué son réseau de lignes principales, ne construit plus que des lignes secondaires. Les voitures sont à essieux indépendants, ont des compartiments de 2e, 3e ou 4e classe.
Les châssis sont en fers profilés, les essieux et les roues sont les plus légers possibles. Les caisses sont en bois et offrent une largeur maximale de 3,10 m (3m intérieurement). Les longueurs des compartiments sont de 1,657 à 1,66 m en 2ᵉ classe, et de 1,5 m en 3ᵉ classe. Les banquettes sont en lattes montées sur des supports en fer. Ces normes inspireront l’ensemble de la construction des voitures omnibus allemandes jusque durant les années 1910.
Caractéristiques techniques.
Type : voiture à 3 essieux indépendants
Longueur : 10,94 à 13,65 m selon les séries
Masse : 16 à 20 t selon les séries
Capacité : 42 pl en 3ᵉ classe
Vitesse : 100 km/h

Les voitures prussiennes à trois essieux en France.
Seul le très important livre écrit par Alain Rambaud et Jean-Marc Dupuy « Encyclopédie des voitures SNCF » (La Vie du Rail, 1990) peut donner une vision claire, cohérente et complète de cette aventure prussienne en France commencée en 1919 et sur le réseau d’Alsace-Lorraine. Ce réseau « revient » à la France, mais amoindri par la guerre, et surtout avec une perte de matériel roulant considérable.
Cette perte, pour ce qui est des voyageurs, sera compensée par 2588 voitures à deux ou trois essieux fournies par l’Allemagne, construites à partir de 1911, et qui se retrouveront, réparties entre les réseaux français et surtout le PLM, puis, en 1938, dans le parc SNCF sous le nom courant de « prises de guerre » ou « voitures armistice ». Si l’on fait le total des voitures allemandes à deux ou trois séparés ou à bogies ayant circulé en France, on arrive à environ 5 300 voitures. Notons, avec Rambaud et Dupuy, que la SNCF compte, en 1938, un parc de 20 572 voitures à deux ou trois essieux !
Les voitures à trois essieux allemandes arrivées à partir de 1919 sont au nombre de 1936, toutes avec portières latérales, toilettes, couloir latéral, et un niveau de confort encore acceptable pour l’époque. Plus d’un millier sont des voitures de 3ᵉ classe, les autres étant des mixtes 1ʳᵉ/2ᵉ ou 2ᵉ/3ᵉ classes, et surtout, il y a les redoutables et très sommaires voitures allemandes ex-4e classe, désormais considérées comme 3ᵉ classe en France, au nombre de 473 et dans lesquelles on voyage debout si l’on n’a pas trouvé de place sur les bancs longeant les parois…
Ces voitures, de très grande qualité, vont rouler longtemps en France, jusque durant les années 1950 sur l’ensemble des régions SNCF, et plus tardivement encore sur les régions Est et Sud-Est où elles durent jusque durant les années 1970, la dernière voiture SNCF à essieux indépendants ayant roulé en 1977.



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