Les buffets de gare : on les dit de retour, mais où étaient-ils ?

L’ordonnance du 15 novembre 1846, qui semble avoir fixé beaucoup de choses dans les chemins de fer, montre que les gares sont, dès les débuts de la grande aventure ferroviaire, des lieux de profit qui attirent les convoitises. Il urge, devant les foules qui sont sur les quais et pas toujours pour voyager, qu’une réglementation vienne contenir et limiter cette armée de « crieurs » et de vendeurs ambulants, tout comme il faut aussi faire régner l’ordre au sein de toutes ces « industries » (comme on les nomme à l’époque) que sont les échoppes et boutiques des marchands, des buffetiers, des vendeurs de boissons.

Les préfets sont les premiers à être appelés à la rescousse puisque les compagnies considèrent, alors, que les « cours et stations d’un chemin de fer font, comme le chemin lui-même, partie du domaine public, et qu’à l’autorité administrative seule il appartient d’en régler l’usage ». Les préfets, le 18 avril 1850, sont chargés d’examiner et d’autoriser ou non toutes les demandes d’exploitation de buffets, buvettes, magasins de librairie et autres dans les gares, et il est intéressant de noter que ce ne sont pas les intéressés eux-mêmes qui en font la demande, mais bien les compagnies elles-mêmes en leur nom. Ainsi les compagnies assument leur choix, en portent la responsabilité, et si le buffetier donne du fil à retordre ensuite, les forces de l’ordre auront surtout le plaisir de faire remarquer à la compagnie que, comme on fait son lit, on se couche…

Ce sont donc bien les compagnies qui, en un premier temps, prennent sur elles de trouver et de présenter des candidats pour ce qui est de la tenue de ces « industries » dans les gares. La conséquence en est que si, à la limite, les compagnies ne peuvent admettre un « industriel » dans une de leurs gares sans l’autorisation du préfet, ce dernier ne peut pas plus, de son côté, admettre cet « industriel » sans l’assentiment de la compagnie. L’administration préfectorale et les compagnies sont mariées pour le meilleur et le pire.

La peinture de Droz, parue en 1935 dans l’ « Illustration », résume la situation désordonnée et précipitée de l’arrêt-buffet, sauf pour un habitué déjà bien servi à gauche. Le moindre bruit de vapeur ou d’air comprimé provenant de la locomotive fait que tout monde se précipite et remonte dans le train. C’est pourquoi les buffetiers faisaient payer avant !…. Les mauvaises langues disaient que les mécaniciens étaient complices et purgeaient bruyamment et fortement leurs soupapes peu de temps après l’arrivée en gare et bien avant l’heure du départ. Ah ! Les vilains !
Même genre de scène, à la même époque, mais au Royaume-Uni où le prétendu « flegme britannique » montre, déjà et toujours aujourd’hui, qu’il n’existe pas. Mais aucune soupe n’est renversée, pour la bonne raison qu’il n’y en a pas : sur la table du thé et un innocent « cake », et quelques pommes en plus, vivent leurs derniers instants. Il n’y a pas de quoi se battre.

La mise en place des dynasties du buffet.

L’expansion du réseau ferré national sous le Second Empire crée un afflux d’ « industriels » vers les gares et les compagnies vont finir par procéder par cooptation des buffetiers entre eux, tout comme il en est pour les boutiquiers et les tenanciers de buvette. Plus particulièrement, les buffetiers vont présenter les amis, des associés, et bientôt, comme dans le monde des cheminots, la meilleure des recommandations pour l’obtention d’un emploi sera la descendance directe : on est cheminot de père en fils, et on sera buffetier de la même manière, avec la création de dynasties de buffetiers se transmettant de véritables héritages de génération en génération, ajoutant même aux armoiries familiales de nouveaux fiefs en annexant peu à peu les buffets successifs d’une même ligne ou d’une même région, le sommet étant, si possible, la conquête du buffet d’une grande gare parisienne ! .

Beau buffet dit « dynastique » à la gare d’Austerlitz à Paris, en 1910. La gare a été ouverte dès 1840, mais le buffet est plus tardif.
Un autre haut-lieu parmi les buffets « dynastiques » : celui de la gare de l’Est, style « arts déco », années 1930.
La légende d’origine parle d’elle-même. C’est chic et spacieux et aujourd’hui toujours.
Le buffet de la gare de Dijon dans les années 1960 : quelques « voyageurs de commerce » cossus, à la bonne descente bien rapide, mangent seuls. Les épouses sont à la maison, ménagères actives et pas encore « insoumises ». Elles repassent les cravates.
Buffet triste et peu dynastique, dans une gare provinciale de moyenne importance, vers 1910. On admirera l’impressionnant samovar sur la droite. Le port du nœud papillon essaie de donner de la classe au lieu.

Hachette choisit les nourritures spirituelles.

Si les nourritures de l’esprit ne peuvent, en général, passer avant celles du corps, la maison d’édition Hachette fait figure d’exception qui confirme la règle : elle est créée en 1826 par Louis Hachette (1800-1864) qui a du renoncer à une carrière d’instituteur et qui s’est juré que ce qu’il ne pourra enseigner, il le publiera. Devenu un homme d’affaires avisé et innovant, en 1852 Louis Hachette met en place les premières bibliothèques de gare sur les réseaux de chemins de fer dont le succès le fascine. En 1897, ne voulant pas laisser en d’autres mains la richesse que crée le chemin de fer, il fonde les Messageries Hachette, une très puissante entreprise de distribution du livre et de la presse en France. IL n’oublie pas les bibliothèques de gares, et, en 1900, il part à la conquête du métro parisien puisque, ici aussi, c’est un chemin de fer, et tout aussi prometteur. Les « Bibliothèques de gares Hachette » deviendront en 1984 les bien connus « Relais H » avant de prendre une appellation plus mode qu’est « Relay » en 2000. Jamais les buffets de gare n’auront une telle expansion et un tel succès.

Les buffets : appréciés des compagnies, mais avec modération.

Au sein de toutes ces activités ou autres « industries » (c’est le terme) exercées dans les emprises des gares, sans nul doute le buffet et la buvette posent le plus de problèmes lors des premières décennies de leur mise en place. Ces établissements ont le droit d’échapper à l’obligation de fermeture légale de tout débit de boisson fixée à 11h30 du soir pour la France entière : ils peuvent donc de rester ouverts la nuit, et les compagnies considèrent comme un avantage très appréciable que leurs voyageurs, en attente d’une correspondance tardive ou très matinale, puissent se réfugier dans un buffet, surtout en hiver.

L’indication, sur les indicateurs Chaix, du symbole du buffet  à côté du nom de la gare est un soulagement pour les lecteurs (anxieux) des horaires Mais les buffetiers ne sont pas, pour autant, des gens que les compagnies portent aux nues… car ils ont tendance à « se prendre pour des agents de l’exploitation » (sic, d’après un attendu d’un jugement de l’époque !) et à considérer les quais comme un terrain conquis non seulement pour y faire régner l’ordre mais aussi pour installer quelques tables de plus pour ceux qui aiment regarder passer les trains tout en buvant. La compagnie du Midi, le 29 décembre 1860, va jusqu’à prendre un arrêté interdisant les trottoirs intérieurs des gares à ces gens très envahissants qui poursuivent les voyageurs pour leur proposer des consommations jusque dans les trains en partance, ou pour leur indiquer qu’il y a un buffet dans la gare.

Le buffet de la gare de Laroche-sur-Yonne, rare exemple de bâtiment indépendant ajouté au bâtiment-voyageurs (BV).

Une cohue indescriptible (pour rester poli) lors de l’«arrêt-buffet».

L’absence de wagon-restaurant dans les trains du Second Empire, qui ne sont pas encore équipés de soufflets d’intercirculation, oblige les voyageurs, qui n’ont pas emporté de quoi saucissonner, à se précipiter sur le quai, lors des arrêts en gare annoncés comme « arrêt – buffet » sur le Chaix, et à courir jusqu’au buffet en question où règne, on s’en doute, le plus grand « désordre », ceci dit pour éviter un autre terme moins mesuré.

Les buffetiers profitent de la situation en imposant l’usage du paiement d’avance par les voyageurs, et en ne les servant pas ou à peine. La moindre jet de vapeur issu des purgeurs de la locomotive, le moindre choc de tampons ou claquement de portière fait bondir les voyageurs en direction de leur train et, ensuite, ils ne bougeront pas de leur compartiment, préférant ne pas prendre de risque, abandonnant leur repas.

C’est pourquoi, devant un tel désastre qu’est l’arrêt-buffet, les compagnies doivent bien transiger et laisser s’instaurer un « service à la place » effectué par les buffetiers qui peuvent aller sur les quais et pénétrer dans les trains, « à condition de s’abstenir d’importuner les voyageurs et de circuler sur les trottoirs intérieurs de la gare » précise, assez angéliquement, il faut le dire, la réglementation de l’époque.

La Commission des règlements, saisie de l’affaire par le Ministère des Travaux Publics, a reconnu « qu’au point de vue de la légalité, la Cour de cassation a résolu la question d’après les vrais principes. Le buffetier est, en effet, fournisseur de comestibles et de rafraîchissements, à l’usage de tous les voyageurs, sans excepter ceux qu’un motif quelconque retient dans leur compartiment. On ne saurait d’ailleurs lui faire le reproche qu’il importune les voyageurs en leur indiquant le buffet ».

Par une décision du 7 octobre 1874, le ministre a adopté cet avis, et, du coup, le personnel des buffets pourra monter à bord des voitures et faire de la « réclame » ou servir des repas.

Buffetier sur le quai, au début du XXe siècle, en gare de Carnoules.

Dieu reconnaîtra les siens….

Au XIXe siècle, les buffetiers officiels sont, à la longue, débordés par de véritables bataillons de francs-tireurs ou de snipers qui organisent eux-mêmes leurs propres ventes ambulantes sur les quais des gares, déballant saucisses et fromages du pays, bonnes bouteilles locales, fruits et gâteaux, à un point tel que la compagnie du Midi essaye, en 1860, en engageant un procès, d’obtenir « que toute personne étrangère au service du chemin de fer, puisse s’introduire dans l’enceinte de la voie, d’y circuler ou stationner ». La compagnie, qui craint les coups de fourche donnés par des paysans un peu trop rustres, demande toutefois que cette législation « ne s’applique pas aux fermiers  des buffets établis par la compagnie dans les stations, non plus qu’à leurs préposés ».

La « real politik » cruelle des adjudications.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, de nouvelles habitudes se mettent en place et les compagnies de chemins de fer procèdent par « adjudication restreinte », c’est-à-dire réservée aux personnes reconnues par la compagnie comme étant déjà aptes à exercer le métier . Ce procédé va, d’une part, clarifier les choses et renforcer les positions par le fait d’un véritable contrat, mais la conséquence en est que les compagnies vont, désormais, pratiquer une politique de loyers élevés. Devant des loyers jusqu’à 50% plus chers que les anciennes commissions reversées aux compagnies, bien des buffetiers finissent, entre les deux guerres, par jeter le gant.

Les dures années 1920 et 1930 sont décourageantes pour les buffetiers comme elles sont difficiles pour un chemin de fer désormais en crise financière constante. Les démissions s’accumulent, bien que les compagnies aient revu à la baisse un grand nombre de loyers. Les buffets ferment et les voyageurs, s’ils ont un temps d’attente assez long, traversent la place de la gare et vont au « Café des deux gares » ou au « Café de la Petite Vitesse » qui, de l’autre côté de la place, ne désemplit pas. Tant pis pour les enfants, l’atmosphère sera moins morale. Tant pis pour les valises : la place manque pour les empiler entre les pieds de la table.

La conversion des beaux salons des compagnies.

Pendant les années 1880 à 1910, les compagnies de chemins de fer disposent, surtout dans les étages de leurs somptueuses gares parisiennes, de magnifiques salons d’apparat et qui ne servent pas seulement de lieu de réunion des Conseils d’administration.

Ces salons qui, aujourd’hui, pourraient paraître comme un luxe presque scandaleux sont, à l’époque, une nécessité. Pour comprendre le rôle joué par ce genre de salle, il faut quitter le chemin de fer et aller dans les mentalités de l’époque, celles d’une société de grands brasseurs d’affaires du Second Empire qui fait tout son possible pour rassurer les banquiers, les investisseurs, les actionnaires. Les compagnies de chemins de fer sont au premier plan, et, beaucoup, pour cela, leurs fondateurs misent sur l’apparat et le luxe des lieux, et l’on donne des réceptions que l’on fait fréquenter par des gens connus dans le milieu politique, celui des affaires, mais aussi celui des arts et de ce que l’on n’appelle pas encore les « people » à l’époque. Ces personnalités, par leur apparence, leurs relations (supposées ou réelles) sont, en quelque sorte, la face lisible de la prospérité des réseaux ferrés.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la société a changé et ces salons seront fermés à jamais, certains transformés en buffets, offrant, dans un cadre somptueux, une restauration de qualité, comme à la Gare de Lyon pour le bien connu « Train Bleu », ou à la Gare d’Orsay pour ses remarquables salons qui servent de restaurant pour le musée actuel, tandis que d’autres seront intégrés à des hôtels intérieurs à la gare même, comme ce fut le cas à la Gare du Nord.

Le plus beau buffet de gare du monde : le « Train Bleu ».

La gare de Lyon fait partie de l’immense effort d’urbanisme qui a accompagné l’Exposition de 1900 et qui a laissé le Grand Palais, le Petit Palais, le pont Alexandre III… etc. Elle est, à son extérieur, une évocation assez discrète de la Belle Époque, mais c’est à son intérieur, dans les salles du restaurant du Buffet, que subsiste le témoignage le plus intact, le plus saisissant du style 1900.
Salles immenses, surchargées de sculptures, de dorures et de vastes peintures, le Buffet de la gare de Lyon a été inauguré le 7 avril 1901, par le Président de la République, Emile Loubet. Il se présente avec une grande harmonie, malgré l’abondance du décor. Son mérite est d’être intact et de conserver l’aspect très vivant de son Époque. Chaque détail, siège, porte-manteaux, etc., sont du meilleur style.
Ce sont les peintures qui attirent, dès l’arrivée, toute l’attention. Elles sont de couleurs vives. Elles ont été nettoyées en 1992 et très soigneusement, en profitant de ce que la gare n’apportait plus de fumées de locomotives et qu’il valait ainsi la peine de les mettre en état. Il y a 41 peintures retraçant bien entendu les sites du réseau et aussi les événements de 1900. On peut les parcourir comme une sorte de musée.
Le tableau de Billotte qui est au-dessus de l’escalier descendant sur les voies représente le pont Alexandre III et les Palais de l’Exposition de 1900 qui rappellent Saint-Marc de Venise. René Billotte, qui naquit à Tarbes, en 1846, et fut l’élève d’Eugène Fromentin a su allier ici au réalisme une part d’imagination très évocatrice, Les trois plafonds de la grande salle sont dus à trois peintres différents. Voici « Paris » œuvre de François Flameng (1856-1923) (élève de JP Laurens) qui décora aussi la Sorbonne, l’Opéra-Comique, puis « Lyon » de Lebufe et le « Marseille »de Saint-Pierre. On sera surpris de la ressemblance qu’acquéraient les peintres à cette époque – ce qui leur permettait de concourir sans dissonance à un vaste ensemble décoratif.
On remarque particulièrement, dans la grande salle et au fond le tableau principal, qui représente le Théâtre d’Orange d’Albert Maignan (1845-1908) né à Beaumont-sur-Sarthe qui fut un peintre d’histoire et a peint « La Mort de Carpeaux » de l’ancien Musée du Luxembourg. Sa palette est lumineuse. Elle nous reporte ici aisément devant le mur d’Orange et ses personnages ont conservé leur vie, leur mouvement. C’est ici que l’on voit de très bons portraits Berville, Président du P.L.M. et Noblemaire, directeur Général, Sarah Bernhardt, Rejane et Madame Bartet illustres comédiennes, ainsi que d’Edmond Rostand.

Le « Villefranche » et le « Monaco» sont de Frédéric Montenard (1849-1926) descendant d’une vieille famille provençale, qui fut l’élève de Puvis de Chavannes et joua un grand rôle dans le monde des Arts puisqu’il fonda la Société Nationale des Beaux-Arts. Il avait le talent d’évoquer la Provence. Il a peint les Arènes d’Arles qui sont au Petit Palais (1904).

On trouve dans la salle dorée un plafond d’un peintre qui fut très connu, c’est « Nice, la Bataille des Fleurs » de Henri Gervex (1852-1929) qui fut l’ami de Renoir, mais qui revint assez vite au très classique. Il fit aussi un plafond à l’Hôtel de Ville. Le nom du peintre Olive figure au bas des tableaux de la salle dorée, « St Honorat et Marseille », le « Vieux Port ». Olive né à Marseille en 1849 a eu une réputation mondiale comme peintre de marines.

Enfin, il ne faut pas oublier que le PLM est le réseau des Alpes. Une peinture d’Eugène Burnand (1850-1921) évoque le Mont-Blanc en ce genre difficile qu’est la peinture de montagne – Burnand peignit le fameux « Panorama des Alpes Bernoises » qui fit un tour du monde à Anvers, Chicago, Genève et Paris.

L’ensemble de ces toiles continue à apporter comme le désiraient les créateurs de ce décor, une évocation exacte et lumineuse des paysages multiples du réseau. Elles replongent le visiteur dans une atmosphère optimiste et heureuse, que certains trouveront peut-être un peu trop exubérante, mais au charme de laquelle tous les passants, touristes ou parisiens, se laissent prendre, avant de retourner dans les rues.
Ce n’est pas par hasard si Coco Chanel, Brigitte Bardot, Jean Cocteau, Colette, Dali, Jean Gobin, Marcel Pagnol et beaucoup d’autres furent des habitués de l’endroit. Celui-ci inspira également Luc Besson qui y tourna une scène de « Nikita » et Nicole Garcia dans « Place Vendôme » ou encore Pierre Jolivet dans « Filles uniques ».

Le « Train Bleu » magnifique exemple de salons pour actionnaires transformés en buffet de gare. Le ministre de la Culture André Malraux les sauve de la démolition en 1966, et certaines de ses salles sont classées en 1972.
Le superbe escalier menant du quai de tête jusqu’à l’entrée du « Train Bleu ». Les clients, en bas à droite, sont ceux d’une brasserie du rez-de-chaussée.

Vitesse accrue, TGV, et correspondances immédiates : le désespoir des buffetiers.

Les progrès accomplis par la SNCF, qui a dû atteindre après sa création en 1938, la fin de la Seconde Guerre mondiale pour entreprendre une politique de vitesse, ne viendront en rien favoriser le sort des buffetiers. Les temps de parcours « fondent » rapidement avec l’électrification intense du réseau, et la présence d’un parc de plus de 800 autorails créant, dans les gares d’arrêt des trains rapides, d’innombrables correspondances « même quai en face », voilà qui viendra très efficacement à bout des attentes interminables en gare de Culmont-Chalindrey ou de la Chapelle-Antenaise qui ont ruiné l’image de marque du chemin de fer entre les deux guerres.

Si les grands buffets des gares terminus n’en souffrent pas, puisqu’il faut bien qu’un train parte de quelque part et arrive ailleurs, l’ensemble des buffets des grandes gares de passage paie un lourd tribut à cette France qui roule « à 160 » ou « à 200 à l’heure » en train, en attendant de dépasser 300 km/h avec des TGV qui, de toute manière, ignorent, tant qu’ils sont sur la LGV, tout du charme des gares et des buffets. Le « canard pommes sarladaises » servi à bord du TGV voyage à plus de 80 mètres à la seconde : il est loin le temps où son ancêtre voyageait à un mètre à la seconde, au pas posé et réfléchi des garçons de salle des buffets de nos belles gares, veillant à ne pas renverser sur la nappe en lin une seule goutte d’une précieuse sauce longuement mijotée.

Le retour de Marx, mais pas Karl.

C’est bien une des facettes de l’œuvre de « Gares et Connections » de la SNCF, sous la direction de Patrick Ropert, dans les années 2010, que ce grand retour des buffets de gares se produit. Son livre « City Booster : les gares à l’aube d’une révolution » démontre l’existence d’un grand rapport financier pour la SNCF qui est créé par ce grand nombre de voyageurs qui, chaque jour, passent dans les gares. La gare du Nord, alors en pleine rénovation d’une image de marque quelque peu dégradée, est l’objet de grands travaux de rénovation de ses salons et de son aménagement intérieur, et aussi de ses quais et de leurs aménagements commerciaux.

En 1931, quand la gare du Nord n’était pas encore marxiste. Peu de gens savent qu’un hôtel existait dans les étages supérieurs du BV. Nous devons à Antoine Debièvre, de la Communication SNCF, cette redécouverte : nous ignorions l’existence de cet hôtel.

Du temps du teck verni : pour les gens vernis et « absentéistes ».

Mais qui donc a tué les buffets des gares ? Ne cherchez pas longtemps l’assassin dans ce « Cluedo » ferroviaire : c’est le wagon-restaurant.

La bourgeoisie, dès le milieu du XIXe siècle, a déjà inscrit les voyages comme dimension marquante de sa culture et comme garantie de « saines lectures » pour ses enfants. La grande mode est, alors, l’ « absentéisme ». Rien à voir avec l’absentéisme au boulot de notre triste époque actuelle : l’« absentéisme » de cette belle époque consiste à être absent de chez soi, tout simplement, et à passer sa vie dorée à ne rien faire, mais à le faire ailleurs. On appellera cela du tourisme, terme anglais évidemment.

Il n’y a pas d’auteur reconnu qui n’ait publié ses carnets de voyage, et si un Chateaubriand ou un Goethe étendent le fond de décor de leurs soupirs et de leurs pleurs à tout ce que l’Europe et l’Amérique comptent de lieux au romantisme de qualité garantie, des quantités de Tocqueville, de Custine, de Croisset mettent, sous diverses formes littéraires, dans les cœurs un réel goût pour le lointain. Laissons pour les esprits réalistes de n’y voir qu’une inutile apologie de l’herbe qui est toujours verte ailleurs. Et d’élégants « absentéistes », le guide Baedeker en main, vont, en souliers vernis et manteau de voyage en tweed, arpenter les sentiers alpestres ou les places des villes grecques.

Les enfants du peuple, ceux de la communale, eux, une fois grands, vont à Nogent voir la Marne, ou à Dieppe voir la mer, pour 6, 25 frs. L’expression « n’y voir que du bleu » a dû naître par là…

Déjà entre 1872 et 1883, l’essentiel des voitures-lits ou restaurant, qui comprennent de très nombreuses variantes en fonction des services et des lignes, est du type à essieux séparés, notamment à 3 essieux à partir de 1873. Les essieux sont écartés d’environ 6 à 9,5 m selon les types, et les caisses, courtes, offrent une douzaine de places en voiture-lits et 24 places en voiture-restaurant. Ces voitures-restaurants sont divisées en deux salles de part et d’autre d’une cuisine centrale. Un couloir latéral, longeant la cuisine, permet au personnel ou aux voyageurs, de passer d’une salle à l’autre. Ces voitures sont peu appréciées : leur roulement est dur et peu stable, et l’espace offert est insuffisant. Georges Nagelmackers, fondateur de la Compagnie Internationale des Wagons-lits, songe désormais à l’introduction de voitures à bogies inspirées des voitures à bord desquelles il a voyagé aux USA.

Avec le train « Orient-Express », c’est la consécration de la gastronomie roulante en 1883, avec l’introduction de voitures restaurant à bogies offrant deux salles à manger et une cuisine d’extrémité, selon une disposition qui, désormais, restera immuable. Les soufflets d’intercommunication permettent aux voyageurs de circuler d’un bout à l’autre du train et de se rendre librement à la voiture-restaurant et de la quitter ensuite pour regagner leur voiture-salon ou lits. Cette disposition permet de faire plusieurs services plus facilement.

Wagon-restaurant de la CIWL en 1883.
Voiture-restaurant de la CIWL sur l’«Orient-Express ». Années 1890. Quelques « absentéistes » des deux sexes brillent par leur tenue et leur conversation à table.
Menu CIWL en 1891. La cuisine reste très bourgeoise, de qualité certes, mais traditionnelle et sans excès gastronomiques. On ne recule pas devant le « consommé » (avec des bouillons KUB ?) ou la macédoine de légumes (en boîte pour collectivités ?).

Lorsque la Compagnie Internationale des Wagons-lits et des Grands Express Européens expose à Liège, en 1905, ses nouvelles voitures à bogies, les voitures-restaurants série D attirent l’attention par leur beauté. Elles sont à l’origine d’une série légendaire dont les caisses en bois de teck décorées de lettres en laiton feront rêver l’Europe entière.

Nouveau wagon-restaurant du réseau de l’État, spacieux et confortable, de 1902. La cuisine est un modèle en matière d’aménagement fonctionnel.
Pingre, le réseau de l’État aura bien quelques rares services de voitures-restaurants, mais aura recours à de tristes voitures-buffets dont le service est assuré par d’aussi tristes « fonctionnaires » qui n’ont pas dû « valider les acquis » de leur stage psychanalyse-guitare-communication organisé dans une ferme ardéchoise.

Le développement de la CIWL conduit à des trains encore plus beaux et plus spacieux comme le « Sud-Express » ou le « Savoie-Express ». Sur bogies et équipées de soufflets, les nouvelles voitures restaurant offrent de 42 à 50 places, par tables de quatre places. La décoration est luxueuse : panneaux d’acajou ornés de marqueterie, plafonds à voussoirs et lanterneau. Toutes les fenêtres sont en face des tables, pour la grande joie des convives.

Les années d’entre les deux guerres voient, malheureusement, le déclin du rail car l’automobile et de l’aviation, sont l’objet d’un engouement croissant et les gens fortunés préfèrent leur Rolls-Royce ou leur Bugatti, affrontant intempéries et pannes. Les hommes d’affaires, déjà stressés et pressés, veulent gagner du temps et pensent apprécier les voyages en « aéroplane » malgré une météo approximative. Cependant il reste une clientèle pour les trains de luxe, et c’est pour elle que la CIWL renouvelle complètement son parc de voitures à partir de la fin des années 1920.

Il est vrai que lorsque le premier Orient express quitte la gare de l’Est en 1883, les caisses de ses voitures sont en bois de teck verni, et seuls les châssis et les organes de roulement sont métalliques. Mais ces voyageurs fortunés de ce train savent vivre dangereusement car le bois est meurtrier en cas de collision ou de déraillement : il se pulvérise en mille éclats du fait de sa faible résistance aux chocs. La caisse en bois est définitivement détrônée par la lourde caisse tout acier, résistante, robuste, endurante dès la fin des années 1920. C’est alors que les trains de luxe de la CIWL passent de la couleur bois verni à la couleur bleu sombre. Quant aux vieilles voitures en bois encore en service durant les années 30, on les repeint en bleu sombre pour dissimuler leur vieillesse et pour faire des rames homogènes !

Les buffets, en revanche, se passeront de peintures fraîches, et sombreront dans une triste décadence, avec comme seul compagnon le « café de la gare », servant, tôt le matin jusqu’au milieu de la nuit suivante, une clientèle locale de piliers de bars se faisant verser des ballons de rouge à longueur de journée et d’ennui.

Si vous voulez savoir ce qui se mangeait dans les buffets et surtout si vous êtes passionné de cuisine, consultez les fameux livres « 300 recettes de buffet de gare » ou « 500 recettes de terroir de gare en gare » de Bernard Bathiat parus aux éditions Sutton. Les livres sur les buffets de gare sont très rares.

Le « Restaurant des gares » à Lannion a droit à « gares » au pluriel, puisqu’il y a la grande gare du réseau de l’Ouest et aussi celle du « petit train » en voie métrique sur la même place. Années 1930.

Même version du « prolongement » du buffet de la gare pour cet « Hôtel de la Gare ”, mais à Saujon, vu dans les années 1980.

Tolérés dans les gares, adorés chez les "absentéistes" vernis de la Belle époque.
Exemple moins reluisant à Paris, dans le XIIe arrondissement, pas très loin du « Train Bleu » (le buffet ou le train réel) mais sans aucun rapport… Vu dans les années 1980.

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