Le chemin de fer de l’Erythrée : l’Italie tente sa chance.

L’Érythrée est un des pays les plus pauvres du monde et dont la notion de liberté individuelle semble ne pas faire partie de la vie quotidienne si tant est qu’elle n’ait jamais vraiment existé. La construction de son chemin de fer, jadis, est l’exemple type de la belle aventure coloniale, effectuée avec tout le panache et le talent italien pour pouvoir s’implanter durablement, espérait-on, en Afrique alors désirée par l’ensemble des grandes puissances coloniales de l’Europe. Pour l’Italie, ce sera l’Érythrée qui est complètement conquise à la fin des années 1880. De 1941 à 1952, le pays est administré par les Britanniques, puis, en 1952, l’Érythrée est réunie à l’Éthiopie avec un statut d’état fédéré. Mais cette fédération se transforme en une domination éthiopienne, et l’Érythrée devient purement et simplement une province de l’Éthiopie en 1962. C’est alors que naît dans le petit pays un fort mouvement de révolte et le Front de Libération de l’Érythrée (FPLE) est crée en 1970.  En 1991, le nouveau régime éthiopien succédant à celui instauré par Mengistu accepte le principe d’un référendum d’autodétermination et en 1993, l’Érythrée est de nouveau indépendante. Aujourd’hui, le pays a une superficie de 117.600 km2 et il compte presque quatre millions d’habitants. Il compte aussi sur son chemin de fer qui fait un grand retour mais plutôt médiatique et encore peu économique. C’est le « must » sur lequel il faut avoir voyagé.

Image non certaine quant à son origine, mais très vraisemblablement prise en Erythrée dans les années 1960 ou 1970, vu le type de locomotive, l’écartement apparemment de 950 mm et la présence abondante de dromadaires, animal symbolique du pays et moyen de transport national. Le style des maisons et de la population vont aussi dans ce sens. On notera le transport des voyageurs postés sur le chargement de wagons-tombereaux.

La construction de la ligne italienne en Afrique.

Revenons à la colonisation italienne. Les Italiens commencent la construction de la ligne en 1887, d’abord sous la forme d’une courte ligne militaire de 27 km à partir du port de Massaoua en direction de l’intérieur des terres et jusqu’à Saati pour les besoins de l’expédition du général Asinari di San Marzano. En 1895 les ingénieurs Edoardo Garneri et David Serani présentent un projet de ligne en voie de 750 mm de Massaoua à Cassala, au Soudan, avec deux variantes de tracé, l’un par la vallée de la rivière Lebca, l’autre par le sud et aboutissant au Soudan par la vallée de la rivière Tamarat.

En attendant, la ligne déjà construite jusqu’à Saati en écartement de 750 mm est reconstruire en écartement de 950 mm vers 1900, et son prolongement est entrepris en direction de la capitale Asmara qui est atteinte en 1911 avec un tracé définitif passant par Mai Atal et Ghinda et Nefasit. La ligne est prolongée jusqu’à Keren en 1922, Agordat en 1928, et Bascia (Bashia) en 1932. Elle totalise alors 280 km, son extension maximale étant présentée comme ayant atteint 312 kilomètres en 1929, selon les documents de la « Societa Nazionale per le Ferrovie Coloniali Italiane » de l’époque, avec tous les embranchements et raccordements.

Les constructeurs de la ligne comptaient bien pousser jusqu’à Tessenai, dans le Soudan, mais l’invasion de l’Ethiopie par Mussolini mobilisa toutes les ressources, y compris les moyens nécessaires pour améliorer la ligne déjà construite et augmenter son débit entre Massaoua et Asmara, histoire d’acheminer de l’armement jusque sur le haut plateau.

Construite aux normes italiennes, y compris pour le choix de cet écartement de 950 mm que l’on retrouve en Sardaigne et sur bien des réseaux locaux italiens, la ligne fut très difficile à réaliser, la montée depuis la mer Rouge jusqu’aux hauts plateaux étant très abrupte, ce qui donne une ligne au profil sévère et au tracé sinueux, très difficile à exploiter, et aux performances médiocres. Comme pour les lignes françaises du Vivarais ou de la Corrèze, par exemple, les locomotives sont des Mallet articulées, du type 020+020 de construction allemande signée Maffei.

L’apport le plus intéressant et le plus performant est la présence, sur la ligne, d’autorails FIAT “Littorina”, déjà très populaires sur le réseau italien en voie de 950 mm, et dont deux exemplaires sont mis en service en Erythrée en 1935. Ce sont des “Littorina” raccourcis à 12.350 mm, et allégés, avec 3 portes de chaque côté dont une, au centre de la caisse, donne sur un compartiment de 1ère classe comportant 8 places, tandis qu’aux extrémités se trouvaient les compartiments de 2ème et 3ème classe. Chaque autorail a deux moteurs à Fiat type C255 capables d’affronter les rampes de 35 pour mille et de maintenir une belle vitesse maximale de 80 km/h sur un profil plus favorable.

La construction de la ligne ne demande pas moins de 30 tunnels, 65 ponts dont un viaduc de 14 arches au-dessus de la rivière Obel, 667 courbes à rayon très serré pour escalader le rebord escarpé du plateau central sur lequel se trouve Asmara avec un point de passage à 2394 mètres d’altitude avant de plonger en direction de l’ouest pour redescendre dans le bas pays de Barka situé à 65 mètres sous le niveau de la mer, et atteindre ensuite Agordat. Un vrai parcours de montagnes russes qui n’attend plus que les Russes de Wagner !… La ligne comprend 30 gares et l’armement des voies est en rails de 24,9 kilogrammes par mètre, posés sur des traverses métalliques espacées de 50 cm, ce qui est assez faible et d’un type bien colonial.

L’Érythrée, d’après l’atlas Vidal-Lablache de 1916. La ligne de chemin de fer partant du port de Massaoua et gagnant les hauts plateaux de l’arrière-pays est indiquée par un trait noir.
Les cartes du réseau ferré érythréen sont très rares. La ligne de Massaoua à Asmara, la capitale, et qui atteint Bisha à l’intérieur du pays, est la seule ligne connue, et en voie italienne de 950 mm. Elle est indiquée par un trait rouge. On constate qu’il ne restait pas une longue distance pour le raccordement au très intéressant réseau soudanais, toutefois au prix d’une différence d’écartement, le Soudan étant en voie de 1067mm. Doc. OS. Nock « Le grand atlas des chemins de fer » (Albin Michel)
Locomotive-tender type 020+020, N°9 construite en Allemagne en 1905 pour le réseau de l’Érythrée. Document Maffei.
Carnet de voyage sur la ligne de l’Érythrée paru en 1937 dans l’ « Afrique Orientale Italienne » dans la revue française « Traction nouvelle ». En haut, à gauche, débarquement d’une caisse d’autorail “Littorina” neuve, puis, en bas à droite, cette caisse est livrée, posée sur un wagon plat en voie de 950 typiquement italien.

D’une bureaucratie à une autre…

La ligne permet de faire vivre non seulement la capitale Asmara, mais aussi tout le pays. Et pourtant, les trains y sont très lents, avec un trajet de plus de six heures pour aller du port à la capitale, soit une vitesse inférieure à une moyenne de 20 km/h. Elle a fait la prospérité de villes comme Nefasit, Keren, ou Agordat, y apportant des produits agricoles. En 1935 les trains font jusqu’à 38 allers et retours quotidiens entre la capitale et le port. En 1941 la ligne est toujours sous contrôle italien, et puis les Britanniques en reprennent l’exploitation.

La ligne survit à la Seconde Guerre mondiale. En 1952 la ligne passe sous le contrôle complet de l’Ethiopie et l’ensemble du personnel italien est rapatrié. Le projet d’un raccordement avec le réseau du Soudan est toujours à l’ordre du jour, mais il est ajourné sine die car les bureaucrates de toutes les administrations du monde, de l’Italie à l’Ethiopie, ont toujours négligé les réalités techniques du terrain, en particulier l’écartement de 950 mm érythréen et 1067 mm soudanais issus respectivement d’une histoire technique italienne et anglaise, ce qui rend totalement incompatible tout projet de raccordement des deux réseaux… Il était temps de s’en apercevoir.

Autorail “Littorina” FIAT sur la ligne vu dans les années 1950.
Autorail ALb-56 vu en Érythrée vers 1940. Document FIAT.

L’agonie, la mort, et la résurrection.

En tout cas, la ligne de l’Érythrée continue à survivre et, en 1965 par exemple, elle transporte encore 500.000 voyageurs par an et 200.000 tonnes de marchandises. Mais elle est exposée à la lutte armée pour l’indépendance qui a duré de 1960 à 1991, et en 1975 il n’en reste pratiquement plus rien, tout ayant été récupéré pour la guerre, jusqu’au moindre rail ou morceau de métal, ou ayant été pillé. En outre la construction d’un réseau routier, l’introduction de camions et d’autobus retire à la ligne tout avenir plausible.

C’est en 1993, quand l’Érythrée redevient indépendante et paisible, que de riches donateurs s’intéressent à la ligne et désirent la faire revivre. Mais les fonds réunis sont insuffisants, bien qu’atteignant 400 millions de dollars. Le gouvernement de l’Érythrée fait de la reconstruction de la ligne un grand objectif national, refuse alors par fierté toute aide étrangère et mise alors sur un grand élan patriotique qui se produit, et invite les cheminots retraités à revenir faire revivre la ligne et à remettre en service le peu de matériel roulant qui est disponible. On voit des retraités âgés de plus de 80 ans apprendre leur métier de cheminot à des jeunes étudiants et des militants du Service National de Reconstruction de l’Érythrée, et tout le monde se met à reconstruire la ligne, à récupérer ou à rassembler du matériel roulant, à le réparer avec des moyens de fortune.

Et aujourd’hui ?

Le tronçon de 117 km reliant Massawa à Asmara est rouvert en 2003. Le parc de traction comporte une demie douzaine de locomotives-tender à vapeur de type 020 construites entre 1927 et 1937 par Breda en Italie et maintenant pour la plupart réparées et en état de marche : elles sont très caractéristiques de la construction italienne avec leur unique dôme allongé surmontant le corps cylindrique et contenant le dôme de prise de vapeur entouré de la sablière pour maintenir le sable chaud et sec, leur distributions Walschaerts, leurs roues et embiellage peintes en rouge tranchant sur le reste noir uni. A ce parc vapeur s’ajoutent deux locomotives diesel Krupp de 1957 qui représentent le matériel le plus récent acheté par le réseau, et aussi trois des fameux anciens autorails A69 et A70 dites « Littorine » (au singulier : « Littorina ») de construction italienne et datant de 1936, sans doute les engins les plus emblématiques de la ligne de l’Erythrée, avec leur gros radiateur Fiat à l’avant, leurs couleurs crème et grise et un bandeau rouge séparant les teintes, et leurs tampons rouges.

D’autres locomotives ont été récupérées, comme des Mallet 020+020T construites par Ansaldo en 1915 et en 1938, et garées dans les ateliers d’Asmara en attente de réparation ou remises en service. Il y a aussi trois curieux locotracteurs Drewry de construction anglaise apportés en 1941 sous l’administration britannique depuis le Soudan et convertis de la voie de deux pieds à la voie de 950 mm par passage des roues de l’intérieur à l’extérieur des longerons : deux sont à trois essieux, et l’autre est à deux essieux. De voitures à voyageurs à bogies, des wagons à marchandises ont été récupérés et remis en service en fonction des moyens. Le matériel le plus pittoresque consiste en d’anciens camions russes convertis pour rouler sur des rails et que l’on peut voir en service. Il a été question de reconstruire la ligne en voie normale et de la doter de matériel neuf, autorails et matériel marchandises tant moteur que remorqué.

Depuis, la ligne est confirmée dans son rôle de symbole de la reconstruction nationale par les citoyens, et sa grande beauté attire des touristes du monde entier. Il n’y a pas d’horaires, mais de nombreuses circulations à la demande, en fonction des besoins locaux comme les saisons agricoles, les foires, des vacances, des saisons touristiques. A la manière africaine, on se met au bord de la voie, et on attend patiemment…

Symbole du retour du chemin de fer érythréen d’aujourd’hui : un des deux anciens autorails “Littorina” de 1935 toujours en activité sur la ligne.
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