Les trains de primeurs ont marqué une des dernières batailles perdues par le rail contre les camions. Si le transport des primeurs est bien une affaire sérieuse pour le chemin de fer français dès ses débuts, il est certain que seule une politique de grande vitesse permet de jouer à fond les atouts du rail et d’empêcher les légumes et fruits de perdre leur fraîcheur en cours de route dans les triages. C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que la SNCF fait circuler des trains de primeurs très rapides et performants, mais, malheureusement pour elle et pour l’environnement, et pour la sécurité sur les routes, les camions sont de retour avec le pétrole et les pneus, et s’attaquent directement à ce marché très rémunérateur qu’est le transport rapide des fruits et légumes. Le rail perdra aussi cette dernière grande bataille.


Les régions productrices sont réparties sur l’ensemble du territoire national. Il y a d’abord le Sud-est: vallée du Rhône, sud de Lyon, Comtat Venaissin, Languedoc, Roussillon. Puis il y a l’Ouest: la Bretagne avec sa « ceinture dorée » comme on dit à l’époque, le Cotentin. Ensuite il y a les « jardins de la France », autre terme de l’époque : l’Anjou, la Touraine. Enfin il y a le bassin aquitain, surtout la région de la moyenne Garonne.
Mais pour transporter ces légumes et ces fruits, il faut engager une véritable course contre la montre. La récolte est d’abord achetée par un « expéditeur » qui trie et emballe les produits et les expédie sous son nom. L’envoi est reçu par un « groupeur » qui peut recevoir des quantités importantes, voire des wagons entiers, avant de les regrouper sur des destinations communes. Les produits voyagent en train, puis arrivent dans la gare réceptrice. Le correspondant du « groupeur » assure le transport depuis la gare réceptrice jusqu’aux Halles. Les produits sortent du domaine du transport proprement dit et entrent dans celui de la distribution (grossistes, détaillants).







Le “camion automobile”, trop lent et trop incertain, laisse encore les primeurs au train, pour commencer.
Les camions d’avant la Première Guerre mondiale ne peuvent assurer que des transports à courte distance, avec leurs faibles moteurs, leurs roues à bandages pleins et rayons en bois ou en fonte moulée, leur inconfort, et leur mécanique fragile. La Première Guerre mondiale laisse en France un grand nombre de camions américains, près d’une centaine de mille, d’origine militaire : ce sont des véhicules simples, robustes, à roues bandagées, et qui permettent à des milliers de jeunes démobilisés de se faire transporteurs, acceptant pour un tarif dérisoire et à toute heure ce que le train a l’imprudence de leur laisser, mais profitant aussi de l’état de délabrement du réseau français, surtout secondaire, au lendemain de la guerre.
Les camions des années 1920 et 1930 deviennent enfin des véhicules sûrs, un peu plus puissants, mais leurs performances, avec des vitesses de l’ordre de 30 à 45 km/h, leur interdisent toute concurrence avec le train, et tout transport à longue distance en l’espace d’une nuit ou d’une journée. Le réseau routier est composé, certes, d’excellentes routes macadamisées ou même goudronnées, mais elles sont étroites, empêchent de doubler, et elles sont sinueuses, empêchant de bonnes moyennes. Le train s’endort sur ses lauriers qu’il croit assurés.
Les années 1950 seront cruciales, avec des « routiers sympa », libres et entreprenants, qui ne comptent pas leurs heures dans une France en plein « boom » économique et qui fabrique de bons camions, aptes à faire la route signés Bernard, Willème, Somua, Berliet ou Renault. Les nationales à trois, puis à quatre voies, se construisent, ainsi que des rocades de contournement des villes, en attendant que le réseau des autoroutes étende, sans tarder, sa toile d’araignée. Jusqu’au choc pétrolier de 1973, c’est l’optimisme pour les camionneurs, c’est le pétrole abondant et bon marché, et ce sont des tonnes de marchandises à transporter. Le rail, lui, réagira, mais trop tard. Comme on dit, “il a perdu la main”.




Le problème ferroviaire durant les “Trente glorieuses”.
Les primeurs sont restés, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un marché presque réservé pour la SNCF qui a à cœur de le garder et de tout faire pour le satisfaire. Mais la nature des produits demande deux types de wagons lors de la mise en place des trains de primeurs: d’une part les wagons frigorifiques de la Société de Transports et d’Entrepôts Frigorifiques (STEF), et, d’autre part, des couverts spéciaux à primeurs munis de baies d’aération à volets. En 1950 toutes les gares ne peuvent recevoir des rames de wagons aussi importantes, et seulement quelques unes possèdent les installations de garage et de formation des trains, et aussi des emplacements suffisamment vastes pour le stockage des produits et des emballages vides, des instruments de pesage.
Les trains mis en circulation font un travail de ramassage en cours de route : par exemple, au départ de Salon de Provence, les trains gagnent Avignon via Cavaillon, l’Isle-sur-la-Sorgue (melons, légumes, raisins), et gagnent ensuite Lyon par Pierrelatte où sont chargés les produits de la région de Nyons (olives, fruits), par Valence (pêches, poires), ou bien prennent la rive droite où ils ramassent des fruits à La Voulte, Tournon, etc. Ils sont regroupés dans le triage de Chasse, au sud de Lyon, où d’autres trains les rejoignent. Ils partent dans la matinée suivante et arrivent à Villeneuve-St-Georges, puis à Bercy dans la soirée. Là, le « groupeur » assure le transport jusqu’aux Halles du centre de Paris (à l’époque). Le trajet de Carpentras à Paris est effectué en 13h 55 mn en 1946, ce qui est un exploit pour une distance de 770 km, arrêts et attentes dans les triages compris. Mais des progrès restent à faire… et le camion les fera avant le rail.





Les “Provence Express” et “Roussillon Express”: les TGV des primeurs ?
Durant les années 1960 la SNCF met en service de nombreux trains de marchandises rapides, relevant du « régime accéléré » ou “RA” et roulant à 100 km/h. Le « Provence Express », crée en 1952 sous le nom « La Flèche des Halles » puis appelé « Provence Express » à partir de 1961, part d’Avignon à 11 h pour arriver à Bercy à 22 h 15. C’est un exemple du genre, acheminant en quelques heures les primeurs de la vallée du Rhône directement à Paris-Bercy puis aux Halles de Rungis à partir de 1969, reliant, sans arrêt intermédiaire, les grands centres de production aux grands centres de consommation. Le train roule à 140 km/h à partir de 1974.

Le « Roussillon Express » assure la relation Perpignan-Rungis dès 1971 à une vitesse de pointe de 140 km/h, surpassant ainsi celle de bien des trains de voyageurs. Ces trains sont complétés par des services dits « Jour 1 – Jour 2 » permettant la redistribution des fruits et primeurs, à partir de Rungis, en divers points du territoire national. Les années 1980 et 1990 voient encore d’importants progrès faits en matière de vitesse et de distribution, mais la route prend une part prépondérante dans ce marché du fait de la souplesse du camion, et en dépit du gaspillage d’énergie et du danger représenté.
En 1988, un nouveau train “Chrono-Froid” assure tous les jours la liaison Perpignan-Rungis et avec des caisses mobiles frigorifiques de type multimodal posées sur des plats S40, ceci grâce aux sociétés Rey et Roca du marché Saint-Charles de Perpignan, d’une part, et, d’autre part Fret SNCF, filiale de la SNCF. Ne nous enthousiasmons pas : ce train ne transporte que 10 % des fruits et légumes de Rungis, avec 350 tonnes de charge chaque jour depuis Perpignan, laissant le reste à la route. Passons aussi sur le fait que la route ne cesse d’augmenter sa part, puisque le nombre de wagons composant le train est en continuelle diminution, chutant de 82 au démarrage du train à 12 quand, en 2019, la SNCF jette le gant. Toutefois, le Premier ministre de l’époque, Jean Castex, dont on connaît la passion pour les chemins de fer comme auteur d’un livre sur la ligne de Perpignan à Villefranche, réussit à remettre en service à raison de 5 circulations par semaine une rame de 12 wagons blancs en 2021, évitant ainsi la circulation de 9000 camions chaque année.
Tout est bien qui finit bien ? Pas vraiment. Comme les héros des tragédies de Shakespeare qui ne cessent de mourir sur scène d’acte en acte, le train est déjà condamné d’avance, puisque “Fret SNCF” fait savoir à l’époque : “L’exploitation de ce service a pu être prolongée jusqu’en 2025. Au-delà, une autre solution ferroviaire, devrait voir le jour grâce à la volonté du MIN (Marché d’Intérêt National ) de Rungis de construire une plateforme d’autoroute ferroviaire”. Si les autoroutes sauvent donc les chemins de fer, on est sauvés.
Une belle conclusion.
La plus belle et la plus vraie des conclusions nous est apportée par François Kientzler, un ancien “roulant” SNCF qui sait de quoi il parle et qui nous fait l’honneur d’apprécier ce site “Trainconsultant” :
“Article passionnant comme toujours. Je vous signale une liaison moins connue mais qui a existé jusqu’au milieu des années 80: les trains d’oranges de Cerbère vers Kehl en Allemagne. Pendant la saison hivernale, les trains d’agrumes reliaient l’Espagne à l’Allemagne, parfois assurés en wagons Transfesa, mais le plus souvent en couverts ordinaires. En pleine saison jusqu’à trois trains par jour circulaient. Au début de ma carrière de “roulant”, nous faisions HLP de Mulhouse à Dole, un train d’oranges de Dole à Strasbourg-Neudorf, puis HLP Neudorf à Mulhouse, une belle tournée longue mais qui payait bien, et donc très prisée par les mécanos en service FAC, le tout en BB-13000, machine inconfortable mais idéale pour ces trains de 1000 tonnes.
Le monde s’étant bonifié, les camions se suivent aujourd’hui de manière ininterrompue sur la A35 gratuite qui traverse l’Alsace, c’est quand même beaucoup mieux!
Dans le mème registre des trafics disparus, les wagons de bananes du Havre vers la Suisse étaient acheminés par le train de messageries nocturnes sur la ligne 4, nous les acheminions de Belfort à Bâle au petit matin pour alimenter la centrale d’achat de la Migros. Ils étaient assurés par des wagons Interfrigo, dont certains étaient décorés d’une banane géante peinte sur les cotés.
Souvenirs, souvenirs…”
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