Nous aimerions ne jamais les oublier. Les hasards de la recherche et de la collection de photographies ferroviaires nous ont conduit à trouver des centaines de clichés pris par des mécaniciens ou des chauffeurs et à bord de leurs locomotives. Tous expriment une passion pour leur métier, mais aussi un visage aux traits regravés par la difficulté du travail : secoués par les trépidations de la machine en pleine vitesse, le visage glacé par le vent de la course mais le ventre brulé par la chaleur du foyer et son “gueulard” ouvert par le chauffeur qui brise ses reins en chargeant plusieurs fois par minute de lourdes pelletées de charbon, ils sont là, les yeux grand ouverts sur les signaux guettés au passage et les manomètres de la “devanture” du foyer, la “clope” aux lèvres, et ils foncent dans la nuit. Ils sont partis à la minute précise, levés pourtant “à point d’heure” pour gagner le dépôt, et ils arrivent “à la minute”, en pleine nuit ou en “plein cagnard”, grelottant de froid ou transpirant sous un soleil de plomb, qu’importe… ils roulent. Ce sont des “roulants”, ces “seigneurs” ou ces “grandes roues”, comme on les appelait.
Nous avons, en plusieurs décennies de collection, réuni beaucoup de photographies faites par des cheminots. Ce sont des documents authentiques, des vrais, pris à bord de la locomotive ou dans le dépôt, avec un “Kodak” 6×9 à soufflet ou un “box”, ou encore un “Brownie” 6×6 à boitier en plastique, puis, plus tard dans les années 1960, avec un “Fex”, un “Pentax”, ou un “Nikon” ou un “Foca” 24×36 que l’on glisse dans le gros sac de cuir qui voyage dans le “casier” à l’arrière du tender.

Le mécanicien et “son” chauffeur.
Le mécanicien ? C’est lui, l’homme dont on rêve de prendre la place sur la plateforme de conduite, qui fascine tous les petits garçons pendant un siècle et demi et dans les années d’après-guerre, sa gloire est loin d’être ternie. Le rôle du mécanicien est d’être responsable de la conduite de la locomotive, et il supervise son entretien au dépôt. En route, il surveille les signaux, les appareils de contrôle, prend les décisions. Dans les faits, il forme une équipe avec son chauffeur et les deux hommes se partagent les tâches à bord, le chauffeur, si la courbe est de son coté, prenant sur lui de surveiller les signaux, le mécanicien n’hésitant pas à se saisir de la pelle si la pression vient à chuter.
Les premières locomotives à vapeur se contentent d’une simple plate-forme découverte disposée à l’arrière pour le mécanicien et le chauffeur qui se retrouvent devant le foyer et les organes de commande. A partir de 1860, les locomotives sont dotées d’une tôle protectrice verticale disposée devant la plate-forme, sur le foyer, et munie de deux « lunettes » vitrées. Puis, pendant les années 1870, le dessus de la tôle est incurvé en arrière, formant un abri sommaire par-dessus les têtes de l’équipe de conduite, prenant une forme dite « en queue de pie ». Mais quand il pleut, l’équipe de conduite prend sa douche, surtout à l’arrêt.
Les premières cabines fermées et confortables apparaissent aux Etats-Unis dès la moitié du XIXe siècle, et en Europe seulement pendant les années 1890. Aux USA, le mécanicien est enfin assis, à l’abri des intempéries. Son champ de vision reste très restreint, car la masse du corps cylindrique de la locomotive est devant lui. C’est pourquoi certains réseaux américains essaient des locomotives à cabines posées à cheval sur le corps cylindrique dites « Camelback » ou d’autres, dites « cab forward », à cabine avant. Ces dispositions, en outre, évitent l’asphyxie des équipes dans les tunnels.




















Les “électriciens” : de l’ombre à la lumière.
Née après la vapeur, seulement dans les années 1920 pour la traction sur les grandes lignes, la locomotive électrique offre des conditions de conduite, de propreté et de visibilité moins difficiles, appréciées des cheminots, même si, dorénavant, le travail est solitaire : c’est la fin de la grande épopée de l’équipe de conduite, mécanicien et chauffeur, unis pour le meilleur et le pire. La locomotive électrique est dotée d’une véritable cabine de conduite amplement vitrée, avec un grand pupitre regroupant tous les appareils de commande et de contrôle, disposés d’une façon identifiable.
De nouvelles techniques apparaissent durant les années 1960 comme la vitesse affichée puis imposée par le conducteur, des automatismes nombreux assurant, par exemple, un freinage avec « arrêt au but », le pilotage automatique, des systèmes de transmission sol-train ou voie-machine, la signalisation en cabine, une présence omnipuissante de l’informatique et des calculateurs numériques à programmes. Les appareils de commande et de contrôle deviennent discrets et sont intégrés dans un ensemble fonctionnel. Le conducteur électricien des années 1960 quitte définitivement la pénombre et supplantera, avec l’accroissement des vitesses et le 200 km/h des trains de l’époque, le mécanicien de la locomotive à vapeur sur le devant de la scène et près des feux de la rampe.





Les “pétroliers”, comme on les appelle.
En bas de l’échelle sociale, les conducteurs de locotracteurs, surnommés parfois les “pétroliers”, font les manoeuvres et les tâches humbles dans les gares et sur les triages ou sur les chantiers de voie, sans aller jusqu’à l’horizon voir ce qu’il y a derrière, sans connaître l’ivresse des grandes vitesses et l’enchantement des grands voyages et des “découchés” à l’autre bout du réseau. Ils sont les précurseurs des conducteurs de locomotives diesel à qui ils légueront leur solitude et leur manque de considération. Le traction diesel de ligne, avec de lourdes BB ou CC dotés de moteurs de traction électriques, les apparentera peu à peu aux conducteurs électriciens.



Le conducteur d’autorail.
Ce sont de nouveaux cheminots que l’essor des autorails au milieu des années 1930 met sur le devant de la scène à coté des mécaniciens de locomotives à vapeur. Jusque-là, les mécaniciens étaient les seuls seigneurs du rail et ils voient d’un mauvais œil ces « chevaliers de la tôle de deux » empiéter sur leur domaine, battant même des records de vitesse!
Une conférence est organisée à Londres par la Fédération internationale des ouvriers du transport en 1936. Un délégué français (PLM) est adversaire des autorails parce que “la France dispose de charbon et d’électricité, et, d’autre part, parce que l’autorail, fait pour augmenter la fréquence des dessertes, ne résout rien là où il n’y a pas de voyageurs à transporter. Pour concurrencer l’automobile, on rend le chemin de fer plus économique avec l’autorail, mais « on s’est tourné vers l’élément le plus compressible, à savoir le personnel de conduite. C’est l’ouvrier qui fait toujours les coûts de la bataille. L’autorail est une hérésie pour les réseaux français. »
Un autre délégué (Etat) demande une redistribution des bénéfices apportés par la traction électrique et les autorails à tous les cheminots, et un salaire égal à celui des conducteurs vapeur pour le conducteur électricien et d’ autorail « seul et plus tendu, plus responsable ».
La traction électrique ou diesel n’est pas toujours vécue comme un progrès social parce que, justement, ce progrès, en réduisant la difficulté du travail et sa pénibilité physique, abroge du même coup les compensations matérielles induites. Avec ce progrès technique, se profile, comme en d’autres temps et d’autres lieux, le risque de la réduction des effectifs.
Il faut dire que les premiers autorails mis en service sont des véhicules de conception complètement différente de celles du chemin de fer, et cet engin léger, avec sa transmission de type automobile, s’intègre difficilement dans un ensemble technique ancien et lourd qu’est le chemin de fer. Fragile, délicat à conduire, l’autorail offre certainement des avantages financiers considérables pour les compagnies, mais guère pour les conducteurs….
Les autorails ont augmenté les recettes voyageurs, ramené au rail un trafic perdu, réduit les dépenses d’entretien, augmenté les vitesses, réduit les coûts de personnel de conduite. L’autorail sauve ainsi de nombreuses petites lignes. Mais il suscite des inquiétudes sur la situation faite aux conducteurs d’autorail par rapport aux autres catégories de conducteurs. Il est de construction trop légère pour résister à un tamponnement même minime, et il fait craindre des incendies: les cheminots ne manqueront pas, dans leur jargon, de surnommer les autorails « tôle de deux » (c’est-à-dire de la tôle épaisse de 2 mm seulement).
Mais à partir des années 1933-34, l’autorail, à la suite de grands concours lancés par les réseaux PLM et Etat, est devenu un véhicule ferroviaire lourd et endurant et particulièrement en France, pays champion de l’autorail. Signé des plus grands noms de la construction automobile ou industrielle comme Renault, Bugatti, De Dietrich, il inspire enfin confiance aux conducteurs et il assure, désormais, outre une infinité de relations omnibus, de grandes relations rapides à grande distance, donnant au métier de conducteur d’autorail ses lettres de noblesse, faisant de lui un égal du mécanicien vapeur par la vitesse et les distances parcourues. Mais la reconnaissance officielle avec l’octroi d’un statut identique sera longue à venir.




Pour dire adieu : quelques vues des “découchers” et de la vie dans les foyers.






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