Le train de La Réunion : le tour de la question, mais pas complètement.

Il est question, maintenant, de construire un chemin de fer sur l’île de La Réunion. Comme d’habitude dans un enthousiasme amnésique, les porteurs de ce genre de projet “inédit” et autres “trains du futur” ne savent pas qu’ils réinventent un passé composé ou, si l’on veut, un futur antérieur.

La Réunion ? Tout commence en 1875 lorsque les réunionnais trouvent que le cabotage faisant le tour de l’île et desservant successivement toutes les petites villes portuaires manque de rapidité et de régularité. Place, donc, au progrès et au chemin de fer !

L’inauguration a lieu en 1882, et le réseau commence alors un long âge d’or, sans faire, toutefois, le tour complet de l’île. Techniquement remarquable, il est prospère et actif jusqu’à ce que les technocrates de l’âge moderne décident sa mort. D’autres technocrates, d’un âge encore plus moderne, l’actuel, décideront sans doute de sa résurrection.

Qui se souvient, surtout en métropole, que La Réunion eut, jadis, une ligne de chemin de fer? « Possession française » (pardon pour le terme d’époque) depuis 1643, cette île est à 680 km de Madagascar et elle est bien connue non seulement chez les Français de la métropole, mais aussi dans le monde entier pour la qualité de vie qu’elle offre. C’est un paradis, et c’est resté un paradis. Vers la fin du XIXe siècle ce paradis attend donc le progrès, et, en particulier, le chemin de fer. L’île, étant de nature volcanique et de forme pratiquement circulaire, est entourée de côtes difficiles d’accès et n’offrant aucun port naturel. Bref, ce paradis n’est pas le rêve ni pour installer des routes ni des lignes de chemin de fer, pour ne pas dire que c’est l’enfer.

L’idée de développer l’industrie du sucre dans l’île et de créer un chemin de fer industriel remonterait à 1858. Il existe même, aux environs de 1870, un  service de locomotives routières imaginé par un industriel très riche, Mr de Kervéguen. C’est le 25 juin 1874 que la métropole décrète, par une loi, la construction d’un port à la Pointe des Galets, ainsi que le complément naturel de tout port qu’est une ligne de chemin de fer pour assurer un service de transport entre le port et le reste de l’île. La ligne en question fait l’objet d’un décret en date du 27 novembre 1875, avec une durée de concession de 99 années. Une loi en date du 24 juin 1877 complète le système juridique entourant ce port et ce chemin de fer.

Le réseau ferré de l’île de La Réunion, en 1925, d’après l’excellent ouvrage de Lionel Werner “Les chemins de fer coloniaux en Afrique” paru en 1930 chez l’éditeur belge Goemaere et l’éditeur français Dunod. Toutes les cartes sont des dessins à la plume de l’auteur, grand explorateur belge et professeur à l’Université Libre de Bruxelles.

Un réseau construit avec un soin exemplaire.

Le capital de cinq millions de francs est constitué par des obligations, et la « colonie » (pardon pour le terme d’époque) ajoute elle-même une subvention de 160.000 Francs par kilomètre construit, avec garantie du gouvernement. Les travaux sont démarrés en 1879 et la ligne est ouverte de St-Benoît à St-Pierre en février 1882. La loi du 19 décembre 1884 augmente le volume des sommes garanties afin de permettre à la compagnie de se procurer de nouvelles ressources notamment pour construire l’équipement ferroviaire du port qui a été quelque peu négligé. C’est chose faite pour 1886.

Cette ligne n’est pas négligeable avec un développement de 126 km, reliant St-Benoît, sur la côte est de l’île, à St-Pierre, sur la côte sud-ouest en passant par St-Denis, la capitale, et bouclant ainsi, pratiquement, les deux tiers du pourtour complet de l’île. Etablie en voie métrique à l’image des réseaux départementaux de la métropole avec des rails de 14 kg/m posés, et ayant la particularité d’être posée sur des traverses métalliques système Livesey, la voie est renouvelée avec des rails de 16 kg/m posés sur des traverses en bois. Enfin, la voie est encore renouvelée en 1901 avec des rails de 22 kg/m mieux adaptés à l’importance du trafic d’alors.

La voie système Livesey posée sur l’île de La Réunion, d’après la Revue Générale des Chemins de Fer, 1879.

Cependant le tracé de la ligne a été conçu avec soin et ne comporte, en dépit d’un relief très accidenté, aucune rampe supérieure à 20 pour mille, et aucune courbe en dessous de 107 m de rayon, ce qui correspond à des caractéristiques très honorables pour un réseau en voie métrique.

Le nombre et l’importance des ouvrages d’art sont exceptionnels, la ligne franchissant de nombreux cours d’eau très larges à leur embouchure. On compte plus de 200 ponts de moins de 10 m d’ouverture, et 43 grands ponts ou viaducs totalisant 2450 m, certains ponts métalliques atteignant 500 m. Le pont de la rivière des Galets atteint une longueur de 400 mètres et se développe sur pas moins de huit arches. A cela il faut ajouter de nombreux tunnels, dont l’un de 10.550 m percé dans une falaise abrupte tombant directement dans la mer et haute de 800 m, formant, jusque là, un obstacle incontournable pour la circulation autour de l’île. On doit pouvoir en retrouver la trace aujourd’hui.

Une desserte de qualité.

Les douze gares et les huit haltes sont desservies par des trains à vapeur. L’espacement moyen entre les gares est seulement de 6300 m, plaçant le réseau dans des conditions comparables à celles de la métropole. Un parc de 29 locomotives, 67 voitures à deux essieux et 676 wagons eux aussi à deux essieux est en activité, mais restera sous utilisé du fait d’un trafic qui se montre dense au départ et décroît rapidement, une fois le succès de la nouveauté passé. La situation se dégrade à un point tel que, dès 1887, la concession est annulée devant l’impossibilité de la compagnie à tenir ses engagements, et, en 1889, c’est l’Etat qui reprend l’exploitation du chemin de fer. La ligne, à ce moment, a coûté 66.000 francs, soit près du double des sommes prévues. Il faut dire que les recettes ont atteint à peine la moitié des dépenses et les perspectives sont sans espoir.

La situation, cependant, se redresse avec le sucre : les plantations se développent pendant les années 1930 et atteignent 25 000 hectares. C’est bien le sucre qui va sauver le « Ti Train » comme on l’appelle affectueusement à la Réunion.

Pour ce qui est des voyageurs, la fréquence est de quatre trains omnibus quotidiens entre St-Denis et St-Pierre et vice versa, et de deux trains quotidiens entre St-Benoît et St-Paul et vice versa. Un train pompeusement baptisé « Train-Malle » circule en correspondance avec les paquebots entre le Port et St-Denis. Les moyennes sont de 30 km/h, et, en 1922, plus de 8.600.000 voyageurs/kilomètres ont été assurés.

Une belle réunion de locomotives et d’automotrices.

En 1878 le réseau reçoit neuf locomotives-tender du type 030, dont sept venant de chez Schneider au Creusot et deux de chez Weidknecht, à Paris. Ces locomotives pèsent à vide une douzaine de tonnes, roulent à une vitesse maximale de 40 km/h, et sont affectées aux dépôts de la Pointe des Galets, de St-Benoît et St-Pierre. En 1833, quatre locomotives-tender type 030, toujours, sont livrées, en provenance de la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques. En 1913, quatre autres locomotives-tender du type 030, construites chez Decauville, viennent renforcer le parc. En 1920, la même firme en fournit encore trois autres. Ce sont des machines un peu plus lourdes, avec seize tonnes, et plus puissantes. Enfin, pour les 030T, on peut citer le cas d’une machine datant de 1901 et achetée en 1941, construite à Blanc-Misseron, et surtout d’un lot de douze locomotives en provenance de la firme Corpet & Louvert, de types 030T et 031T, rachetés en 1949 au réseau des chemins de fer d’Ille-et-Vilaine.

A ces locomotives-tender à trois essieux, il faut ajouter sept locomotives Mallet 020+020T de construction belge, datant des années 1920 à 1922, soit livrées neuves à l’époque, soit rachetées en 1940 pour l’une d’elles, pesant une vingtaine de tonnes et roulant à 30 km/h. Le parc de locomotives à vapeur est donc très consistant.

Du coté des automotrices, une page nouvelle est tournée avec l’arrivée, en 1938, de la rame diesel électrique Brissonneau & Lotz offrant 102 places, et l’on envisage même l’électrification du réseau, et son prolongement sur le reste du pourtour de l’île, sans compter une ligne touristique de montagne en direction de l’intérieur. Tous les espoirs sont permis à la veille de la Seconde Guerre mondiale, mais, comme on s’en doute, ils seront remis à des jours meilleurs…Mises officiellement en service le 18 avril 1940 en pleine guerre, ces rames automotrices sont composées d’une motrice et d’une remorque type Charentes/Morbihan et formant une rame articulée, ces deux rames automotrices sont diesel-électriques, longues de 23,2 m, pesant en tout 21 tonnes. L’offre est de 50 places assises dans la motrice et 53 dans la remorque, avec des compartiments à bagages et des WC dites “à l’européenne” par le constructeur. Ces magnifiques rames peuvent rouler à 70 km/h. Chaque motrice a un groupe moteur Saurer BXDS de 160 ch. et une génératrice de 80 kW. Il était prévu que l’on puisse intercaler des remorques supplémentaires dans les rames pour en augmenter la capacité. Le temps de parcours entre les deux gares terminus de la ligne aurait été de 2h40 en composition à deux éléments, et de 3h avec des remorques supplémentaires.

En Octobre 1940 on commande chez Brissonneau & Lotz quatre locomotives diesel type BB, très modernes, d’une puissance de 320 ch., capables de rouler à 60 km/h. Elles sont livrées en 1947 aux réseaux…. d’Afrique Equatoriale Française, car, déjà, de lourdes menaces pèsent sur le réseau de La Réunion dont on pense qu’il n’a aucun avenir désormais. Mais ces locomotives finiront bien par arriver sur l’île en 1953. Notons qu’un article de la Revue « Rail et Route » de 1954 mentionne, pour 1951 et 1952, une série de six autorails Floirat qui sont, sans doute, des autocars adaptés à la circulation sur voie ferrée.

Le temps de l’enthousiasme ferroviaire ne dura guère puisque l’île est soumise à un blocus par la Royal Navy de sa Gracieuse Majesté britannique, puisque la France, La Réunion comprise donc, est sous le régime de Vichy. Les Forces Françaises Libres mettent fin au blocus de La Réunion en 1942, mais la pénurie de carburant empêche la remise en service des rames automotrices. La traction vapeur assure donc, tant bien que mal, les rares trains possibles. Le très meurtrier cyclone de 1948 détruit une grande partie de la ligne.

Locomotive-tender construite par les établissements Weidknecht, à Paris, pour le réseau de la Réunion, en 1878.

Les difficiles années de la fin du « Ti train ».

Très belle automotrice articulée Brissonneau et Lotz mise en service officiellement en 1940 sur la ligne de La Réunion. La forme de la caisse est dictée par le gabarit très restreint des tunnels du réseau réunionnais.
Autorail Floirat vu sur le réseau CFR de l’île de La Réunion, dans les années 1950. Hélas : les jours du réseau sont désormais comptés. Doc. Serge Bleicher.

Le réseau, hélas, sera fermé progressivement durant les années 1950 à 1970 : les gestionnaires de l’île, en bons technocrates, ne jurent plus que par le béton et l’automobile. En 1957, c’est la fermeture de la liaison sud entre Le Port et St-Pierre, puis en 1963, c’est la liaison nord entre St-Denis et St-Benoît qui disparaît. Enfin, le coup de grâce est donné en 1976 avec la fermeture du tronçon de St-Denis à La Possession. Le seul souvenir visible est un tronçon de voie et un musée ferroviaire à La Grande Chaloupe montrant des locomotives restaurées entourées par beaucoup d’objets et de documents.

La gare terminus de St-Benoît, sur la ligne circulaire de La Réunion, vue en 1946. Les bâtiments sont soignés.
Ce qui reste, aujourd’hui, du “Ti Train” : un musée installé à La Grande Chaloupe. Document Wikipédia. Un futur ferroviaire réunionnais existe-t-il ?

1 réflexion sur « Le train de La Réunion : le tour de la question, mais pas complètement. »

  1. Bravo pour cet article très complet. Des amis habitant à la réunion m’avaient parlé de de train d’autrefois, que là bas on appelle chez le anciens “Ti train longtemps”.

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