Voulus par des hommes épris de paix et de prospérité économique, les chemins de fer ont du partir à la guerre, ceci en Crimée, et à peine vingt-cinq ans après l’ouverture de la première ligne moderne entre Liverpool et Manchester. Le chemin de fer ainsi apporte sa puissance de transport au service d’une stratégie alors complètement repensée.
Il est certain que dès 1842 l’Allemagne a intégré les chemins de fer dans sa stratégie et construit des lignes en ce sens. La même année le Royaume-Uni promulgue le « Railway régulation act » qui organise le transport des troupes par les temps de guerre à venir. En 1846 les corps d’armée prussiens, avec 12.000 hommes et leur armement, voyagent par le rail jusqu’à Cracovie, ville alors indépendante, mais devenue très rapidement allemande avant que personne ne puisse réagir ! Il vaudra, en Amérique du Nord la victoire des états du Nord sur ceux du Sud lors de la Guerre de Sécession américaine, ou à l’Allemagne sa victoire lors de la guerre franco prussienne de 1870.

La Crimée, terre d’innovation stratégique.
Mais la première ligne stratégique construite sur un champ de bataille est bien celle de la guerre de Crimée, menée conjointement par les armées anglaises et françaises.
Faite assez rapidement de 1853 à 1856, la guerre de Crimée met face à face l’Empire russe et une alliance formée de l’Empire français, du Royaume-Uni du royaume de Sardaigne et surtout de l’Empire ottoman. Provoquée (déjà ?) par l’expansionnisme russe et la crainte en Europe d’un effondrement de l’Empire ottoman, le conflit est centré sur la Crimée, et plus particulièrement sur Sébastopol. La Russie est vaincue et accepte le traité de Paris de 1856.
Les raisons, et toujours d’actualité, de la guerre de Crimée.
Tout est lié, malgré les apparences, au déclin de l’Empire ottoman depuis plus d’un siècle, avec notamment, au cours de plusieurs conflits, la perte en faveur de la Russie de tous ses territoires du nord de la mer Noire et de Crimée. La France et le Royaume-Uni craignent que l’Empire Ottoman ne se transforme, de fait, en colonie russe, et la Russie se soucie du sort des orthodoxes des Balkans alors sous domination turque.
Déjà les disputes entre chrétiens occidentaux et chrétiens orientaux pour le contrôle des lieux saints en Palestine ont commencé, et les occidentaux prennent le parti de soutenir les Ottomans, pour une fois, et la guerre éclate pendant l’automne de 1853. Russes et Ottomans engagent des batailles dans le Caucase et en Dobroudja. Les Russes, pour le part, occupent et refusent d’évacuer les principautés roumaines de Valachie et Moldavie sous souveraineté ottomane, ce qui provoque l’entrée en guerre des Français et des Britanniques.
Devant cette union franco-britannique, et craignant que l’Autriche ne la rejoigne, le tsar Nicolas Ier quitte les Balkans en 1854. Pour bien s’assurer de la durabilité du retrait russe, Napoléon III et le Premier ministre du Royaume-Uni Lord Palmerston décident d’attaquer Sébastopol où se trouve la flotte russe de la mer Noire.
Après leur débarquement à Eupatoria, le 14 septembre 1854, les alliés remportent une victoire sur les Russes lors de la bataille de l’Alma et assiègent la ville au début du mois d’octobre. Les Alliés se heurtent à la résistance acharnée des défenseurs et le front s’enlise et se couvre de tranchées. Le froid, le faim et les maladies tuent des dizaines de milliers de soldats, beaucoup plus que les combats. Les Russes tentent de briser l’encerclement de Sébastopol, ceci à Balaklava, Inkerman, et à la Tchernaïa. Finalement, les Français s’emparent du bastion de Malakoff dominant la ville le 8 septembre 1855 et les Russes évacuent Sébastopol dès le lendemain.
Les combats se poursuivirent pendant quelques mois avant la signature du traité de Paris le 30 mars 1856. Ce dernier met fin à l’entente européenne antifrançaise du congrès de Vienne de 1815, et marque le grand retour de la France dans les affaires internationales. Toutefois la question d’Orient qui est à l’origine du conflit reste pendante. La guerre de Crimée est considérée par les historiens militaires comme la première « guerre moderne » du fait de l’utilisation des bateaux à vapeur, du chemin de fer, et, en prime, des fusils à canon rayé, du télégraphe et de la photographie.
Florence Nightingale est là, elle aussi.
Notons aussi (grâce à Mauricette Mazzanti, fidèle lectrice de ce site web), que “l’histoire de Florence Nightingale passe aussi par là et cette femme courageuse en si intelligente a aussi utilisé le train et bien fait travailler les gens autour d’elle à cette époque et dans cette région où la guerre faisait rage. Elle a pu y expérimenter ses théories et prouver, statistiques à l’appui, qu’elle pouvait soigner et guérir des soldats. La reine Victoria lui en fut reconnaissante”.
Le chemin de fer commence son service militaire et “rempilera” souvent.
Pour ce qui est du chemin de fer, le sol gelé et boueux empêche l’utilisation des transports par des véhicules hippomobiles ou à dos de mulet, et l’armée anglaise songe même à faire une route en troncs d’arbres couchés pour empêcher l’enlisement des chevaux et des hommes. Plutôt que de réinventer, sinon le chemin de fer, du moins ses traverses, les généraux trouvent plus intéressant d’espacer les troncs d’arbres et de poser dessus des rails… Longue d’une dizaine de kilomètres, la ligne demanda cinq mois de travaux infernaux. Le problème était surtout l’inadaptation totale des wagons pour les besoins militaires : il restait à inventer un matériel roulant spécial.

Napoléon fait-il un Paris-Marseille à “cent à l’heure” pour la Crimée ?
Napoléon III a-t-il voyagé entre Marseille et Paris en 1855 à une moyenne de 100 Km/h dans un train tiré par une «Crampton» ? La question reste posée, en dépit de l’affirmation souvent faite dans les livres d’histoire : l’Empereur se serait rendu à cette vitesse à Marseille pour venir accueillir et féliciter les soldats ayant participé à la guerre de Crimée.
Sur un plan purement ferroviaire, l’exploit est théoriquement possible si, d’abord la ligne est achevée…. or elle ne l’est pas encore en 1855. Il l’est aussi si l’on ne prend pas une «Crampton», mais toute une succession de « Crampton » prêtes, sous pression et en attente dans les dépôts, et rapidement mises en tête du train impérial, sans perdre une minute, assurant ainsi des «relais-traction» immédiats. Ceci dit, une locomotive «Crampton» dispose bien de la puissance nécessaire pour remorquer les deux ou trois voitures du train impérial à cette vitesse.
Mais il reste le problème de l’exploitation de la ligne : l’exploit est théoriquement possible si la voie est totalement dégagée et que tous les signaux soient en position «voie libre». Or la signalisation de l’époque n’était pas encore «enclenchée» avec les appareils de voie, et ne permettait donc pas par elle-même la sécurité des mouvements nécessaire. Il aurait fallu pratiquement « geler » toute la circulation des trains entre Paris et Marseille pendant une journée entière, et en s’y prenant longtemps à l’avance pour éviter toute surprise.
Dès 1845 une décision ministérielle fixe la nouvelle gare centrale de Lyon à Perrache, mais, du moins en ce temps-là, les ministres devaient prévoir large car la construction ne démarre qu’en 1855. Trois compagnies de chemin de fer desservent déjà Lyon, chacune dans leur propre terminus: la Cie de Paris à Lyon par le Bourbonnais (Saint-Étienne) a sa gare du Bourbonnais, celle du Paris à Lyon est à la gare de Lyon-Vaise, et celle de Lyon à la Méditerranée est à la gare de La Guillotière.
En outre, Napoléon III a du perdre beaucoup de temps à Lyon, car les lignes de Paris à Lyon et de Lyon à Marseille ne sont pas encore raccordées, le tunnel sous Fourvière n’étant pas encore achevé. François-Alexis Cendrier, architecte de la compagnie du Paris-Lyon, a dessiné le bâtiment-voyageurs de la gare et il dirige le chantier : la gare de Perrache est ouverte seulement en 1856, lorsque sa compagnie a pu faire la jonction entre la gare de Vaise et celle de Perrache au prix d’un tunnel de 1800 mètres percé sous Fourvière. C’est alors, en 1857, la naissance effective du PLM par fusion des deux compagnies qui étaient de part et d’autre du tunnel, et le passage direct des trains roulant entre Paris et Marseille.
C’est pourquoi l’exploit semble peu probable, du moins en 1855. Vers 1885, trente ans plus tard, c’était sans nul doute possible avec toutes les conditions de sécurité voulues, mais Napoléon III n’était plus là et l’on avait oublié la guerre de Crimée.
La grande ligne du PLM a cependant plus que prouvé son utilité militaire.
La ligne dite “impériale” verra, pour la guerre de Crimée, d’innombrables transports militaires, tant pour les hommes que pour le matériel. Les textes de 1851 prévoient déjà les conditions dans lesquelles ces transports militaires seront organisés. Des régiments entiers de cavalerie et d’infanterie, mais aussi des batteries d’artillerie, des régiments montés du train des équipages, par dizaines de milliers ont voyagé depuis toute la France pour se retrouver sur la ligne et gagner les ports de la Méditerranée en quelques trois ou quatre jours, et surtout à Marseille. Cette expérience dictera les textes de 1855 du Ministère des Transports Publics réglementant les transports militaires par voie ferrée, avec en arrière-plan le souvenir que Napoléon a remporté la plupart de ses batailles grâce à la mobilité de ses troupes et la parfaite organisation de leurs déplacements permettant de surprendre l’ennemi qui croyait que les troupes françaises étaient encore éloignées à des centaines de kilomètres ! Le chemin de fer commençait donc à devenir une arme stratégique importante permettant d’assurer les victoires par une mobilité surprenante pour l’ennemi.





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