Les primeurs : une bataille perdue pour le rail.

Les trains de primeurs ont marqué une des dernières batailles perdues par le rail contre les camions. Si le transport des primeurs est bien une affaire sérieuse pour le chemin de fer français dès ses débuts, il est certain que seule une politique de grande vitesse permet de jouer à fond les atouts du rail et d’empêcher les légumes et fruits de perdre leur fraîcheur en cours de route dans les triages. C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que la SNCF fait circuler des trains de primeurs très rapides et performants, mais, malheureusement pour elle et pour l’environnement, et pour la sécurité sur les routes, les camions sont de retour avec le pétrole et les pneus, et s’attaquent directement à ce marché très rémunérateur qu’est le transport rapide des fruits et légumes. Le rail perdra aussi cette dernière grande bataille.

quand la poire voyageait par le rail avant que le camion se paie la poire du rail.
Même les oranges d’Espagne, qui ignorent tout du chemin de fer aujourd’hui, créent du travail pour des milliers de cheminots et aussi de travailleurs journaliers, ne fût-ce qu’en manœuvrant, par la pousse à la main, les wagons-couverts et en transbordant leur contenu là où le changement d’écartement l’exige. Scène surréaliste vue dans les années 1930.
Chargement des primeurs en gare de Châteaurenard, sur le PLM, vers la fin du XIXe siècle. La qualité du document est mauvaise, mais son intérêt est réel. Le camion n’existe pas encore et les primeurs voyagent jusqu’à la gare au pas lent des chevaux. Contenus dans des sacs, ils sont déchargés sur le quai couvert, en attente de départ.

Les régions productrices sont réparties sur l’ensemble du territoire national. Il y a d’abord le Sud-est: vallée du Rhône, sud de Lyon, Comtat Venaissin, Languedoc, Roussillon. Puis il y a l’Ouest: la Bretagne avec sa « ceinture dorée » comme on dit à l’époque, le Cotentin. Ensuite il y a les « jardins de la France », autre terme de l’époque : l’Anjou, la Touraine. Enfin il y a le bassin aquitain, surtout la région de la moyenne Garonne.

Mais pour transporter ces légumes et ces fruits, il faut engager une véritable course contre la montre. La récolte est d’abord achetée par un « expéditeur » qui trie et emballe les produits et les expédie sous son nom. L’envoi est reçu par un « groupeur » qui peut recevoir des quantités importantes, voire des wagons entiers, avant de les regrouper sur des destinations communes. Les produits voyagent en train, puis arrivent dans la gare réceptrice. Le correspondant du « groupeur » assure le transport depuis la gare réceptrice jusqu’aux Halles. Les produits sortent du domaine du transport proprement dit et entrent dans celui de la distribution (grossistes, détaillants).

Expédition quotidienne et efficace des primeurs et des fleurs au départ des nombreuses petites gares du PLM vers 1890, comme ici à Golfe-Juan. L’utilisation de « diables » ou de brouettes à deux roues se conjugue avec des paniers plats à couvercle. Le tout est manié à la main et à la force du bras.
Quand les wagons de marchandises, en nombre infini, envahissaient les gares… Nous sommes à Brive, dans les années 1910. On notera que les wagons sont principalement des couverts, des plats, et des tombereaux. Peu ou pas de réfrigérants, frigorifiques, ou de wagons-citernes. Les quais couverts et les halles sont de très grandes dimensions. Les cours de débord ont pour seuls clients des véhicules hippomobiles : l’automobile, en l’occurrence le camion, n’a pas encore commencé son invasion.
Wagon couvert à primeurs du réseau de l’État, photographié vers 1910, quand le réseau fait l’inventaire photographique de son matériel roulant. La ventilation est assurée par le “vent de la course” qui passe entre les clayettes des parois.
En 1881, le réseau de l’État met en service de type de wagon dit « réfrigéré » utilisant de la glace. On espère que les « hommes 38-40 » et les « chevaux en long 8 » n’auront pas trop froid s’ils montent à bord : cette inscription n’est destinée qu’aux utilisations militaires et en cas de guerre et a longtemps précédé, contrairement à ce qui est couramment pensé, l’époque de la déportation. Photographie datant de 1910, lors de l’inventaire État ici aussi.
L’emblématique “Fasu”, wagon-couvert du PLM portant l’ancre du gabarit britannique, est le champion du vaste trafic de primeurs nourrissant le Royaume-Uni au prix d’un voyage en ferry sur la Manche. Ci-dessous, son cousin, le “Fau”, au gabarit européen, est le grand serviteur des halles de Paris qui nourrissent la France entière. Cliché SNCF région sud-est, apparemment hérité du fonds PLM.
Les wagons isothermes, du réseau du PO, marquent, en 1924, un grand progrès par le volume offert et la qualité de la réfrigération, mais s’ils transportent parfois des primeurs, ils prennent surtout en charge les viandes et toutes les dites « denrées périssables » qui ont besoin de froid. Cliché PO.

Le “camion automobile”, trop lent et trop incertain, laisse encore les primeurs au train, pour commencer.

Les camions d’avant la Première Guerre mondiale ne peuvent assurer que des transports à courte distance, avec leurs faibles moteurs, leurs roues à bandages pleins et rayons en bois ou en fonte moulée, leur inconfort, et leur mécanique fragile. La Première Guerre mondiale laisse en France un grand nombre de camions américains, près d’une centaine de mille, d’origine militaire : ce sont des véhicules simples, robustes, à roues bandagées, et qui permettent à des milliers de jeunes démobilisés de se faire transporteurs, acceptant pour un tarif dérisoire et à toute heure ce que le train a l’imprudence de leur laisser, mais profitant aussi de l’état de délabrement du réseau français, surtout secondaire, au lendemain de la guerre.

Les camions des années 1920 et 1930 deviennent enfin des véhicules sûrs, un peu plus puissants, mais leurs performances, avec des vitesses de l’ordre de 30 à 45 km/h, leur interdisent toute concurrence avec le train, et tout transport à longue distance en l’espace d’une nuit ou d’une journée. Le réseau routier est composé, certes, d’excellentes routes macadamisées ou même goudronnées, mais elles sont étroites, empêchent de doubler, et elles sont sinueuses, empêchant de bonnes moyennes. Le train s’endort sur ses lauriers qu’il croit assurés.

Les années 1950 seront cruciales, avec des « routiers sympa », libres et entreprenants, qui ne comptent pas leurs heures dans une France en plein « boom » économique et qui fabrique de bons camions, aptes à faire la route signés Bernard, Willème, Somua, Berliet ou Renault. Les nationales à trois, puis à quatre voies, se construisent, ainsi que des rocades de contournement des villes, en attendant que le réseau des autoroutes étende, sans tarder, sa toile d’araignée. Jusqu’au choc pétrolier de 1973, c’est l’optimisme pour les camionneurs, c’est le pétrole abondant et bon marché, et ce sont des tonnes de marchandises à transporter. Le rail, lui, réagira, mais trop tard. Comme on dit, “il a perdu la main”.

En 1928, les camions sont enfin sur pneus, oublient les roues à bandages. Les moteurs atteignent 46 ch. pour déplacer les 7 tonnes de charge à un bon 40 km/h. Il n’en faut pas plus pour espérer régler leur compte aux lignes de Paris à Marseille, mais en passant 18 heures d’affilée au volant et au grand mépris de la sécurité.
Genre d’engin vu pendant la Seconde Guerre mondiale, pour le transport des primeurs et autres « denrées » : une camionnette Peugeot sur base 402, et adaptée pour un fonctionnement (aléatoire) au gazogène. Pendant ces durs temps de guerre, le chemin de fer, qui n’a besoin ni d’essence ni de pneus, nourrit toute la nation et assure la vie du pays. Ce sera oublié dès la Libération.
Routier sympa des premières années 1950 : son Berliet GDR bâché « fera les primeurs » sur une nationale 7 sinueuse et bombée. Même pas peur des 18 heures de volant ? “C’est pas la mer à boire” et, justement, en buvant de bons coups dans les restaurants routiers, on y arrivera, camarade.
L’OM (puis Unic puis Iveco) tôlé par le carrossier Fernand Labbé dans les années 1970 (publicité gratuite mais tardive) suffira amplement pour la distribution, efficace et rapide, aux grossistes et détaillants locaux. Les petites gares ont fermé depuis la Libération.

Le problème ferroviaire durant les “Trente glorieuses”.

Les primeurs sont restés, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un marché presque réservé pour la SNCF qui a à cœur de le garder et de tout faire pour le satisfaire. Mais la nature des produits demande deux types de wagons lors de la mise en place des trains de primeurs: d’une part les wagons frigorifiques de la Société de Transports et d’Entrepôts Frigorifiques (STEF), et, d’autre part, des couverts spéciaux à primeurs munis de baies d’aération à volets. En 1950 toutes les gares ne peuvent recevoir des rames de wagons aussi importantes, et seulement quelques unes possèdent les installations de garage et de formation des trains, et aussi des emplacements suffisamment vastes pour le stockage des produits et des emballages vides, des instruments de pesage.

Les trains mis en circulation font un travail de ramassage en cours de route : par exemple, au départ de Salon de Provence, les trains gagnent Avignon via Cavaillon, l’Isle-sur-la-Sorgue (melons, légumes, raisins), et gagnent ensuite Lyon par Pierrelatte où sont chargés les produits de la région de Nyons (olives, fruits), par Valence (pêches, poires), ou bien prennent la rive droite où ils ramassent des fruits à La Voulte, Tournon, etc. Ils sont regroupés dans le triage de Chasse, au sud de Lyon, où d’autres trains les rejoignent. Ils partent dans la matinée suivante et arrivent à Villeneuve-St-Georges, puis à Bercy dans la soirée. Là, le « groupeur » assure le transport jusqu’aux Halles du centre de Paris (à l’époque). Le trajet de Carpentras à Paris est effectué en 13h 55 mn en 1946, ce qui est un exploit pour une distance de 770 km, arrêts et attentes dans les triages compris. Mais des progrès restent à faire… et le camion les fera avant le rail.

Les années 1950-1960 sont celles des “années STEF” avec des entrepôts frigorifiques et des fameux “réfrigérants” HI à deux ou quatre portes. Bien entendu, la Cité du Train, qui a tout, a un “STEF”.
Sur le catalogue de trains-jouets Hornby de 1954, en écartement « 0 » et en tôle lithographiée, apparaît, bien entendu, une version “STEF” du wagon couvert. On notera aussi, sur la droite, une variante lithographiée en fourgon Etat avec marquages SNCF.
Le “STEF” circule aussi beaucoup au Royaume-Uni et il est populaire à un point tel que le fabricant anglais Darstaedt de reproduction de trains-jouets à l’ancienne l’a inscrit, récemment, à son catalogue.

Les “Provence Express” et “Roussillon Express”: les TGV des primeurs ?

Durant les années 1960 la SNCF met en service de nombreux trains de marchandises rapides, relevant du « régime accéléré » ou “RA” et roulant à 100 km/h. Le « Provence Express », crée en 1952 sous le nom « La Flèche des Halles » puis appelé « Provence Express » à partir de 1961, part d’Avignon à 11 h pour arriver à Bercy à 22 h 15. C’est un exemple du genre, acheminant en quelques heures les primeurs de la vallée du Rhône directement à Paris-Bercy puis aux Halles de Rungis à partir de 1969, reliant, sans arrêt intermédiaire, les grands centres de production aux grands centres de consommation. Le train roule à 140 km/h à partir de 1974.

Le « Provence Express » dans les années 1960 : BB-9200 et couverts à deux essieux type K4 SNCF mais portant des plaques “Provence Express”. Document Rail en Vaucluse.

Le « Roussillon Express » assure la relation Perpignan-Rungis dès 1971 à une vitesse de pointe de 140 km/h, surpassant ainsi celle de bien des trains de voyageurs. Ces trains sont complétés par des services dits « Jour 1 – Jour 2 » permettant la redistribution des fruits et primeurs, à partir de Rungis, en divers points du territoire national. Les années 1980 et 1990 voient encore d’importants progrès faits en matière de vitesse et de distribution, mais la route prend une part prépondérante dans ce marché du fait de la souplesse du camion, et en dépit du gaspillage d’énergie et du danger représenté.

En 1988, un nouveau train “Chrono-Froid” assure tous les jours la liaison Perpignan-Rungis et avec des caisses mobiles frigorifiques de type multimodal posées sur des plats S40, ceci grâce aux sociétés Rey et Roca du marché Saint-Charles de Perpignan, d’une part, et, d’autre part Fret SNCF, filiale de la SNCF. Ne nous enthousiasmons pas : ce train ne transporte que 10 % des fruits et légumes de Rungis, avec 350 tonnes de charge chaque jour depuis Perpignan, laissant le reste à la route. Passons aussi sur le fait que la route ne cesse d’augmenter sa part, puisque le nombre de wagons composant le train est en continuelle diminution, chutant de 82 au démarrage du train à 12 quand, en 2019, la SNCF jette le gant. Toutefois, le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, dont on connaît la passion pour les chemins de fer comme auteur d’un livre sur la ligne de Perpignan à Villefranche, réussit à remettre en service à raison de 5 circulations par semaine une rame de 12 wagons blancs en 2021, évitant ainsi la circulation de 9000 camions chaque année.

Tout est bien qui finit bien ? Pas vraiment. Comme les héros des tragédies de Shakespeare qui ne cessent de mourir sur scène d’acte en acte, le train est déjà condamné d’avance, puisque “Fret SNCF” fait savoir à l’époque : “L’exploitation de ce service a pu être prolongée jusqu’en 2025. Au-delà, une autre solution ferroviaire, devrait voir le jour grâce à la volonté du MIN (Marché d’Intérêt National ) de Rungis de construire une plateforme d’autoroute ferroviaire”. Si les autoroutes sauvent donc les chemins de fer, on est sauvés.

Une belle conclusion.

La plus belle et la plus vraie des conclusions nous est apportée par François Kientzler, un ancien “roulant” SNCF qui sait de quoi il parle et qui nous fait l’honneur d’apprécier ce site “Trainconsultant” :

“Article passionnant comme toujours. Je vous signale une liaison moins connue mais qui a existé jusqu’au milieu des années 80: les trains d’oranges de Cerbère vers Kehl en Allemagne. Pendant la saison hivernale, les trains d’agrumes reliaient l’Espagne à l’Allemagne, parfois assurés en wagons Transfesa, mais le plus souvent en couverts ordinaires. En pleine saison jusqu’à trois trains par jour circulaient. Au début de ma carrière de “roulant”, nous faisions HLP de Mulhouse à Dole, un train d’oranges de Dole à Strasbourg-Neudorf, puis HLP Neudorf à Mulhouse, une belle tournée longue mais qui payait bien, et donc très prisée par les mécanos en service FAC, le tout en BB-13000, machine inconfortable mais idéale pour ces trains de 1000 tonnes.

Le monde s’étant bonifié, les camions se suivent aujourd’hui de manière ininterrompue sur la A35 gratuite qui traverse l’Alsace, c’est quand même beaucoup mieux!

Dans le mème registre des trafics disparus, les wagons de bananes du Havre vers la Suisse étaient acheminés par le train de messageries nocturnes sur la ligne 4, nous les acheminions de Belfort à Bâle au petit matin pour alimenter la centrale d’achat de la Migros. Ils étaient assurés par des wagons Interfrigo, dont certains étaient décorés d’une banane géante peinte sur les cotés.

Souvenirs, souvenirs…”

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