Soucieux d’industrialiser le pays et fins observateurs de la naissance de la puissance industrielle britannique, les rois de France ont eu le souci de faire construire un excellent réseau de canaux commencé dès le XVe siècle et qui atteint son apogée au début du XIXe siècle. Certes, les Romains ont construit des canaux à leur époque, et Charlemagne a eu un grand projet en ce sens, mais rien ne se construit effectivement avant la Renaissance. Cette longue et importante histoire des canaux et de la batellerie apportera sa part dans la naissance du réseau ferré national sous deux formes : les « canaux secs », d’une part, et, d’autre part, l’organisation de la circulation des trains qui est celle des bateaux, classés en rapides, prioritaires, ou non, avec des gares (le terme est né dans la batellerie) d’évitement, de croisement, de garage, et des bâtiments comme les maisons d’éclusier dont le style sera appliqué aux gares de chemin de fer par les mêmes ingénieurs des Mines.
Les « canaux secs » naissent de la difficulté ou du manque de rentabilité de construire de véritables canaux en terrain accidenté et les ingénieurs utilisent cette solution de canaux sans eau, souvent des affluents des rivières, et équipés de rails et de wagons tirés par des chevaux. Les gares de ces canaux prennent le nom de « ports secs », un nom que certaines gares ont conservé. C’est ainsi que la ligne de chemin de fer de St-Etienne à Andrézieux, ouverte en 1823, est un « canal sec » affluent de la Loire, tout comme celui de St-Etienne à Lyon, ouvert par Marc Seguin en 1833, est un affluent du Rhône ainsi que la ligne d’Alès à Beaucaire (1840).
Le légendaire “retard français”, y compris pour les premiers chemins de fer.
La France des années 1820 à 1850 est, paraît-il, en retard sur l’Europe des chemins de fer, comme elle le sera, jure-t-on d’une manière récurrente dans beaucoup de domaines techniques, économiques, sociaux. L’herbe, mais si, mais si, est plus verte ailleurs et pousse plus rapidement.
Il est certain que le Royaume-Uni, pays pionnier de la Révolution industrielle, possède, dès les années 1840, un réseau ferré national richement doté en lignes, tout comme la Belgique, alors que la France n’a que quelques embryons ou tronçons de lignes.
Or les raisons de ce retard ferroviaire ne sont autres que la présence, déjà ancienne, d’un excellent réseau de canaux français, larges et bien construits, déjà sous l’ancien régime, alors qu’au Royaume-Uni, et dans d’autres pays d’Europe, les canaux sont rares et surtout construits dans un très petit gabarit. La France des années 1820 à 1840 ne construira que peu de lignes de chemin de fer dans la mesure où elle a d’excellents canaux, et, aussi, d’excellentes routes royales larges et bien entretenues. Les premières lignes de chemin de fer françaises ne seront construites que là où un canal est impossible, et ne seront construites que pour être des “lignes affluents” des voies navigables.



La dette technique que le chemin de fer reconnait à la batellerie.
Les premières lignes de chemin de fer devront beaucoup à la batellerie, comme les rampes et les pentes qui ont les mêmes valeurs en millimètres par mètre, les ouvrages d’art comme les talus, les tranchées, ou même les “voûtes” (tunnels) qui mettent en œuvre les mêmes moyens. L’excellence du réseau des voies navigables en France sera telle que, jusque sous la Monarchie de Juillet, le chemin de fer ne sera pas considéré comme prioritaire par rapport aux voies d’eau, ce qui explique un certain retard par rapport au Royaume-Uni ou la Belgique ou les Pays Bas qui n’est nullement, comme on l’a souvent dit et écrit, dû à un « retard français » endémique : c’était un choix. On notera que certains « canaux secs » à forte déclivité ont utilisé le halage par machines à vapeur fixes pour la montée et la simple gravité pour la descente, et que la machine à vapeur fixe est donc apparue sur le chemin de fer bien avant la locomotive, au Royaume-Uni comme en France et d’autres pays européens.
Cette époque n’aura qu’un temps et le grand innovateur industriel français Marc Seguin le sait. En 1837 à l’âge de 51 ans, après avoir longtemps investi son inventivité dans la navigation fluviale et les bateaux à vapeur, Seguin consacre toute son énergie à un autre chantier tout aussi géant : la ligne reliant Paris à Versailles RG, qui n’a plus rien d’une ligne affluent et qui, à l’instar de celle de Paris à St-Germain, assure un trafic interurbain. Une page se tourne et Marc Seguin comprend qu’il ne fera pas partie de cette nouvelle ère. Il y aura un débat parlementaire sur le choix du tracé : rive gauche, ou rive droite ? Ce débat se termine, comme il se doit, par une absence de décision et l’on fait les deux lignes. La ligne de la rive gauche est finalement financée par le banquier Fould, les frères Seguin n’intervenant qu’en tant que sous-traitants. Ouverte seulement le 10 septembre 1840, alors que celle par la rive droite est en exploitation depuis l’année précédente, la ligne souffre de cette concurrence et déçoit Seguin, et elle lui coûte une partie de sa fortune du fait des coûts et des imprévus comme le viaduc de Meudon ou la tranchée de Clamart. Seguin, père de 19 enfants, se retire en Bourgogne et mène, dans une sorte de phalanstère socialiste utopique, une vie de patriarche.
Le « long voyage » sur les rivières.
Les villes sont sur les rivières, et ce sont elles qui sont destinataires des marchandises circulant sur le réseau navigable. Les canaux assurent une jonction entre les rivières et participent par la force des choses à l’expansion des villes. Le « long voyage » sur les rivières est beaucoup plus commode, rapide, et moins risqué pour les mariniers : c’est un tout autre monde pour eux.
Descendre une rivière comme la Saône, ou un fleuve impétueux comme le Rhône, avec un bateau de trois cent tonnes tiré par deux chevaux demande une certaine adresse, pour ne pas parler d’inconscience…Le lit irrégulier de la rivière crée mille dangers avec des eaux sinuant entre les rochers et les bancs de sable, un cours dont les « tournants » sont envasés par le limon mouvant, et dont les hauts fonds traitreusement cachés à fleur d’eau (et non balisés à l’époque) guettent le marinier et le font échouer. Jusque vers les années 1950-1960, les rivières ne sont pas aménagées, balisées, et aucune signalisation ne vient avertir le marinier. Il faut, souvent, faire appel aux services d’un pilote qui monte à bord et met sa connaissance parfaite de telle ou telle partie de la rivière au service du marinier qui, parti du Nord ou de l’Est, affronte une Saône qu’il ne connaît pas.
Par ces temps où le téléphone est un rare et luxueux mode de communication, en général les mariniers envoient une lettre au pilote qu’ils connaissent ou qui leur a été recommandé et reçoivent toujours une réponse. Quelques jours ou semaines plus tard, le bateau est arrivé dans le port de la ville à partir de laquelle le pilote prendra son service.
Avant une « descente » de la Saône, il faut d’abord préparer et vérifier la « maillette » : c’est une fine corde de soie tressée de torons maillés (d’où son nom) longue de près de 300 mètres, et grosse comme le petit doigt. Sa grande longueur est due aux grandes largeurs possibles des rivières, parfois plusieurs centaines de mètres, et le bateau peut naviguer au milieu de la rivière.
Il faut aussi un « musiau » :c’est une corde pas plus grosse que la « maillette », accrochée d’une part aux deux tiers avant de la maillette bien au-dessus de l’eau, et, d’autre part, amarrée à l’avant du bateau, côté traction bien entendu. En allongeant ou raccourcissant le « musiau » depuis le bord, on parvient à maintenir le nez du bateau dans une direction déterminée malgré un courant qui tend à le déporter, et, aussi, il permet de « ramasser » la corde de traction dans un « tournant » prononcé, pour lui éviter de prendre du mou et se prendre dans la « salade » (les herbes aquatiques !). Enfin on vérifie les agrès, et l’on sort du « tabernacle » l’ancre mobile pour la mettre en position sur l’ « éveule » avant. Le bateau est prêt et le pilote est attendu, et dès son arrivée à bord, c’est le départ.
Avancer sur l’eau “qui marche”.
Les chevaux sont les premiers surpris par un bateau qui avance presque tout seul sur une eau « qui marche » et dont le courant plus ou moins fort leur donne des ailes, tout comme il en donne au « charretier » qui accompagne les chevaux et qui est condamné, lui aussi, à marcher d’un pas très alerte à cinquante ou soixante mètres en avant du bateau.
La vitesse est toute autre que sur un canal, et permet des parcours de l’ordre de trente à trente cinq kilomètres dans la journée. Ce n’est pas, pour autant, un boulevard ou une autoroute … et il y a des passages délicats, comme le franchissement des ponts des villes. Par exemple, à Auxonne, sur la Saône toujours, les bateaux « avalants » passent sous la première arche de la rive gauche, c’est-à-dire « avaterre », en suivant le chemin de halage. Mais cette arche est réputée pour sa traîtrise, le courant et les tourbillons déviant les bateaux, et il faut garder une vitesse supérieure à celle du courant pour que le bateau reste manœuvrable.
« On pointait le nez du bateau sur la pile de pont le plus longtemps possible, puis, le moment venu, une poussée énergique mais brève sur l’ « amainteau » l’engageait sous l’arche. On « redressait » aussitôt pour serrer la pile au plus près, nous tenant à distance de la digue afin de pouvoir manœuvrer en sens inverse dès que dégagés de l’arche, évitant ainsi que l’arrière ne soit attiré par les tourbillons de l’eau » écrit Léon Petit-Blois, un ancien marinier qui a connu le temps des bateaux-écuries.
La circulation sur les rivières : complexe et encombrée.
Les « montants » et les « avalants » se croisent, les premiers luttant contre le courant, les seconds avantageusement portés par ce dernier, le tout se croisant dans un mouvement dense et aux règles complexes. Les « montants » non motorisés sont regroupés en « trains » menés par les remorqueurs à vapeur, puis diesel à partir du lendemain de la Première Guerre mondiale, et ils passent au « bord hors », au large des rives qu’ils laissent aux bateaux-écuries circulant « avaterre », c’est-à-dire le long des berges.
Mais, parmi les bateaux-écuries, ceux qui sont « vidanges », c’est-à-dire vides, sont, conformément à une règlementation ancienne, prioritaires pour qu’ils puissent conserver leur rapidité de mouvement et chercher du travail sans perdre de temps. En croisant un bateau « vidange », un bateau chargé doit se détourner vers le milieu de la rivière et lui abandonner la berge et le chemin de halage.
Il fallait ne pas emmêler les « maillettes » servant à la traction, et les croiser sans les prendre l’une dans l’autre : si la terre de la berge le permet par sa forte pente au-dessus de l’eau, la « maillette » du bateau chargé est portée vers le haut par le marinier qui escalade la berge, pour qu’elle passe par-dessus celle du bateau vide. Si, au contre, la rive est basse, il n’y a pas d’autre solution que d’arrêter la traction, de laisser couler la « maillette » au fond de la rivière pour laisser celle du bateau montant passer par-dessus. Si la rivière, à cet endroit, était encombrée de « salade » (les terribles herbes aquatiques, lourdes, et serrées) il valait mieux éviter à la « maillette » d’aller s’y prendre, et on se résout à la « ramasser » sur le bateau : jusqu’à trois cent mètres de ce lourd cordage sont à enrouler !
En rivière et sur de grandes et larges rivières comme la Saône ou sur le majestueux fleuve qu’est le Rhône, avec des vents dominants orientés dans le sens de l’eau, la voile permet de gagner en vitesse et, donc, de raccourcir les « longs voyages ». Les années 1880 voient la disparition progressive des voiles avec la traction animale, puis automobile (les tracteurs Latil) ou électrique (les locomotives du Nord). Les régions du sud de la France restent les dernières à pratiquer la « sémaque » au hasard et au gré des vents. Mais on appelait cette période le temps de la « bricole »… c’est tout dire.
Le « long voyage » en canal.
Par rapport à nos voyages actuels en chemin de fer qui se comptent en heures et en impatience, les voyages sur les canaux ne se comptent ni en heures, ni en journées, mais en longues et patientes semaines… Les bateliers se disent d’eux-mêmes qu’ils sont les gens du « long voyage », et ce type de voyage survit jusqu’à aujourd’hui, après avoir failli disparaître, car la voie d’eau n’a pas dit son dernier mot.
Le métier de marinier, ou de batelier, est très pénible du temps des « bateaux-écuries » qui transportent les chevaux dont ils ont besoin pour le halage, et que l’on voit encore circuler au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les canaux sont étroits, envasés, tracés avec de nombreux « tournants » (c’est le terme de métier) et demandent de nombreuses manœuvres pour éviter un échouage, tandis que les chemins de halage ne permettent qu’une progression très lente et irrégulière. Les journées de 18 à 20 heures sont interminables et les nuits de repos sont brèves.
Les bateaux n’ont pas de « pont » avec un marinier dessus, confortablement installé dans la « marquise » vitrée à partir de laquelle il gouverne et décide, comme ce sera le cas avec les «bateaux de fer » automoteurs ou tirés par un tracteur. Il y a avait, sur ces bateaux-écuries, ce que l’on appelait des « éveules », c’est-à-dire des petites plateformes aménagées à l’avant et à l’arrière, sur lesquelles on se tenait debout sous la pluie, la neige, le vent, ou le soleil de plomb, plus, en prime, l’odeur tenace de la vase provenant des rives. Le poste d’où l’on gouverne s’appelle le « naviage ».
Il fallait pousser sur l’ « aimanteau » (une longue pièce de bois prolongeant la barre) de toutes ses forces pour maintenir le bateau éloigné de la berge, alors que la traction tendait à le coller contre la rive traîtresse et vaseuse. Dans les «tournants », le « nez » (on ne disait pas la proue) du bateau se trouvait très engagé dans le « creux » (rive concave) et le flanc opposé à cette rive concave venait à frôler la rive opposée (ou « bosse »), et pouvait alors toucher le fond vaseux, et paralyser les chevaux.
En théorie et, aussi, quand il vient d’être creusé ou remis à neuf, le lit d’un canal de jonction est plat, pour dégager le tirant d’eau, sur toute sa largeur, “au mètre quatre-vingt” pour les bateaux. C’est la belle théorie…. Mais à une époque où les palplanches en acier qui bordent les rives fragiles n’existent pas encore, les hauts des berges sont contenus, aux endroits instables, par de simples pieux alignés et complétés par des fascines de branchages.
Cet ensemble ne manque pas, au fil des ans, de glisser dans le lit du canal, laissant alors le passage libre à de grandes quantités de terre venant s’y noyer, secouées par les mouvements de l’eau crées par le passage des bateaux. Le lit du canal s’encombre, de chaque côté, avec cette terre qui se transforme en bancs de vase, et seul reste dégagé le centre du lit du fait de la circulation régulière des bateaux qui tendent, on le comprend, à rester au large des rives. Bref, il se forme peu à peu un chenal central que tout le monde convoite…
Mais dès qu’il faut « serrer » une digue ou une rive, au cours d’un croisement, le fond de la « caisse » (on ne dit pas une coque en navigation fluviale) du bateau trace, du côté terre, sa route dans la vase. Depuis le poste de pilotage où le marinier se cramponne à l’ « amainteau », on peut voir l’ « épaulure » du bateau, sur le côté terre, se soulever plus ou moins, et les chevaux sont incités fermement à tirer de toutes leurs forces pour éviter un arrêt total du bateau. Il faut préciser qu’un tel arrêt peut se terminer en échouage complet avec obligation de remettre à flot un bateau considéré comme étant “à sec”.
Dans cette situation, et pour éviter une “mise à sec”, le batelier abandonne l’ « amainteau » à sa femme, et court le plus rapidement possible sur le « plat-bord » pour rejoindre l’avant et “bouter” (pousser) au large avec une perche (ou « otieux ») appuyée immédiatement sur la rive. La fine perche est pointée dans la digue, mais elle plie sous la poussée du bateau, courbant dangereusement l’échine au point de voler en éclats. Le marinier connaît sa perche, estime aussi avec précision la poussée du bateau, et sait doser sa poussée sur la perche et s’en tirer.
Lorsqu’un bateau automoteur beaucoup plus rapide passe devant un bateau-écurie (le « double » donc, pour reprendre un terme routier : on dit « trémâter » sur l’eau), le mouvement de l’eau repousse le bateau plus lent vers la berge, et peut le mettre « à sec ». Mais les usages veulent que le marinier plus rapide mette son moteur « en route toute », et son hélice, battant à plein, attire le nez du bateau plus lent par un effet de succion, et le remet à flot dans le chenal au centre. Un autre usage était que le marinier du bateau à moteur prenne le bateau-écurie en remorque sur quelques mètres pour lui redonner une vitesse de croisière normale, soulageant ainsi les chevaux. « Tous ne le faisaient pas et certains, très rares il est vrai, nous laissaient le nez sur la digue, l’épaulure relevée de trente ou quarante centimètres » écrit Léon Lepetit-Blois dans son remarquable et touchant ouvrage « La Batellerie d’Autrefois » (Editions Anny Messiant, 1991). Il y en avait alors pour un quart d’heure ou une demie heure de travail pour se dégager…
Babord, tribord ? Pas du tout.
Ces deux termes, que les terriens sont fiers d’étaler dans les salons où l’on se pique de nautisme, n’ont pas cours dans la navigation fluviale et sont inconnus des bateliers. Tout est subordonné à la traction depuis la berge, qui peut être faite depuis la rive droite ou la rive gauche selon les possibilités dictées par la configuration des lieux. L’ « avaterre » est la rive aménagée pour la traction, et le côté opposé prend le nom de « bord-hors ».
Les écluses, lieux difficiles et très fréquentés.
Indispensables pour le franchissement des déclivités du terrain quand on devait passer d’un bassin à un autre et ne pas rester prisonnier du même canal ou de la même rivière, les écluses dictent leur loi tout au cours du « long voyage » et le bateau pénètre dans chaque écluse en avançant très lentement, centimètre par centimètre, car son volume occupe celle de l’eau qu’il doit chasser de l’écluse.
Les chevaux souffrent et doivent venir à bout de la compression d’une eau prisonnière entre les murs du sas, et qui ne peut passer rapidement, véritablement laminée dans le peu de place restée libre entre les “bordailles” du bateau et les murs que l’on appelle souvent les « masses ». Il faut de longues minutes, parfois plus de dix, pour qu’ un bateau tiré par deux chevaux puisse occuper une écluse.
Quand le bateau se présente à une écluse dans le sens de la montée, il doit pénétrer dans le sas au niveau le plus bas, puis monter au fur et à mesure que l’eau rempli le sas. Dans ce cas, il est prisonnier entre des murs très hauts, et l’éclusier vient nous prendre un «bout » (on peut dire une corde !) pour le placer sur un « pieu » d’amarrage pour immobiliser le bateau. Le marinier doit alors aller « étaler » le « bout » à l’avant pour arrêter le bateau, assurer la « retraite » à l’arrière pour parer au recul éventuel, relever la « lunette » et plier le gouvernail pour ne pas accrocher les portes de l’écluse.
Alors commence la lente ascension, le bateau gagnant centimètre par centimètre une hauteur que l’on perçoit seulement avec un œil attentif. Pendant ce temps le marinier a un instant de répit – si l’on peut dire – pour faire boire et manger les chevaux, et sa femme peut aussi songer à la nourriture du couple et acheter des légumes ou des volailles à l’éclusier qui, en général, assure ainsi, par un modeste commerce accessoire qui tient presque du service public ou de l’aumône, la survie des mariniers et de leurs épouses. En outre, le marinier peut aller remplir des brocs au robinet d’eau potable qui est toujours à proximité immédiate de l’écluse, quand ce n’est pas contre la maison de l’éclusier. On dit que jadis on ne se compliquait pas la vie et, foin du principe de précaution, un seau plongé dans le canal, faisait l’affaire…


La longue ascension, de “gare” en “gare”, jusqu’au bief de partage.
D’écluse en écluse, on salue l’éclusier, on bavarde avec lui (ou pas, selon son tempérament) et on lui dit au revoir, le laissant devant sa petite « maison éclusière » et son jardin, le tout ressemblant étrangement aux maisonnettes et aux jardinets des passages-à-niveau de chemin de fer qui reprendront, là aussi, le style architectural des écluses. Mais une fois l’écluse franchie, la suivante peut être à cent ou deux cents mètres de là, ou à plusieurs kilomètres, et il était important pour le marinier, en fin de journée, de pouvoir gagner du temps précieux en franchissant, jusqu’à l’heure limite, le plus d’écluses possibles, et surtout celle qui précédait un bief important permettant une navigation de nuit prolongée. Sinon il était condamné à passer la nuit dans une « gare » …. Mais oui, ce terme par excellence ferroviaire est bien issu du monde de la batellerie et le « Quartier de la Gare », à Paris, ne doit rien à une gare ferroviaire, mais bien à la gare fluviale qui l’a précédée.
Si les écluses avaient des horaires, la navigation restait libre de jour comme de nuit. Il fallait simplement accrocher des fanaux d’éclairage aux petits mâts des bateaux : vu la vitesse atteinte, leur lumière, assez faible, suffisait. Sous la conduite du « charretier » qui marche avec eux, les chevaux connaissaient le chemin de halage, et, souvent, la lune l’éclairait.



Les « voûtes » précèdent et créent les tunnels de chemin de fer.
Le passage d’une « voûte » demande que l’on rembarque les chevaux par le « pont d’écurie » placé entre la rive et le bateau, sauf si, pour un tunnel court, on les fait passer par un chemin de contournement qui les mènera directement à l’autre extrémité de la « voûte » où ils attendront. Les bateaux forment alors une « rame » (exactement comme pour les wagons de chemins de fer : le terme est le même). Chaque bateau a son gouvernail bloqué avec des amarres, et son « amainteau » est attaché à une des « poupées » du « naviage ». On place des pièces de bois qui viennent protéger les « bordailles » du bateau sur tout son pourtour. Tous les bateaux d’une « rame » sont serrés les uns contre les autres, et l’on croise deux « remorques » (on ne dit toujours pas des cordes) qui se croisent, l’une depuis l’avant droit d’un bateau jusqu’à l’arrière gauche de son prédécesseur, et l’autre de l’avant gauche vers l’arrière droit, formant ainsi un liaison indéformable. On ferme tout :les écoutilles, les capots de la cabine centrale, car de l’eau ruisselle en abondance depuis les voûtes.
On attend le toueur. C’est un bateau à moteur qui utilise une chaîne tendue dans le lit du canal, d’un bout à l’autre de la « voûte » et sur laquelle s’engrène une roue dentée. Le toueur vient prendre la rame par l’avant, et le lent voyage dans le noir commence. C’est un moment de réel repos : il n’y a rien à faire pour le marinier et son épouse qui doivent attendre la fin de l’opération dans une inactivité totale, et qui se réfugient dans leur cabine (que l’on appelle le « roeu »), seul endroit éclairé du bateau. Pour tuer le temps et se rendre utile, la « marinière » confectionne des crêpes ou des beignets.
Au sortir de la “voûte”, il faut s’amarrer pour placer à nouveau le « pont-d’écurie » et débarquer les chevaux. Après, on attend son tour pour « écluser », et, devenus « avalants », les bateaux s’engagent dans la longue descente d’écluse en écluse. Il est plus facile de pénétrer dans des écluses pleines, l’eau comprimée étant poussée plus facilement sous le bateau par l’eau des « bassinées » qui arrivent par l’arrière et poussent le bateau vers l’aval.
Et la similitude de la signalisation ?
Le lecteur pourra en juger par lui-même en comparant les planches de signalisation de la batellerie et du chemin de fer ci-dessous ; en regardant très soigneusement, nous n’avons trouvé aucune signalisation identique malgré la parenté des couleurs. Evidemment, les probèmes techniques et de sécurité ne sont pas les mêmes : le bateau évolue librement sur la voie d’eau alors que le train a des rails, des appareils de voie, et des aiguilleurs. Le batellier peu “virer” à son gré là où la largeur du plan d’eau le permet, alors que le mécanicien de locomotive ne “virera” (même terme) sa locomotive que sur le pont-tournant (souvent dit “plaque”) du dépôt. Les bateaux se doublent et se croisent librement là où la place le permet et là où la très faible vitesse le permet aussi, alors que les trains ne se doublent ou se croisent, ou s’évitent que là où les appareils de voie et les cabines d’aiguillage ont été prévus. Tout est différent: charges, tonnages, puissanecs, vitesses, règles.
Néanmoins le chemin de fer reprendra une certaine gestion fluviale du mouvement, notamment avec des trains rapides ou lents comme pour les péniches, avec des “gares”, avec des ouvrages d’art.



Le sémaphore Lartigue : une lointaine ascendance technique maritime et télégraphique ?
Nous le connaissons bien, ce sympathique et emblématique sémaphore Lartigue qui a souvent été mis à l’honneur dans “Trainconsultant”. Il a, indéniablement, un air de parenté avec les sémaphores de la marine et aussi des télégraphes anciens comme celui de Chappe, conçu à l’époque de la Révolution française et qui fut si utile pour les campagnes militaires de Napoléon 1er.


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