Au moment où, dans cette époque de stupidité et de violence, se multiplient les destructions et les sabotages des systèmes de sécurité et de signalisation de la SNCF, on pourrait s’étonner d’une telle facilité d’action offerte par de simples nappes de fils électriques qu’il suffit de saccager après avoir ouvert des armoires dispersées le long des voies et, apparemment, si faciles à ouvrir. Jadis, du temps des leviers, des tiges en acier et des renvois d’angle, ou des fils et des poulies et des lourds contrepoids, était-ce aussi facile à faire et aussi créateur de dégâts en série ?


Dès les débuts des années 1830, commander les appareils de voie et les signaux est primordial dans le domaine du chemin de fer, car il faut guider les trains et les faire changer de voie en fonction de la direction choisie. L’aiguilleur des débuts du chemin de fer est un personnage aussi responsable et influent que le mécanicien de la locomotive, l’un et l’autre se partageant la création du déplacement du train, le premier en créant l’itinéraire au moyen d’appareils de voie, le deuxième en créant le mouvement au moyen de la locomotive. Au sein de l’univers des chemins de fer réels, la commande des appareils de voie et des signaux est une fonction qui a fait naître ce bâtiment spécifique du chemin de fer qu’est le poste d’aiguillage ou, pour être plus précis, la cabine renfermant le poste d’aiguillage lui-même. Cette cabine est souvent surélevée et domine, de sa silhouette caractéristique, les entrées des gares ou les grandes bifurcations.
Cette fonction est la vie même du chemin de fer, car les trains sont des véhicules guidés par les rails, contrairement à l’ensemble des autres véhicules qui, sur la route, sur l’eau ou dans l’air, se dirigent librement dans deux ou trois dimensions et en utilisant des essieux pivotants, des gouvernails ou des ailerons. Le train, lui, est un véhicule à « une dimension », celle de la longueur seulement, celle qui lui est imposée par la voie. Une automobile est libre d’aller à droite ou à gauche sur la chaussée, tout comme un navire sur l’eau (deux dimensions) tandis que les sous-marins et les avions évoluent librement dans les trois dimensions des éléments les entourant. Prisonnier de la voie où il trouve toute sa sécurité, le train ne peut changer de direction qu’en suivant le tracé de la voie, et il ne peut changer de voie que si un appareil de voie le lui permet à un endroit donné et dans une position donnée. Bref, le conducteur d’un TGV ne le “conduit” pas…
Aujourd’hui toujours le système rail/roue est le seul à garantir une sécurité totale, jusqu’à celle des TGV fonçant à 320 km/h dans la nuit la plus noire, traversant les brouillards les plus épais sans que le conducteur n’ait même à regarder devant lui et à scruter, avec angoisse comme un automobiliste, un pilote d’avion ou un capitaine de navire, l’obstacle traître, faisant confiance dans la continuité du rail.
Mais, il est vrai, ce système présente l’inconvénient du blocage, les uns derrière les autres, de toute une série de trains prisonniers d’un premier train victime d’une panne ou d’un incident, alors que sur la mer et dans les airs, et parfois sur la route, on a la possibilité de doubler ou de s’arrêter. Dans les airs, avec les avions de ligne, il n’y a pas de position immobile…. Seuls les hélicoptères et les aérostats peuvent rester immobiles, mais tout en restant nécessairement liés à l’obligation de sustentation et au danger de la chute : ils ne s’arrêtent pas et sont condamnés au vol statique.
Le train : toujours guidé depuis le sol.
Les premiers chemins de fer utilisent massivement le système des plaques tournantes hérité naturellement des mines qui sont le premier terrain d’utilisation du chemin de fer. Beaucoup de gares sont dotées de batteries de plusieurs plaques à la file servant à remiser les wagons et à recomposer les trains. Mais pour d’évidentes raisons de lenteur du système, les appareils de voie à lames d’aiguille s’imposent rapidement car ils permettent de faire changer de voie un train entier d’un seul coup et sans interrompre sa marche. Les plaques tournantes ne furent guère utilisées que dans les cours des gares de marchandises pour la desserte des halles et des magasins construits perpendiculairement aux voies principales, avant de disparaître définitivement vers la fin des années 1930.
Vers 1840-1850, la plupart des gares des grandes lignes sont entièrement équipées avec des appareils de voie. Une armée d’aiguilleurs court d’un levier d’aiguille à un autre pour assurer, avec le risque d’erreurs que l’on devine, l’aiguillage des trains vers telle ou telle direction. On communique au moyen de tout un système de signaux sonores comme des trompettes, des cloches, des pétards, ou au moyen de systèmes optiques comme des bras agités, puis des drapeaux.
Ce système se développe au point que, comme le note Zola dans “La Bête humaine“, une grande gare parisienne telle la gare Saint-Lazare devient un lieu assourdissant, non pas à cause des trains ferraillant sur les plaques tournantes ou des locomotives sifflant en chœur, mais surtout en raison des coups de trompette, des coups de sifflet, des cloches.
La commande à pied d’œuvre des appareils de voie.
Les premiers appareils de voie ont des leviers d’aiguille implantés directement sur l’appareil, solution dite « à pied d’œuvre » et toujours présente, bien sûr, sur les appareils de voie non commandés à distance, ce qui est le cas des petites gares, des voies de service de petites gares, des embranchements particuliers, des voies à l’intérieur des dépôts aujourd’hui.
Le levier actionne directement les lames de l’appareil de voie au moyen d’une simple tringle en acier plein ou creux doté des articulations nécessaires, non seulement du côté du levier mais aussi du côté des aiguilles. Cette tringle s’appelle une « tringle de mouvement ». En outre, les deux lames sont solidarisées par deux ou trois autres « tringles de connexion. » Notons que l’on appelle « aiguillage » ces parties mobiles d’un appareil de voie, alors que le grand public et les modélistes ferroviaires utilisent, à tort donc, le terme « aiguillage » pour désigner l’appareil de voie tout entier.
Les aiguilles se déplacent latéralement sur des coussinets de support qui sont, en général, au nombre de 14 à 16 et placées sur des traverses plus rapprochées que celles de la voie courante. On distingue les « coussinets de talon » des « coussinets de glissement » dans le cas des rails à double champignon, les premiers servant à la liaison des aiguilles avec les rails courants.
Le levier de manœuvre est muni d’un contrepoids qui sert à maintenir le levier et les aiguilles en position en fin de course, les aiguilles bien plaquées contre les rails dits de « contre-aiguille ». Si les aiguilles restaient dans une position intermédiaire (aiguille « entrebâillée »), on devine qu’un beau déraillement se produirait inévitablement pour tout train abordant l’appareil de voie par la pointe.
Si l’on désire que l’appareil de voie soit toujours ramené dans une position donnée (voie principale, par exemple), on fixe le levier du contrepoids au moyen d’un rivet sur le levier de manœuvre, cela empêchant toute rotation du contrepoids. On dit alors que l’aiguille est “rivée” sur la voie principale. On peut aussi cadenasser l’appareil de voie pour empêcher sa manœuvre intempestive.


Le premier progrès : le regroupement des leviers.
Un grand progrès est le regroupement des leviers des appareils de voie pour former des postes au sens véritable du mot (« poste de travail ») où un aiguilleur est posté à demeure. Soyons bien clairs : un “poste d’aiguillage” est un ensemble de leviers regroupés en un point, et ces leviers peuvent tout à fait être à l’air libre au milieu des voies ou contre le mur d’un bâtiment-voyageurs d’une petite gare. Si le “poste d’aiguillage” est dans un bâtiment qui lui est destiné, l’ensemble prend alors le nom de “cabine”, terme semble-t-il beaucoup plus usité sur le réseau du Nord que sur les autres. Mais, dans la pratique courante, le terme de “poste” est seul utilisé et aujourd’hui encore on voit, en grosses lettres, « POSTE I » ou « POSTE II » mentionné sur les murs des soubassements des cabines d’aiguillage.
Une fois « posté » en un seul lieu regroupant tous les leviers, l’aiguilleur coordonne mieux ses gestes et sa vue d’ensemble de la situation le fait réagir et mieux que plusieurs aiguilleurs dispersés. Par une vision d’ensemble, il assume la cohérence d’ensemble des mouvements des trains. Ils actionnent les aiguilles grâce à un système de fils ou aussi grâce à une tringlerie prolongeant les leviers et dont le mouvement est renvoyé à angle droit par des renvois d’angle si nécessaire.
Ainsi, il est possible pour l’aiguilleur d’actionner une dizaine d’appareils de voie situés autour du poste, à condition, toutefois, que l’aiguilleur ait une bonne force physique — problème qui ne manquera pas de s’aggraver avec la multiplication des appareils de voie et l’augmentation de la distance séparant le poste des appareils.
Les postes d’aiguillage sont installés dans des cabines fermées et surélevées dès les années 1850-1860. Ces cabines, amplement vitrées du côté des voies, permettent une bonne surveillance visuelle des positions des aiguilles et des mouvements des trains, du moins tant que les aiguilles de la “campagne” (c’est ainsi que l’on nomme la zone dépendant du poste) restent dans le champ de vision immédiat et tant que les trains les franchissent à vitesse modérée. Ces données vont rapidement disparaître avec le temps, car d’une part les gares grandissent et les appareils de voie s’étalent à perte de vue sur le sol, et, d’autre part, les trains vont de plus en plus vite.
Cette rationalisation de la commande des appareils de voie va avec l’implantation d’une signalisation mécanique couplée avec eux et commandée du même point par des fils ou des tringleries : le poste d’aiguillage devient le centre nerveux du système ferroviaire. La mise au point des techniques de l’enclenchement entre les leviers, effectuée en France par l’aiguilleur Vignier sur le réseau de l’Ouest en 1855, et généralisée dix années plus tard par l’ingénieur anglais Saxby est corollaire du regroupement des leviers en un point donné, et interdit, par un blocage automatique, toute action d’un levier qui pourrait créer un itinéraire incompatible avec celui déjà réalisé pour le passage attendu d’un train.
Aujourd’hui encore, les «PC » de régulation du TGV ou des grandes gares parisiennes n’en sont que l’aspect actuel, et le descendant direct. Du levier des débuts, avec son contrepoids pivotant, jusqu’au tableau électronique actuel combinant itinéraires et appareils de voie, le chemin est le même.
La concentration des leviers : les avantages, et les conséquences techniques.
Le développement du trafic ferroviaire et, surtout, l’augmentation de la vitesse des trains a rendu très aléatoire la manœuvre des leviers à pied d’œuvre par des aiguilleurs munis de consignes précises, certes, mais sujets aussi à des erreurs pouvant être dramatiques. En outre, les déplacements personnels des aiguilleurs d’un levier à un autre ne se font pas sans grands risques.
Malgré certains perfectionnements comme des signaux faits avec des drapeaux, des sifflets, des cloches informant les aiguilleurs des mouvements des trains et des ordres à exécuter, il est devenu évident que, dès les années l850 dans les grandes gares, la manœuvre des appareils de voie doit être plutôt concentrée en un point privilégié permettant non seulement de rendre cohérent les itinéraires, mais aussi de surveiller les mouvements des trains. L’avantage est aussi un nombre réduit d’agents (ou un seul agent) garantissant une meilleure cohérence des gestes, une meilleure réponse à des situations imprévues et une meilleure responsabilité. La concentration des leviers implique aussi, à l’époque, une transmission du mouvement à distance accrue, puisque concentrer les leviers les éloigne, pour un certain nombre d’entre eux, de l’appareil de voie concerné. En général, la transmission se fait par une tringlerie rigide pour les appareils de voie, et par un système à fil métallique pour les signaux.
La concentration des leviers permet aussi et surtout l’enclenchement. Cette merveille de mécanique typiquement ferroviaire donne, pour la première fois dans l’histoire des techniques, une sécurité automatique assurée par des verrouillages mécaniques de type serrurerie que l’électricité et l’électronique d’aujourd’hui reprennent dans le principe, mais non dans la sécurité matérielle puisqu’ils sont toujours fugitifs. C’est pourquoi les ingénieurs des chemins de fer de la fin du XIXe siècle refusent l’électricité pour la signalisation et la commande des appareils de voie : l’électricité, en cas d’accident, ne peut témoigner… Son action fugitive ne peut conserver et présenter une trace matérielle.

La commande à distance : tout tient à un fil.
D’après le remarquable et incontournable traité “Histoire de la signalisation ferroviaire française” du regretté Alain Gernigon (Editions La Vie du Rail, 1998), la signalisation dite “fixe” (assurée par des appareils mécaniques installés près des voies) commence vers 1846 au Royaume-Uni, et les signaux sont actionnés par deux fils antagonistes s’opposant et provoquant les deux positions du signal. Le passage au fil unique et contrepoids se fait très rapidement, et la disposition générale est que, en cas de rupture du fil, le signal est automatiquement mis en position fermée par la simple action du contrepoids. C’est bien le fil qui a, le premier, dominé le chemin de fer, mais le recours à l’électricité commence à s’imposer dès les années 1870 aux Etats-Unis et au début du XXe siècle en Europe.
Pour la commande à pied d’oeuvre, les agents ont des leviers et des tringleries en fer creux qui sont placées à faible hauteur au-dessus du sol et sont guidées de distance en distance par des poulies à gorge creuse superposées ou juxtaposées. Des renvois d’angle permettent de renvoyer le mouvement à angle droit ou selon un angle plus ou moins aigu. Ces transmissions rigides coûtent cher et demandent un effort humain important pour leur manœuvre. On a essayé d’autres systèmes avec plus ou moins de succès, comme les transmissions par systèmes hydrauliques, pneumatiques, et finalement électriques qui, aujourd’hui, remplacent avec un plein succès les anciens systèmes mécaniques.
Quel que soit le système employé, il a fallu, dès que les appareils de voie étaient hors du champ de vision de l’aiguilleur installé à son poste, munir les lames d’aiguille d’un système de vérification du bon positionnement des lames. Le système Lartigue, sur le Nord, est composé de deux commutateurs à mercure installés près des pointes des aiguilles et interrompant le courant une fois l’aiguille bien plaquée contre le rail, faute de quoi une sonnerie se déclenche dans le poste d’aiguillage.
La vérification de la sensibilité de l’appareil peut se faire au passage d’un train talonnant l’aiguille, chaque roue du train provoquant alors un décollage de la lame et un tintement de la sonnerie. Le système Chapelon, utilisé sur le PLM, se compose d’un secteur circulaire en fonte comportant une lame d’argent isolée reliant deux contacteurs tant que l’aiguille est écartée du rail, et actionnant une sonnerie dans le poste d’aiguillage. A ces appareils de vérification s’ajoutaient des appareils de calage des lames, nécessaires surtout pour les prises en pointe par les trains.
La prise en pointe d’une aiguille par un train est une opération à risque… et un décret de 1846 oblige même les mécaniciens des trains à aborder à vitesse très réduite les appareils de voie par la pointe, vitesse suffisamment basse pour permettre l’arrêt avant l’aiguille au cas où une anomalie serait décelée ! Si le Nord impose 20 km/h aux trains de voyageurs et 10 km/h aux marchandises, le PLM impose une vitesse au pas, l’Est l’arrêt complet systématique avant les aiguilles, tandis que le PO s’enhardit à une vitesse de 25 km/h. Les Anglais, eux, font franchir les aiguilles à pleine vitesse, occasionnant de superbes catastrophes sur les jonctions où se pulvérisaient les voitures en bois de l’époque victorienne ! Mais ils ont des aiguilles calées que les vibrations des trains, d’ailleurs, décalent perfidement. Divers systèmes de calage sont employés sans succès et abandonnés du fait des progrès des appareils de voie comportant, en fin de compte, un calage précis par verrouillage du système levier + transmission, ou levier + contrepoids.

L’audacieuse et délicate commande par fil.
La transmission par fil pour la manœuvre des appareils de voie a été très utilisée mais relativement peu longtemps, et on comprend pourquoi quand on sait que les fils, sur de longues distances, ont trop d’élasticité pour permettre les actions précises et les positionnements parfaits dont le chemin de fer a besoin. Mais elle mérite d’être connue du fait de son originalité. Utilisée par le réseau de l’État vers la fin du siècle, à la suite des systèmes Siemens et Halske en Allemagne ou Asser en Hollande, cette transmission a pour principal avantage d’être infiniment meilleur marché que la transmission par tringles (756 F contre 3805 F par appareil de voie, en 1890), plus facile à manœuvrer du point de vue de l’effort humain, mais, par contre, très sujette aux dilatations des fils par temps de chaleur, on s’en doute. On trouvera des postes d’aiguillages à fil encore en service dans les années 1950, et même encore intacts dans les années 1980, notamment en gare de Brive-La-Gaillarde (voir les illustrations).
Mais le grand défaut du fil est son élasticité et, à ce titre, il n’assure pas une transmission parfaite capable de bien plaquer les lames d’aiguille contre les rails, quelque soient les conditions d’utilisation. L’élasticité du fil entrant en ligne de compte comme la dilatation, on voit que le problème était loin d’être simple. Avec un fil d’acier à limite d’élasticité de 70 kg par mm2 et un coefficient d’élasticité de 2%, le réseau de l’État réussit à utiliser un fil de 3,9 mm de diamètre pour des longueurs de 100 à 500 m, et de 5 mm au-delà, cela pour donner un allongement n’excédant pas 4 à 5 cm… quand même ! Un barème précis permet de donner la tension des fils à la pose en fonction de la température du jour. Les fils n’actionnent pas en fait directement les aiguilles, mais des excentriques sur lesquels prennent appui des galets eux-mêmes actionnant les lames : une rotation plus ou moins prononcée de l’excentrique n’influe pas sur la position des galets dans la mesure où la rotation était suffisante pour amener un galet sur le diamètre le plus fort de l’excentrique, soit un quart de la circonférence de l’excentrique.
Le retour de l’aiguille à sa position initiale s’effectue en donnant à l’excentrique une rotation en sens inverse. La rotation du galet se fait sur 180° théoriquement, mais en réalité sur 220° pour racheter les dilatations des fils, la course perdue par les effets des jeux divers, de l’allongement du fil sous l’effort. La rotation de l’excentrique produit successivement trois effets. D’abord elle assure le décalage de l’aiguille avec la sortie du verrou, la mise du signal de position de l’aiguille en position oblique. Ensuite, elle assure le mouvement de l’aiguille, l’immobilité du verrou et du signal. Enfin, elle assure le calage de l’aiguille, l’entrée du verrou et l’achèvement de la course du signal. Ce système a surtout été utilisé sur le réseau de l’État, et, notoirement, dans les gares comme Nantes, Brou, La Chartre, Saint-Jean-d’Angély, Saint-Jean-de-Thouars, l’Hébergement, Taillebourg, et sans doute d’autres encore.




Le problème : que les aiguilles restent en place une fois positionnées.
Une gare est un lieu complexe dont les appareils de voie, nombreux et imbriqués, forment un appareillage de guidage des trains. Les aiguilles bougent et se positionnent, les trains se croisent, se dépassent, s’évitent : il faut des positionnements rapides et précis des lames d’aiguilles, il faut que le premier mouvement des aiguilles soit le bon, il ne faut pas d’hésitation, d’erreur, de fausse manœuvre. Mais, par-dessus tout, il faut que, une fois positionnées, les aiguilles restent en place, bien immobiles, bien « collées » (c’est le terme de métier) aux rails : pour cela, il faut des verrous.
Les aiguilles peuvent être prises dans les deux sens par les trains : dans le « sens divergeant », ou le ” sens convergent” selon les termes d’époque. Dans le sens divergeant, le train vient par la pointe de l’appareil de voie, et dans l’autre sens, il vient par le talon. Les ingénieurs des réseaux français, sans doute pour avoir beaucoup joué au train-jouet pendant leur enfance et expérimenté des déraillements heureusement sans gravité, ont toujours eu une crainte à l’égard des prises en pointe des appareils de voie et ont toujours tracé les gares de manière à ce que, sur les voies principales sur lesquelles des trains peuvent traverser la gare en pleine vitesse, il n’y ait aucune prise en pointe : toutes les aiguilles sont donc disposées pour être prises en talon, ce qui implique que quand on veut accéder à une voie de garage, il faut obligatoirement s’arrêter et rebrousser pour y pénétrer en refoulant le train en marche arrière. Mais on perd du temps pour faire ces manœuvres et ces rebroussements, et c’est pourquoi un grand nombre de pays européens ont appris à oublier cette crainte et ont dessiné des gares dont les voies de garage sont directement accessibles par des aiguilles prises en pointe à chaque entrée de la gare.
Toutefois, et c’est montré par la pratique, les chocs des roues sur les rails et le roulement des trains crée des vibrations et tendent à déplacer les aiguilles sous les roues. Or si une aiguille à tendance à se déplacer alors qu’elle est prise par le talon, il n’y a aucun risque de déraillement pour le train car les roues plaquent l’aiguille contre le rail et font elles-mêmes leur chemin. Si, au contraire, le train commence par la pointe de l’aiguille, cette pointe peut être heurtée par la première roue du train et chassée latéralement, ce qui peut soit diriger le train sur la mauvaise direction, soit le faire dérailler. En outre ce risque peut se présenter pour chacune des autres roues du train ensuite.
Il faut donc verrouiller les aiguilles une fois qu’elles ont été positionnées. Les premiers appareils de voie confient ce verrouillage à l’action de la pesanteur en munissant les leviers de contrepoids. Ceci n’est valable, on s’en doute, que pour des leviers disposés près de chaque appareil : le regroupement en poste interdit cette formule, et le blocage des leviers se fait avec des pênes s’engageant dans des encoches au pied des leviers. Mais bloquer le levier d’un poste ne suffit pas pour maintenir une lame d’un appareil de voie situé à des centaines de mètres : les jeux accumulés des tringleries et des renvois d’angle laisserait un jeu considérable au niveau de l’aiguille, et il faut bien verrouiller l’aiguille indépendamment sur place, dans l’appareil de voie, et avec un système de calage.
Il est à noter que l’utilisation des contrepoids a permis, à l’origine, de faire des appareils de voie talonnables, c’est-à-dire que les aiguilles, poussées par les roues d’un train allant dans le sens convergeant, reprennent leur position une fois le train passé, ceci par simple effet du contrepoids. On dit que l’appareil n’a pas été « renversé » ou qu’il n’est pas « renversable ». On peut aussi faire des appareils « renversables », c’est-à-dire que les aiguilles conservent la position prise sous la poussée latérale des roues du train. En France, notamment, beaucoup de petites gares d’évitement sur des lignes à voie unique ont ainsi été équipées d’appareils de voie « non renversables » donnant toujours la voie de gauche pour tout train entrant en gare, ceci sans aucune intervention d’un agent ou d’un aiguilleur. A l’autre extrémité de la gare, le train poussait les lames de l’aiguille de sortie, en les « talonnant », donc, pour se retrouver sur la voie unique.

Les solutions par le verrouillage.
En fait, immobiliser les lames d’un appareil de voie peut répondre à deux contraintes : d’une part l’interdiction de leur manœuvre intempestive pour des raisons de sécurité, et, d’autre part, le « collage » des lames aux rails pour éviter leur déplacement sous les roues d’un train lors d’une prise en pointe.
Pour l’interdiction de manœuvre, certainement les règlements et les règles de sécurité existent… mais ils ne suffisent pas pour assurer, sur des voies principales parcourues par des trains rapides traversant des gares, une sécurité digne du chemin de fer. Des équipements complémentaires sont nécessaires, comme des pédales, des enclenchements de transit, des circuits électriques de voie. En France, quand un appareil de voie est franchissable à plus de 40 km/h, il faut des verrous de maintien des lames d’aiguille. Mais ces verrous interdisent le talonnage qui est très économe en temps et en moyens techniques. Tout au plus admet-on le talonnage accidentel, sans déraillement, dans la mesure où il existe des systèmes de verrouillage pouvant sauter avec des pièces dites « fusibles » comme des calages ou des crochets à agrafes système Marcelet sur le réseau du Midi ou du PLM.
Le verrou est manœuvré par un levier différent de celui des aiguilles, mais il est enclenché avec le levier des aiguilles pour que le déverrouillage soit obligatoirement fait avant la manœuvre de l’aiguille. Il est possible de verrouiller une seule des deux directions données par les aiguilles, ou les deux, en prévoyant deux encoches ou une encoche dans la barre réunissant les deux aiguilles, ces encoches recevant alors le pêne verrouilleur qui vient s’y engager.
Pour les gares en voie unique, le tracé dit « gare de voie directe » utilisé est celui d’une voie directe parcourue dans les deux sens par les trains, et d’une voie de garage ou d’évitement, accessible directement par les deux extrémités. Les aiguilles en position voie directe sont verrouillées par un verrou Saxby manœuvré sur place, tandis que, pour la position déviée donnant sur la voie de garage, le verrou est manœuvré à distance depuis la gare. Ce système permet à un train qui ne croise aucun autre train en sens inverse de traverser directement la gare et en roulant sur une voie rectiligne, franchissant des appareils de voie positionnés en voie directe.
Dans d’autres cas, les gares en voie unique ont un tracé dit « gare de voie de gauche » (cas du P.L.M., notamment) et sont constituées de deux voies d’importance égale, l’aiguille d’entrée donnant systématiquement la voie de gauche pour le mécanicien du train qui se présente à l’entrée de la gare. Dans le cas d’un train franchissant la gare sans en croiser un autre, il n’en reste pas moins vrai qu’il doit passer sur des appareils de voie en position voie déviée, donc ralentir. Certaines gares de voie de gauche sont toutefois tracées pour que l’appareil de voie, à l’entrée, donne la voie de gauche en position « voie directe » : il n’en reste pas moins qu’à la sortie, le train se présente bien par le talon de la voie déviée et doit ralentir.
La raison de la disparition de ces systèmes mécaniques.
Nous avons vu que la cabine d’aiguillage permet de grouper les leviers de façon alignée, rationnelle, commode, et cet alignement fait que les fils, barres et tringleries sont disposés sur le sol de la cabine, côte à côte, parallèlement les uns par rapport aux autres. Les rendre mécaniquement dépendant les uns des autres est une idée qui s’impose, tandis que le fil ne fera que résoudre le problème de la transmission de l’effort musculaire humain sur une longue distance pouvant totaliser plusieurs centaines de mètres tout en demandant des tonnes et des tonnes de métal à mettre en mouvement avec la seule force des bras.
Les progrès apportés par Pierre-Auguste Vignier qui, nous l’avons vu, imagine les premiers enclenchements avec des verrous métalliques actionnés par les tiges et venant bloquer tout autre mouvement contradictoire ou incompatible avec la position de l’appareil de voie ou du signal déjà manœuvré, ne concernent pas le problème de la transmission de l’effort et du poids à déplacer.
Des inventeurs remarquables comme John Saxby (1821-1913) ne s’attaquent pas, non plus, à ce problème, mais comme Vignier en France, il s’intéresse à la logique des mouvements et cherche, lui aussi, à concevoir un système combinant la manœuvre des signaux et des appareils de voie. C’est ainsi qu’en 1878 Saxby ouvre son usine de Creil en France, qu’il dirige lui-même jusqu’en 1901. Le réseau du PLM est le premier grand utilisateur du système Saxby en équipant, dès 1867, sa bifurcation de Moret-sur-Loing, puis installant à Villeneuve-Saint-Georges en 1870 et à Nîmes en 1874 des cabines comportant de 10 à 25 leviers. Les réseaux du Paris-Orléans et de l’Est s’équiperont pendant les années 1870 avec des postes installés à Paris, à la bifurcation de Brétigny, et à Gretz. De même, de son côté et vers la fin du XIXe siècle, la puissante firme américaine Westinghouse regroupe plusieurs firmes de signalisation britanniques, dont Saxby. Ultérieurement des systèmes concurrents, utilisant l’électricité, permettront des verrouillages ou des déverrouillages à distance. Les recherches faites vers 1890 par Maurice Cossman, ingénieur en chef des Services Techniques du réseau du Nord, permettent la possibilité créer un itinéraire complet pour un train traversant une gare ou une bifurcation, ceci en actionnant un seul levier dit « levier trajecteur » ou « levier directeur ». Tous ces progrès se font donc bien au niveau de la logique des mouvements des trains et de la sécurité. Mais, en attendant, les fils et/ou les tringles “courent” toujours sur le sol, le long des voies, et demandent des efforts surhumains pour « renverser » les leviers des postes d’aiguillage et, surtout, le débit des lignes et les cadences des trains augmentent dans des proportions telles que le vieux système mécanique est complètement débordé et ne peut plus faire face aux exigences du trafic et à la vitesse des trains dès l’entre-deux guerres. Les seules tentatives marquantes sont l’apparition des « postes à pouvoir » utilisant une force hydraulique, pneumatique ou électromécanique pour aider l’aiguilleur. Mais les jeux sont faits… le système est en train de disparaître.



À sa création la SNCF lance un programme d’études de postes électriques à leviers. Le poste électromécanique unifié de la SNCF est étudié en collaboration avec Saxby et comprend une table d’enclenchement à verrous électromécaniques et des commutateurs électriques actionnés par des boutons à position stabilisée ou à retour automatique. C’est vraiment là, et seulement à ce stade, que la suprématie du fil et/ou de la tringle est définitivement désuète et incapable de “suivre le mouvement”. Les temps changent à grands pas et les postes dits « tout relais à transit souple » ou PRS sont la technique la plus évoluée utilisée par la SNCF entre 1950 et 1985 avec plus de 550 postes construits, dont un certain nombre sont encore en service. Les leviers ont complètement disparu, et avec eux les fils et tringles et tout un univers mécanique : ils sont remplacés par des boutons de commande répartis sur de grands pupitres surmontés d’un tableau de contrôle optique lumineux (TCO) apposé sur le mur. L’informatique fait alors son entrée à partir de 1977. Enfin, les PRCI ou « poste à relais et à commande informatique » représentent, pour ces dernières décennies, le système utilisé par la SNCF, y compris sur le réseau à grande vitesse.
Toutefois, nous pouvons préciser, grâce à David Gignoux, lecteur de ce site, ou à Thierry Marty qui a consacré sa vie au chemin de fer comme cadre à la SNCF et qui suit lui aussi le site-web “Trainconsultant”, « qu’il y a encore des lignes à voie unique, où circulent des TER, et qui n’ont pas été modernisées. Les aiguilles d’entrée et de sortie et leurs verrous, sur voies principales, sont commandés à distance par câble, avec une grande serrure d’enclenchements ».
Une consolation : au moins ces lignes restées en l’état échappent au seul problème posé par les systèmes électriques actuels, qui concentrent dans un faible volume et en un lieu donné des millions de données, sont, hélas, très faciles à détruire par un simple geste ponctuel : une simple mise à feu rapide dans une armoire suffit pour neutraliser la circulation de milliers de trains sur un réseau entier. Jadis, il en aurait été tout autrement et la mise hors service de lourdes tringleries ou des fils, des poulies et des renvois en fonte massive, le tout occupant des centaines et des centaines de mètres le long des voies, pesant des tonnes et des tonnes, voilà un effort de plus qu’il aurait fallu fournir et pour lequel les voyous de notre époque actuelle ne sont absolument pas préparés. C’est si facile, aujourd’hui, de détruire à grande échelle, et si on ne sait pas comment s’y prendre, les dits “réseaux sociaux” sont là pour l’enseigner: un “deux clics”, c’est fait.
D’après Laurent Nacry, un expert en signalisation de la SNCF que nous remercions, il reste encore aujourd’hui environ 500 postes d’aiguillages de technologies très variées sur le réseau de la SNCF, assurant la manœuvre des aiguillages et signaux par transmissions rigides ou funiculaires.


J’ai lu cet article avec le plus grand intérêt.