On aura tout vu sur ce site “Trainconsultant”, y compris dans un précédent article “Quand les automobiles préfèrent rouler sur une voie : on les comprend” dans lequel le sujet qui nous occupe aujourd’hui a été abordé. Mais revenons, pour le plaisir, sur ce bien curieux véhicule que l’on a bien du mal à caractériser de ferroviaire, tellement son ascendance automobile est manifeste, bien que passablement revue et corrigée ! Et pourtant, cette « oie galopante » doit son surnom à son dandinement de l’arrière quand elle roule sur les voies inégales de l’Amérique profonde entre les deux guerres. Le confort ? Il laisse à désirer. Mais l’économie justifie les moyens – ou, plutôt, le manque de moyens. “Vol d’oies au-dessus des voies…” donc, selon le mot de Stéphane Bortzmeyer qui relit et corrige, quand il a le temps, les articles de “Trainconsultant” et que nous remercions.

L’automobile tue le chemin de fer.
Le triste slogan est déjà vrai dès le lendemain de la Première Guerre mondiale, et plus tôt aux USA où la motorisation est beaucoup plus développée qu’elle ne l’est en Europe à la même époque. Le danger, pour les chemins de fer européens, ne viendra que durant les premières années 1930. Aux USA une voiture comme la Ford T est déjà vendue à des millions d’exemplaires bien avant 1914, totalisera plus de 15 millions de ventes en 1927, et les rues des villes américaines regorgent de voitures et de camions bien avant la Grande Guerre.
Devant les quais vides des gares, les compagnies américaines s’interrogent, et comprennent que l’âge d’or des chemins de fer est révolu à jamais. Pour les grandes lignes, elles se lancent dans une politique de trains rapides et luxueux, plus que jamais. Pour les petites lignes, les plus fragiles et les plus rapidement menacées, elles sont désarmées : comment faire pour transporter une poignée de voyageurs seulement, deux fois par jour, avec les frais représentés par la mise en marche d’un train classique ?
L’idée géniale du New-York – New-Haven & Hartford RR.
Ce petit réseau possède plusieurs lignes d’embranchement desservant des régions peuplées, certes, mais aussi dotées de bons réseaux routiers et d’un bon parc d’automobiles, d’autobus, et de camions. La clientèle a tellement déserté ces petites lignes, au lendemain de la Première Guerre mondiale, qu’un train le matin et un le soir suffit amplement. Ce qui arrive en France à la SNCF des années 1950 s’est déjà produit aux USA dans les années 1920.
Un ingénieur du réseau NY-NH&H a l’idée de commander ce qui est une sorte d’adaptation de l’autobus à la voie ferrée. Le moteur, la boîte de vitesse et l’arbre de transmission sont conservés, tout comme l’essieu arrière de l’autobus est conservé tel quel, mais reçoit simplement deux roues de chemin de fer. L’essieu avant est démonté et remplacé par un petit bogie à roues de 508 mm de diamètre. Ce bogie facilite l’inscription en courbe et guide le véhicule. Le volant de direction est démonté. C’est tout …
Avec un moteur Mack de 4 cylindres et d’une puissance de 40 ch., les performances sont de 50 à 60 km/h en palier, ceci en emportant 35 voyageurs et 450 kg de bagages, pour une consommation de 47 litres aux 100 km. L’engin pèse 10 t à vide. Ce sont donc des performances plusieurs fois supérieures à ce que l’on peut espérer sur une route.
L’idée fait son chemin, c’est le cas de le dire.
D’autres réseaux, souvent des petites compagnies n’ayant qu’une ligne ou deux, perdues dans l’Ouest américain, se lancent dans la même politique d’autobus adaptés au chemin de fer, et certains n’hésitent pas à créer une sorte d’hybride mi-autobus mi-camion, ayant, comme partie arrière, une caisse de camion pouvant emmener une tonne ou deux de chargement ! C’est la naissance du « Galloping Goose » dans toute sa splendeur et beaucoup de ces véhicules bizarres arborent fièrement une carrosserie aux couleurs criardes, et se donnent en spectacle, leur haute caisse oscillant vertigineusement sur les roues, leur moteur faisant entendre un vrombissement qui se répercute de « canyon » en « canyon », faisant fuir serpents à sonnettes et coyotes !
On ne sait pas exactement d’où vient le nom de « Galloping Goose ». On pense qu’il fait référence à la façon dont la caisse et le compartiment à marchandises avaient tendance à se dandiner d’avant en arrière sur la voie très sinueuse et très approximativement posée de la ligne. D’autres pensent que le nom est apparu parce que les « oies » étaient équipées de klaxons à air plutôt que de sifflets de locomotives à vapeur. Le nom a été utilisé de manière informelle pendant des années avant les opérations touristiques, bien que le chemin de fer les ait officiellement appelées des “automoteurs ».
C’est ainsi qu’une série très remarquée de sept de ces engins sont construits dans les années 1930 par le Rio Grande Southern Railroad (RGS) et exploités jusqu’au début des années 1950 afin de respecter son contrat de transport du courrier dans les villes des montagnes Rocheuses du Colorado. Il n’y avait pas assez de revenus tant dans le service des voyageurs que celui des marchandises pour justifier le maintien du service coûteux des trains à vapeur mais les dirigeants du RGS pensent, comme beaucoup d’autres dirigeants y compris en Europe, qu’un chemin de fer avec des trains légers redeviendrait rentable. En outre, les moteurs de type automobile étaient non seulement moins coûteux à utiliser, mais aussi nettement plus légers, réduisant ainsi les contraintes techniques sur les rails et les plates-formes. Cette économie de coûts laissait espérer que la première “Galloping Goose” serait remboursée et réaliserait un profit dans les trois semaines suivant sa mise en service. C’est pourquoi la RGS construit plusieurs exemplaires de cet engin et les exploite jusqu’à ce que la compagnie abandonne jette le gant en 1952. il est vrai que les Américains n’aimeront pas ces véhicules au confort et à la sécurité trop incertains, et les dernières années 1940 les feront entrer définitivement dans la légende des héros disparus dans les sables de l’Ouest.
Petite histoire technique de ces “oies”.
Le RGS a construit son premier engin à moteur de type automobile en 1913 sous la forme d’une draisine pour l’équipe d’entretien des voies. Cet engin est accidentellement détruit en 1925, mais a eu le temps d’inspirer les ingénieurs du réseau pour ce qui est des très supposées qualités ferroviaires du moteur automobile.
Toutes les « Galloping Goose » actuellement connues sont alors construites dans les ateliers du chemin de fer à Ridgway, Colorado. La première est construite en 1931 à partir de la carrosserie d’une berline quatre portes Buick « Master Six ». Il était plus conventionnel dans sa construction que les “oies” plus tardives. Une partie de l’arrière de la voiture est remplacée par une benne de chargement pour le transport du fret et du courrier. Cette benne a ensuite été fermée et partiellement équipée de sièges. Elle a été utilisée pendant deux ans pour transporter des voyageurs, du courrier américain et quelques colis légers avant d’être mise au rebut. Une deuxième « oie » a été construite la même année à partir d’une autre Buick, mais les versions ultérieures ont utilisé des carrosseries Pierce-Arrow à l’exception de la N°6, qui a été construite en partie à partir de pièces prises de la N°1 mise au rebut.
Les modèles n° 2 et n° 6 ont été construits avec deux camions, le camion arrière étant propulsé sur les deux essieux. La N°2 avait un compartiment marchandises fermé, tandis que N°6 avait un compartiment similaire à celui du N°1, mais plus grand, et il était utilisé pour le transport des équipes travaillant sur les voies. Les quatre autres formaient en fait trois camions et étaient articulés de la même manière qu’un camion semi-remorque.
Initialement, les « oies » étaient peintes en noir et vert foncé. En 1935, elles ont tous été peintes en argenté, livrée conservée jusqu’à ce jour. En 1945, les N°3, 4 et 5 ont été reconstruits avec des carrosseries d’autobus Wayne (au moins pour la moitié avant) remplaçant les anciennes carrosseries Pierce-Arrow. Cela a permis d’offrir plus de sièges et de confort aux voyageurs. Un an plus tard, ils ont également reçu de nouveaux moteurs GMC provenant des surplus de l’armée américaine.
En 1950, lorsque le chemin de fer perd son contrat de transport du courrier (en faveur de la route), les N°3, 4, 5 et 7 sont été convertis en véhicules touristiques, et le nom « Galloping Goose » est alors officiellement reconnu. De grandes fenêtres ont été coupées sur les côtés des compartiments de fret et des sièges ont été ajoutés. Une figure d’une oie qui court et les mots « Galloping Goose » sont été ajoutés sur les portes de la caisse. Ce service ne dure que deux ans. Notons qu’un engin similaire a été construit pour le chemin de fer de San Cristobal, et a été reconstruit par le RGS en 1934-35. Lorsque le San Christobal a fermé ses portes en 1939, cette “oie” a été rendue au chemin de fer RGS et ferraillée. Une autre “oie” a circulé sur l’île de Vancouver, sur la section de l’île de Vancouver du Canadien National, ceci de 1922 à 1931.

Les “oies” préservées aujourd’hui.
Des sept « oies » du RGS, seule la N°1 a été ferraillée en 1933. Cependant, une réplique a été construite en 2000 pour le Ridgway Railroad Museum et est opérationnelle aujourd’hui. Les six autres “oies” sont préservées : les N°2, 6 et 7 sont conservées au Colorado Railroad Museum et sont opérationnelles, tandis que la N°3 a été vendue au parc d’attraction du Knott’s Berry Farm et elle est circule régulièrement pendant les périodes hors saison lorsque la fréquentation du parc est faible. La N°4 fut en exposition statique à Telluride, au Colorado, puis elle a été remise en service à Ridgway, Colorado, en juin 2012. Avec la restauration du N°44, toutes les “oies” sont maintenant opérationnelles.
L’ “oie” N°5 a été achetée par la ville de Dolores, Colorado. Après sa restauration en 1998, elle est maintenant exploitée de temps en temps sur les chemins de fer touristiques Cumbres and Toltec et Durango et Silverton, ainsi qu’au Colorado Railroad Museum.
Et la France ?
A la même époque, il y a eu, en France, des autorails qui ressemblaient étrangement aux “oies” américaines, mais pour la bonne et simple raison que ces autorails français étaient des autobus courants adaptés à une circulation sur rails, et, pour certains, par des constructeurs d’automobiles comme De Dion ou Renault. ces autobus sur rails ont pu être inspirés par des essais américains.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les chemins de fer locaux récupèrent un certain nombre de camions ou d’autobus qui ont été équipés, pendant les hostilités, pour circuler sur des voies ferrées. On a même vu des autobus parisiens ainsi équipés, et qui circulent, une fois la paix revenue, entre Epone-Mézières et Plaisir-Grignon. Le réseau de l’Etat se servira de tels autobus pour tenter une exploitation sur ses petites lignes.
En outre, il y a un stock immense de plus de 90 000 camions venant des surplus militaires, notamment américains : la plupart de ces châssis seront utilisés pour la construction de camions routiers, mais un bon nombre ira grossir le parc des véhicules transformés pour la circulation sur rails.
Ce parc d’autobus adaptés à la voie ferrée prend le nom d’ « auto-rail », avec un tiret entre les deux mots. Un industriel dénommé Tartary s’en fait le champion et construit des véhicules de type purement autobus, avec leur capot extérieur à l’avant, leur carrosserie ronde et enveloppante, leurs quatre roues dont les roues avant ont des garde-boue. Les « auto-rails » Tartary sont mis en service dans les départements des Deux Sèvres, de l’Indre, du Loiret, roulant sur des voies étroites et herbeuses à faible vitesse établies sur le bas-côté des petites routes que la circulation automobile, encore embryonnaire, laisse paisibles.


Ayant un empattement mesurant de 3,20 à 4 mètres, ils acceptent des courbes d’un rayon descendant jusqu’à 25 mètres seulement, car l’essieu avant conserve sa direction de type automobile et le conducteur son volant, ce qui lui permet d’adoucir l’inscription en courbe. Pour le tournage du véhicule en fin de parcours, on dispose une plaque tournante portable sous l’essieu arrière, et deux galets transversaux sous l’essieu avant, et on fait tourner le tout avec la force des bras ! Il faut dire que l’essieu arrière est presque au centre du véhicule, ce qui facilite les choses. Avec un moteur d’une vingtaine de chevaux, on transporte 16 à 20 voyageurs à 35 km/h pour une consommation de 20 litres aux 100 km. La dépense au kilomètre est de 0,75 fr. contre 2,50 à 3 fr. en train à vapeur.
La prestigieuse marque d’automobiles De Dion-Bouton utilise aussi le procédé Tartary avec des “auto-rails” de dimensions et de performances semblables. Il est certain que l’origine automobile de ces véhicules facilite bien les choses pour ces constructeurs et qu’un nombre important de ces autobus sur rails circulera en France entre les deux guerres, sauvant de la fermeture un grand nombre de petits réseaux départementaux en voie étroite.

Et en Europe ?
Outre la France, très peu de pays pratiqueront cette technique de l’autocar directement transposé sur la voie ferrée. Le “Schienenbus” allemand, malgré son appellation, sera bien un authentique véhicule ferroviaire malgré ses deux essieux et sa caisse évoquant un gros autocar. Au Royaume-Uni, le North Eastern Railway s’y risquera timidement en 1920, tout comme le réseau irlandais en voie étroite dans les premières années 1930.


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