Si les routes ont leurs virages, les voies ferrées ont leurs courbes. Deux mondes différents, deux mots différents, mais régis par les mêmes lois, celles de la force centrifuge. Mais ces deux mondes se rejoignent pour utiliser le même terme de “dévers” pour désigner l’inclinaison de la plate-forme vers l’intérieur d’un virage routier ou d’une courbe ferroviaire.
D’après la note de l’ingénieur André Portefaix, page 435 de la RGCF de mai 1970, consacrée aux origines du dévers, un tableau de correspondance entre la surélévation du rail extérieur et la vitesse maximale de circulation en courbe figure déjà dans le traité de chemins de fer écrit par De Pambour (1835-40). De son côté, Marc Seguin, dans son ouvrage publié en 1839 « De l’influence des chemins de fer et de l’art de les tracer et de les construire », expose par un calcul d’ailleurs très compliqué, l’effet de la « gravitation artificielle» qui tend à appuyer les véhicules sur le rail extérieur, indique le relèvement du rail extérieur comme remède à cette tendance et fait état de surhaussements effectivement mis en œuvre en courbe de 500 m sur les chemins de fer de st-Etienne (1 cm) et de Manchester (3 cm).








Au début, pour le chemin de fer, le dévers était tout autre chose.
La terminologie ferroviaire française est restée assez longtemps hésitante. On a d’abord réservé, et à juste titre peut-on dire, le terme de « dévers» à l’inclinaison de chacun des rails vers l’axe de la voie, la différence de niveau entre les deux rails en courbe étant alors désignée comme «surhaussement ». Notons qu’il en est ainsi dans le vocabulaire allemand ou anglo-saxon avec les termes de « Uberhöhung » et de « Superelevation ». L’acception de « dévers » pour définir la différence de niveau (qui n’est pas nécessairement un surhaussement puisque dans certaines situations locales, on abaisse la file intérieure ou bien on agit en sens inverse sur l’une et l’autre) parait dater du début du siècle; elle est devenue officielle ã la SNCF.
La perfection de la géométrie ferroviaire.
Il suffit de regarder une voie ferrée, avec la beauté et l’élégance de ses courbes, ses raccordements paraboliques lors des entrées et des sorties des courbes, ses alignements impeccables pour comprendre à quel point, pour le chemin de fer, tout est affaire de précision, de finesse, pour garantir la qualité et la douceur du roulement, ces deux qualités étant fondamentales non seulement pour les performances, le confort, la stabilité, mais aussi pour une dépense minimale d’énergie.
Or une voie ferrée doit avoir ce que l’on appelle une géométrie parfaite. Qu’est-ce que la géométrie en ce sens-ci du mot ? C’est l’écart entre la position réelle de la voie et une position théorique moyenne, dite encore position de référence. Cette géométrie est mesurée par rapport à quatre axes de nivellement :
1)- Le nivellement longitudinal vise à réduire la variation, dans le sens vertical, de la position de la surface de roulement du rail par rapport à une référence donnée. Cela veut dire qu’une voie ayant un bon nivellement longitudinal sera bien plane, sans « bosses » ou « creux ».
2)-Le nivellement transversal vise à réduire la variation de la position relative de chaque file de rails dans le sens vertical. On distingue le dévers, qui est la différence de hauteur entre chaque file de rails, et le “gauche”, qui est la différence de dévers entre deux points séparés par une distance donnée qui constitue la base du “gauche.” En quelque sorte le dévers, sur une route, correspond à une route ayant un coté plus haut que l’autre (faisant que l’on roule penché), tandis que le gauche correspondrait au fait que la route varie dans son inclinaison vers un coté (faisant qu’en roulant on tend à pencher encore plus en avançant). Le “gauche” est une déformation en pale d’hélice. On notera qu’une entrée en courbe, avec un dévers pour la voie afin de contrebalancer la force centrifuge, fait que, nécessairement, il y a un gauche, puisque la voie doit « pencher » de plus en plus au fur et à mesure que l’on entre dans la courbe pour atteindre son dévers maximal dans la courbe.
3)- Le défaut de dressage : c’est la variation dans le sens latéral de la position de la face interne du rail par rapport à une référence donnée. Pour une route, ce serait une route qui ne serait pas parfaitement droite, et sur laquelle on serait obligé de faire des zig-zags inutiles.
4)- Le défaut d’écartement : c’est la variation de la distance séparant les faces internes des deux rails de la voie. Ce serait, en quelque sorte, une route dont les bords, quand on la parcourt, ne seraient pas parallèles. On notera qu’il est possible que l’écartement d’une voie varie, et s’éloigne du 1435 mm normal, notamment dans les courbes de faible rayon, pour faciliter le passage en courbe des véhicules à deux essieux de grand empattement. La maîtrise de ces défauts est, pour l’ingénieur construisant une voie ferrée, un accomplissement dans l’art.

Comment et quand le problème s’est posé.
Sans aucun doute les cochers des diligences et des malle-poste ont du découvrir, longtemps avant les ingénieurs des chemins de fer du XIXe siècle, les inconvénients de la force centrifuge si l’on prend un virage un peu trop vite, notamment sur une route bien plane – ou même inclinée vers l’extérieur du virage dans les cas les plus pervers… Pour ce qui est des courbes des premières lignes de chemin de fer des années 1820 et 1830, le problème ne semble guère se poser dans la mesure où la vitesse des premiers trains est très modeste, et bien en dessous des limites de la stabilité en courbe. Mais assez rapidement, dès la fin des années 1830, le problème va se poser, et, pendant des décennies, des inventeurs vont se précipiter dans les bureaux d’études des compagnies de chemin de fer pour proposer des trains qui, naturellement, s’inclinent vers l’intérieur des courbes, mais sans que la voie prenne en compte cette action puisque cette pendulation sera la conséquence naturelle de la suspension du train sous le rail. Ce « penchant » naturel, toutefois, ne sera pas facile à faire accepter par les réseaux de chemin de fer, pour ne pas dire que, comme dans la psychologie et le théâtre des boulevards, les penchants sont source d’ennuis et de désordre …et la volonté des ingénieurs sera de conserver l’infrastructure classique à deux rails, ce qui fera que, toujours, c’est la voie qui commandera tous les mouvements du train posé sur elle. Ah ! Mais…

La mise en place du problème dans les esprits.
Tant que les trains roulent à des vitesses de l’ordre de 30 à 50 km/h, le problème des courbes ne se pose pas en termes d’inclinaison vers le centre par le dévers, ou de lutte contre la force centrifuge qui tend à déverser les véhicules vers l’extérieur. Les courbes sont, déjà, tracées avec de grands rayons et les trains les parcourent avec une vitesse qui est suffisamment réduite pour ne pas engendrer de sollicitations excessives dans le sens transversal. Marc Seguin, notamment, se démarque de la pratique anglaise en traçant son St-Etienne–Lyon avec des courbes à très grand rayon. Il s’agit non seulement de faciliter l’inscription en courbe du matériel roulant, mais surtout de réduire la résistance au roulement du matériel que les courbes à faible rayon augmentent sensiblement: or la puissance de traction des locomotives de l’époque est très limitée, et il faut gagner en facilité de roulement à tous les niveaux.
Dans les ouvrages d’ingénieur de l’époque, il n’y a pas trace de la nécessité de ménager des dévers : il semblerait bien que les premières voies, même sur les grandes lignes, aient été posées rigoureusement « à plat ». La présence d’un faible jeu prévu tant en alignement qu’en courbe semble être la solution la plus pratiquée pour les ingénieurs des premières voies anglaises, d’après l’ouvrage de Bineau, écrit en 1839, cité par Couche dans son « Voie, matériel roulant et exploitation technique des chemins de fer », Dunod, 1867, Tome I, fascicule I, page 242. Les valeurs ordinaires de la conicité des tables de roulement des roues et du jeu des boudins de guidage semblent suffire.
Pour ce qui est du « dévers » (ex-surhaussement) la date d’apparition reste un mystère, car les anciennes gravures ne sont pas assez précises pour en témoigner, le dessinateur se contentant de faire des rails d’un seul trait sur le sol (ballast recouvrant les traverses) et c’est seulement avec l’apparition de la photographie et de rares prises de vues de trains en courbe, que l’on peut constater que le dévers existe, ceci pas avant la fin des années 1860 semble-t-il. Par exemple, et pour prendre des locomotives type 111 (qui est une disposition d’essieux primitive) nous avons dans notre fonds iconographique une photo pouvant être de 1859, puisque montrant un train du LNWR anglais, remorqué par une 111 construite tardivement pour un type 111 cette année-là. Le train “Irish Mail” est arrêté en courbe et en gare, et avec un dévers très notoire, mais la photographie pourrait être plus récente, mais pas plus récente que les dernières années 1880, car ce type de locomotive “à roues libres” (= un seul essieu moteur) a été rapidement dépassé et éliminé pour cause de faible effort de traction et faible adhérence.

Des auteurs comme Marc Seguin n’abordent pas cette question pour ce qui est de sa ligne St-Etienne-Lyon et les rares gravures de l’époque montrent une ligne plutôt sans dévers, semble-t-il, ce qui n’est pas étonnant vu la modestie des vitesses. Le relecture du traité de Couche s’impose… Le précieux « Dictionnaire législatif et règlementaire des chemins de fer » de Palaa (1887) comporte bien un article sur les courbes, et le « relèvement du rail extérieur » (sic), et il précise que les textes officiels datent des lois et décrets des 11 juin et 25 août 1863, ce qui éclaircit déjà les choses pour la France. Ces décrets français, pris pour l’ensemble des réseaux, limitent à 500 m le rayon minimal des courbes et la vitesse « dans la pratique » (sic) est de 60 km/h. On peut être conduit à penser que la période de généralisation du dévers doit se situer, en France, vers les années 1860-1870, donc à partir du milieu du Second empire.
Les limites du dévers : la prudence et la sagesse s’imposent.
Il n’en sera pas toujours ainsi, et dès les années 1860, les vitesses sont déjà suffisantes pour imposer l’usage du dévers. C’est donc bien la voie qui commandera tous les mouvements des trains. Aux Etats-Unis, où l’on aime les solutions radicales et expéditives, les premiers dévers atteignent 250 mm ! Les réseaux français, comme celui de l’Est, pratiquent un plus prudent 80 mm qui convient aussi bien pour la vitesse de 64,8 km/h (18 mètres par seconde) qui est celle des trains express, que pour la vitesse de 50,4 km/h (14 mètres par seconde) pour les omnibus, et pour la vitesse de 36 km/h (10 mètres par seconde) pour les trains de marchandises, et dans le cas de courbes à rayon très réduit que l’on trouve dans les gares. Les chemins de fer européens semblent pratiquer des valeurs comparables. Il semble que, à l’époque, le problème du sur-écartement soit plus préoccupant que celui du dévers dans l’esprit des ingénieurs, les vitesses maximales des trains n’excédant pas 60 à 70 km/h. On tend à limiter la valeur du dévers car on constate un cheminement du rail le moins haut dans le sens de la marche des trains, ceci par l’appui plus fort des roues situées du coté intérieur de la courbe quand les trains roulent à vitesse réduite ou quand ils marquent un arrêt.
Le 23 octobre 1864 une instruction ministérielle, se reposant sur des expériences effectuées par le PLM sur les pentes de Blaisy-Bas à Dijon pour faire disparaître le grincement des locomotives par insuffisance de dévers, autorise des dévers supérieurs à ce qui est préconisé jusque-là : la tendance à l’augmentation est maintenant mise en place dans les esprits. En effet, dans cette longue pente, les mécaniciens ont tendance à rouler très vite pour regagner des minutes perdues : bonne fille (mais regardante sur la récupération des minutes perdues quand même !) le PLM augmente le dévers, et l’on s’aperçoit que, même lorsque l’on négocie les courbes à vitesse normale donc inférieure à celle permise par le dévers, l’effet est bénéfique par disparition des grincements.
L’augmentation des vitesses, avec le seuil de 100 km/h franchi par les « Crampton » des réseaux français sous le Second empire ou les locomotives à voie large de 7 pieds (2100 mm) du Great Western Railway anglais à la même époque, pose le problème à un point tel que les inventeurs de toutes sortes se sentent une vocation irrésistible pour repenser, sans que l’on les y invite vraiment, le chemin de fer dans son intégralité.
Si nous revenons à l’article paru dans le numéro de Mai 1970 page 435 de la RGCF, les auteurs (les ingénieurs R.Terrasse et R.Joly de la Section Dynamique Ferroviaire de la Direction du Matériel SNCF) traitent de la voiture pendulaire SNCF qui est à l’essai. Mais les considérations concernant le dévers sont intéressantes, car la voie est continuellement remise en cause, depuis la fin du XIXe siècle par son vice fondamental qu’est l’insuffisance du dévers qui gêne considérablement les progrès en matière de vitesse. Le dévers ? Toujours en excès pour les trains lents ou à l’arrêt, et toujours insuffisant pour les trains rapides.

Les ingénieurs, comme toujours, se résignent à un compromis.
Le problème du dévers ne manquera pas de se poser dans le cas des trains marquant un arrêt en pleine voie et en courbe. Le dévers en excès est nuisible pour les trains lents ou à l’arrêt en créant un risque pour le rail intérieur d’une courbe, mais aussi il est capable de vider les boîtes à huile des essieux, et il crée aussi un important risque de chavirement vers l’intérieur de la courbe. Le dévers en manque est nuisible pour les trains rapides avec une surcharge du rail extérieur, un effort transversal exagéré pour les essieux, un risque de chavirement vers l’extérieur de la courbe. On comprendra qu’il n’y a de sécurité et de palliatif que dans le cas de vitesses limites, voire d’une vitesse donnée, qui permet la compensation exacte : c’est-à-dire que la résultante des forces dues à la pesanteur (force verticale) et à la force centrifuge (force horizontale transversale) est “normale à la surface conique de grand rayon formée par les deux files de rails”. Pour toutes les autres vitesses situées au-dessus de cette vitesse donnée, il y a insuffisance de dévers, et pour toutes les autres vitesses situées en-dessous, il y a excès de dévers. Autant se passer de dévers…. donc !
Si, dans les gares et en alignement, le dévers n’a pas sa place et n’a aucune raison d’être, il devient indispensable en courbe lorsque les vitesses et les poids des trains augmentent très sensiblement vers la fin du XIXe siècle. Renoncer au dévers serait alors renoncer à la vitesse. Il a fallu trouver un compromis. En France, le dévers est en égal au 7/10 du dévers théorique calculé pour la vitesse maximale pratiquée sur la ligne concernée. Dans les années 1960, et notamment à l’époque du Capitole et de ses 200 km/h en alignement dans la Beauce, mais surtout lors de ses parcours en courbe et contre-courbe de 500 m de rayon entre Limoges et Cahors à 120 km/h, les ingénieurs de la SNCF et de la Direction des Installations Fixes appliquent la valeur générale de 150 à 160 mm. Ultérieurement, la SNCF acceptera jusqu’à 180 mm pour les LGV.
Mais revenons aux années 1970 : les voyageurs des premiers Capitole sont dans des voitures classiques UIC sans CID (= compensation d’insuffisance de dévers), et doivent, en courbe serrée, subir une accélération latérale non compensée de 0.113 g qui est très désagréable, et surtout dans une succession de courbes et de contre-courbes qui donnent le mal de mer… Les fameuses voitures dites “Grand Confort” prévues avec CID auraient du permettre des vitesses supérieures à 120 km/h sur les tracés sinueux du Massif-central, mais elles ne reçurent pas le CID pour lequel elles étaient prévues comme en témoigne la forme de leur caisse avec ses faces latérales inclinées vers l’intérieur pour permettre leur inclinaison sans engager le gabarit.
Le train de marchandises à l’arrêt : le dévers n’est pas apprécié, pour ne pas dire qu’il est très dangereux.
Avec une largeur de gabarit supérieur à deux fois l’écartement des rails, et une hauteur totale de plus de trois mètres et une caisse à plus d’un mètre de hauteur par rapport au plan de roulement, on se demande comment les trains ne chavirent pas plus souvent à l’arrêt en courbe à faible rayon. Notons qu’il y a une catégorie de matériel roulant qui, vraiment, n’aime pas du tout l’arrêt en courbe et sur fort dévers : le wagon-citerne. Sa citerne placée haut et contenant des liquides lourds qui peuvent se déporter en cas d’arrêt en courbe, sa sensibilité au vent latéral (malgré l’arrondi de la citerne), le wagon-citerne s’est particulièrement distingué lors des débuts de sa carrière mouvementée sur laquelle nous reviendrons dans un prochain article.


Le train de voyageurs en courbe : pas mieux !
Finissons par un souvenir qui raconte, par le détail, les problèmes de dévers posés aux voyageurs dans les gares en courbe. L’auteur de ces lignes, alors jeune prétendant allant rendre visite à sa future épouse en vacances à Stella-Plage, près d’Etaples (ceci, que l’on se rassure, avec l’autorisation des futurs beaux parents), arrive en gare d’Etaples par un jour de grand vent, mais heureusement exempt de pluie. Le train est composé, à sa grande joie, des fameuses voitures dites B11 “Trains express” Nord dont les très nombreuses portières latérales, aussi lourdes que somptueusement dessinées avec un galbe de bas de caisse très élégant, sont à ouvrir en poussant ou à ouvrir en retenant – mais dans les deux cas, c’est une force herculéenne à engager vu leur poids. Selon le sens de marche du train, le vent est un allié ou un adversaire en ce qui concerne l’ouverture des lourdes portières des voitures Nord.
Deux cas se présentent: soit le train est orienté et incliné de façon à ce que, vu la courbe et le dévers, les portes s’ouvrent facilement et entraînent avec elles le malheureux voyageur descendant de voiture et qui reste suspendu au-dessus du quai. Soit le train est orienté et incliné de façon à ce que les portes s’ouvrent très difficilement, retenues par leur poids : il faut une force tout aussi herculéenne pour quitter la voiture ou pour espérer y monter. Il fut ainsi tout aussi aléatoire, tant à l’arrivée qu’au départ ultérieur, l’auteur de ces lignes ait pu rendre visite à sa promise dans un état de présentation correspondant aux normes classiques du Prince charmant. Dans les deux cas, le fort vent de la mer peut jouer pour ou contre la volonté, pour le voyageur, de monter dans le train ou d’en descendre. Que les esprits sensibles se rassurent : il y eut mariage et procréation quand même.


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