L’apprentissage SNCF : une grande tradition qui, heureusement, dure toujours.

L’auteur de ce site-web a été formateur (en Ecole Normale) de professeurs d’enseignement technique et professionnel à l’Education nationale pendant 27 années, de 1975 à 2003. Or, en 1975, la SNCF lui demande de faire, pour elle, ce qu’il fait déjà pour l’Education Nationale et c’est ainsi qu’il a eu une longue carrière au service du CFA de la Direction du matériel de la SNCF, avec, à raison de plusieurs mois par année pendant 27 ans, une présence continuelle comme formateur dans les stages destinés aux  instructeurs et aux responsables d’annexes du Matériel.

Durant ces deux dernières décennies, l’apprentissage vient de trouver, à la Direction du Matériel ( jadis Matériel et Traction) de la SNCF, un nouveau statut et une nouvelle dynamique. Il est intéressant de se pencher sur une institution de la SNCF dont il est très rarement question, et que les anciens réseaux ont crée pour leurs ateliers du matériel (les autres services n’avaient pas d’apprentissage, du moins sous cette forme) et de faire le bilan de plus d’un siècle et demi d’apprentissage du Matériel et Traction sur le réseau ferroviaire français : une grande tradition qui a failli purement et simplement disparaître dans les années 1970, à la fois victime de son passé très ancien qui lui créait une image de marque difficile à porter dans une époque de profonde mutation technique, mais aujourd’hui objet d’enjeux importants au sein des filières de formation professionnelle au cœur de la SNCF.

En 1948, les apprentis et leurs instructeurs posent pour la postérité, jambes nues. Seule la haute hiérarchie a droit au pantalon et au costume, mais que l’on ne déduise pas que c’était la règle habituelle : il s’agit d’une de ces nombreuses journées sportives avec, parfois, une compétition entre les centres d’apprentissage de la SNCF d’alors.
Autre vision très sportive de l’apprentissage sur les anciens réseaux : ici, comme le montrent au deuxième plan les fameuses cités PLM, nous sommes sur le PLM ou la région Sud-Est de la SNCF, années 1930 à 1960. « Le chant en commun, en dehors de son intérêt artistique, est un excellent moyen de formation morale et sociale : il jaillit spontanément des poitrines sur le stade, il unit les cœurs par des émotions communes, il discipline, il forme l’esprit d’équipe. C’est une récréation saine, génératrice de foi et d’enthousiasme. » (voir ci-dessous en fin d’article).

L’histoire ancienne (1860-1960) : un siècle de tranquille adéquation entre le chemin de fer français et son apprentissage.

Les compagnies de chemin de fer qui se constituent au XIXe siècle sont vite confrontées au problème du recrutement et de la qualification de leur main d’œuvre. Si, pour les ingénieurs et les cadres de la direction, elles font appel aux Grandes écoles et aux universités, pour ce qui est des agents de production, il n’existe pas de structure de formation adéquate dans la mesure où le chemin de fer est une technologie complètement nouvelle. Désirant à la fois créer et maîtriser un flux lui fournissant les très nombreux ouvriers qualifiés dont le chemin de fer a besoin, les grandes compagnies françaises, à l’instar des compagnies anglaises qui les ont précédées, mettent en place un système éducatif interne qui formera une véritable élite ouvrière.

Marc Seguin, qui crée le chemin de fer en France (ligne de Saint-Etienne à Lyon ouverte en 1833), définit d’une manière durable non seulement les caractéristiques techniques mais aussi les grands principes d’organisation du chemin de fer français. Il prévoit un recours à l’apprentissage et écrit, page 341 de son ouvrage « De l’influence des chemins de fer et de l’art de les tracer et de les construire » (Ed. Pitrat, Lyon, 1839) : « Il vaut mieux dresser des jeunes gens intelligents à conduire, réparer et à construire les machines… De cette manière on peuple les ateliers de jeunes garçons chez lesquels se manifeste le goût de la mécanique, en les nourrissant de l’espérance de les préposer plus tard à la direction des machines qui se confectionnent sous leurs yeux . » (NB: le terme de “direction des machines” veut dire, à l’époque, la conduite des locomotives).

Le mouvement est donc lancé dès le commencement du réseau ferré français, et, dorénavant, tout réseau aura sa filière d’apprentissage. Selon la pratique professionnelle de l’époque, les apprentis sont immergés directement dans le monde du travail et s’intègrent aux ouvriers de la voie, des ateliers, au personnel des gares, et reçoivent une modeste rémunération. Les choses durent ainsi qu’à ce que la loi du 30 mars 1900 interdise de placer des apprentis dans des locaux où des ouvriers travaillent plus de 10 heures par jour, ce qui contraint les réseaux ferrés, qui ne l’ont pas fait jusque là, à retirer les apprentis des ateliers et à les placer dans des centres d’apprentissage spécialement crées où l’on aménagera de véritables écoles de formation placées dans des locaux distincts et dotées de leurs propres ateliers servant à l’enseignement pratique du métier.

Les nombreux documents photographiques de l’époque montrent, d’une manière assez constante, des “ateliers-écoles” dont l’architecture est plus proche de celle d’une usine (toits en « Z », murs nus, armoires métalliques) que de celle d’une école. Des rangées d’établis occupent l’espace central, comportant un à trois postes de travail avec l’inévitable et omniprésent étau. Dans un coin on voit une forge, et de quoi faire un peu de fonderie. Dans un autre, un bureau vitré sert pour le rangement de quelques documents officiels, d’un ou deux livres ou de recueils de dessins. Vêtus de « bleus », les enfants sont placés sous la conduite d’instructeurs dont on devine que ce sont de rudes compagnons au grand cœur et au coup de gueule facile, mais qui prennent très au sérieux leur tâche. A l’époque, on fait carrière dans l’apprentissage (contrairement au cas actuel où les instructeurs SNCF n’y restent que quelques années) et c’est sans nul doute ce qui facilite la routine, le repli sur soi, l’archaïsme des idées et des méthodes.

Comme les techniques ferroviaires courantes qui l’entourent, les contenus enseignés ne changent que très peu entre 1860 et 1960, et restent centrés sur les gestes du métier de l’ajustage, de la chaudronnerie, de la forge, de la menuiserie (les wagons et même les voitures ont des caisses en bois). Ce choix (nécessaire) d’aligner les contenus sur une qualification de faible niveau ajouté à celui d’une marginalisation dans des locaux séparés (certes moins nécessaire) donne à l’apprentissage de rester éloigné, très éloigné même, des innovations et  des mutations qui affectent le chemin de fer. Vivant au rythme de la vie quotidienne du chemin de fer, l’apprentissage ne participe pas aux grandes mutations, et ne reçoit pas, à temps, les atouts qui lui permettront de s’adapter. Cette situation, garante certes de la transmission d’une tradition empreinte de valeurs professionnelles et morales, représente un réel risque qui reste latent pendant près d’un siècle avant de se manifester sous une forme presque mortelle pour lui durant les années 1980.

Apprentis au travail dans une forge, vers la fin du XIXe siècle, sur un réseau non identifié.
Un centre d’apprentissage, celui de Laroche-Migennes (PLM), dans les années 1930. Sur la gauche : la lime, toujours la lime, utilisée des journées durant… Il fallait, par exemple, ouvrir un hexagone parfait dans une tôle épaisse, puis faire, par ajustage, un autre hexagone plein qui devait s’ajuster, sans que l’on ait à forcer mais aussi sans laisser de “jour” visible. Il devait se positionner, avec ses six positions, dans l’hexagone creux. Pas très utile pour le ferroviaire, certes, mais garantie d’une qualité de travail de très haut niveau.

Un exemple intéressant : la situation des apprentis du réseau de l’Etat en 1900.

La Revue Générale des Chemins de Fer (RGCF) d’Avril 1901 nous renseigne sur la situation des apprentis du réseau de l’État au début du siècle. L’âge de recrutement est de 13 à 15 ans maximum : on entre très jeune au chemin de fer. Admis par une commission de recrutement comprenant des ingénieurs du réseau et un médecin, l’apprenti peut choisir son atelier et sa spécialité, et il suivra 3 années d’apprentissage. La priorité est donnée aux fils des agents du réseau.

Les apprentis ne sont pas payés pendant les 6 premiers mois (qui doivent, à notre avis, constituer une période probatoire), puis reçoivent un salaire qui est proportionnel à leurs notes, variant de 0.05 à 0.075 F par heure en première année, et atteignant 0.25 F en 3ᵉ année (à titre indicatif, un ouvrier gagne, à l’époque, 0.30 F de l’heure, et la grève dite de la “thune” exigera un salaire de 5 francs par jour en 1910). Des notes inférieures à 6/20 pendant 2 mois ou à 9/20 pendant un semestre entraînent le renvoi pur et simple. Il n’y a aucun contrat d’apprentissage : le réseau, comme l’apprenti, peut y mettre fin à tout moment. Après leur service militaire, les apprentis peuvent demander à entrer définitivement dans le réseau (cas de la majorité d’entre eux). Les apprentis ont droit à des soins médicaux gratuits, un permis annuel sur tous les réseaux européens, et 75% de réduction pour leurs autres déplacements.

L’enseignement général est donné par les cours du soir de l’enseignement public, un fait qui durera jusqu’à aujourd’hui. Le réseau ferré, en revanche, assure la totalité de l’enseignement pratique pendant la journée, et cet enseignement comprend énormément d’ajustage et d’assemblages (lime), de forge, de perçage ou de burinage, de chaudronnerie, de dessin industriel, etc. Ce n’est qu’en 3ᵉ année que les apprentis sont placés au sein d’équipes de cheminots dans les ateliers.

Les cheminots du réseau encouragent leurs enfants à devenir apprentis, pour deux principales raisons : ils gardent leurs enfants près d’eux, dans l’entourage familial, et peuvent donc « les surveiller » (sic), d’une part, et, d’autre part, le salaire de l’apprenti est un appoint appréciable pour la famille dont, souvent, la seule ressource financière est la retraite du père qui fut cheminot.

La réorganisation de 1920.

Jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, les centres d’apprentissage des réseaux français vivent sur les acquis datant de leur création. Les principes d’organisation, de contenus, d’enseignement sont les mêmes sur l’ensemble des réseaux français d’alors, les techniques courantes étant les mêmes. Toutefois on peut constater que ceux du PO, du Midi et de l’Ouest tendent à placer plus directement et plus rapidement les apprentis dans les ateliers, alors que les autres réseaux, c’est-à-dire l’Est, le Nord, l’Etat, le PLM, ont des centres d’apprentissage nettement séparés et « étanches » mettant les jeunes apprentis à l’abri, le plus longtemps possible, du contact avec le monde rude des ateliers pour de nombreuses raisons tant psychologiques que « morales » : on craint surtout que les apprentis ne prennent, au contact des réalités du travail et des travailleurs, de mauvaises habitudes professionnelles et de pensée syndicale…

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’instauration de la journée de 8 heures et la loi Astier de 1919 ont pour conséquence de réorganiser l’apprentissage en France. Les pouvoirs publics, sous la pression sociale, améliorent très sensiblement les conditions de travail pour les emplois non qualifiés à qui, dorénavant, on accorde enfin un salaire décent et un statut. L’attrait de salaires proposés immédiatement dans le monde du travail risque de détourner les jeunes garçons de l’apprentissage dans les chemins de fer, et les réseaux sont bien obligés, malgré eux, d’offrir des conditions de travail plus attirantes pour maintenir le flux d’arrivée des apprentis.

La réorganisation de 1920 se fait selon trois principes :

Le premier principe est de « diminuer autant que possible les proportion de travail inutile faite par l’apprenti » selon la RGCF, Août 1920, p 40. Ajoutons qu’il semble inutile de spécifier que l’on vise, sans nul doute, le temps passé par l’apprenti à suivre un enseignement général ou même certains enseignements techniques jugés comme non rentables à court terme… On aura confirmation de ceci avec le deuxième principe.

Le deuxième principe repose sur le constat que « l’enfant sortant de l’école primaire est généralement saturé d’enseignement livresque ». On ne peut que rester surpris devant ce principe quand on sait le peu de livres et « d’enseignement livresque » existant à l’école primaire d’alors : les instituteurs donnaient un enseignement très concret, très pratique, basé sur l’observation des réalités quotidiennes.. Il est donc demandé aux instructeurs d’abandonner « tout enseignement académique » et de ne faire que des démonstrations pratiques. Il est intéressant de note que l’auteur du texte dénonce clairement les travaux d’atelier sur l’étau, à « caractère non industriel »,et qui démotivent l’apprenti : voilà une très intéressante recommandation qui mettra du temps à passer dans les centres d’apprentissage des chemins de fer français, y compris ceux de la SNCF des années 1970 que l’on pouvait observer (comme le fit l’auteur de ce site), où de longues heures passées à limer une pièce sur un étau étaient encore de rigueur, comme à Noisy-le-Sec en 1976.

Le troisième principe est que « l’apprenti  placé isolément au milieu des équipes d’ouvriers suit les mauvais exemples plus facilement que les bons ». Il faut donc, d’une part, toujours regrouper les apprentis, et, d’autre part, les confier à des instructeurs. Mais le rédacteur de ce texte condamne, dans les lignes qui suivent, les centres d’apprentissage trop fermés sur eux-mêmes, séparés des ateliers, et ayant « pris une allure scolaire » qui démotive les apprentis. Il conclut par la nécessité de placer les apprentis, en groupes, dans des équipes spéciales « dans un atelier vraiment industriel » et même, comme sur le réseau du PO, à leur faire effectuer des réparations complètes de locomotives. Cette voie est celle de la sagesse, mais elle demandera, dans les faits, plus d’un demi-siècle pour se faire entendre.

Cette réorganisation pose le problème du recrutement et de la formation des instructeurs. L’auteur de l’article de la RGCF reconnaît que c’est le problème le plus ardu, et que la seule manière de s’en tirer est de prendre des anciens apprentis, car le défaut habituellement constaté est que les cheminots affectés à cette tâche et ayant appris leur métier « par routine » (cas des « vieux ouvriers » et des « chefs d’équipe ») ne peuvent faire la liaison entre théorie et pratique, pour ne pas l’avoir faite eux-mêmes déjà, et ils se réfugient dans une attitude très rigide, limitant leur enseignement à de simples gestes du métier sans souci pédagogique. On notera qu’il n’est pas encore question d’une réelle formation des instructeurs : on les choisit simplement en fonction de leur passé d’apprentis, pensant que la pédagogie est, par essence, une simple reproduction des enseignements que l’on a eus enfant ! On sait, aujourd’hui, les dangers de ce genre de principe dont la seule vertu est de faire les économies d’une formation.

Les résultats et le rendement en 1920 font que, en fin de compte, l’apprentissage coûte cher et commence à être mal vu « en haut lieu » dans les réseaux. Avec environ 4000 ou 5000 apprentis, l’ensemble des réseaux français dépense 3.200.000 F par année pour les salaires, plus environ 100.000 F pour les frais généraux du système d’apprentissage. Nous avons retrouvé les statistiques financières pour 1920 : les dépenses d’exploitation des 5 grands réseaux privés totalisent 5,7 milliards de francs, et celui de l’Etat 1,4 milliard, soit un total de l’ordre de 6 milliards : le coût de l’apprentissage est de l’ordre de 0,05% des dépenses seulement. Ce chiffre serait de l’ordre de 0,18% pour la SNCF d’aujourd’hui (0,50% de la masse salariale), soit 3,6 fois plus que celui du réseau de 1920. Les machines réparées par les apprentis sont immobilisées plus longuement. Les apprentis ne devenant pas cheminots représentent une perte (ce pourcentage de perte est de l’ordre de 1%). La valeur utile du travail fourni par les apprentis est inférieure aux frais pendant les deux premières années, mais, en 3e année, cette valeur est supérieure. La qualité professionnelle des cheminots anciens apprentis est reconnue comme meilleure, mais le rédacteur de l’article paru dans la RGCF reste sceptique sur le rendement de l’apprentissage et se borne, en fin de compte, a espérer que l’amélioration du recrutement apportera ses fruits à l’avenir.

Mais on peut penser que c’est bien au lendemain de la Première Guerre mondiale, lors des difficiles années 1920, que les réseaux commencent à mettre en question l’utilité de l’apprentissage.

Un exemple : l’apprentissage sur le réseau du PO en 1920.

Le réseau du PO compte pas moins de 37 établissements dotés d’un centre d’apprentissage, répartis sur 27 localités. Les deux grands ateliers de Tours et de Périgueux forment des apprentis pour l’ensemble des spécialités correspondant à l’entretien des locomotives, voitures, et wagons. Tous les dépôts du réseau, même de moindre importance comme Ussel, Bort, Auray ou Le Blanc, ont un centre d’apprentissage. Le total des apprentis du PO atteint 1.200. Notons que, par comparaison, la région Sud-Ouest de la SNCF a seulement un établissement sur ce territoire à la fin du XXe siècle : l’annexe de Vitry.

Le recrutement se fait entre 15 et 17 ans, après une visite médicale et un examen d’entrée sommaire (dictée, calcul, lecture). La priorité est donnée aux fils de cheminots, ce qui fait que pratiquement, un enfant non issu de famille de cheminots n’a aucune chance. Un contrat est signé obligeant l’apprenti à travailler dans la compagnie au moins jusqu’à son service militaire. La 1ʳᵉ année est consacrée à l’ajustage pour la moitié du temps (le matin), le reste de la journée étant partagé entre des travaux divers d’entretien et l’enseignement général. « En 2ᵉ année les apprentis cessent d’être occupés systématiquement à l’étau » (sic) et passent à des travaux réels d’entretien, encadrés par des ouvriers. En 3 année, les apprentis encadrent ceux de 2ᵉ année ou font des stages prolongés et spécialisés en atelier.

Apprentis sur le réseau du PO, peu avant la Première Guerre mondiale, ou, peut-être, dans les années 1920. La photographie semble, toutefois, être assez “organisée” lors du passage d’un photographe, et ne semble pas vraiment représenter une réalité quotidienne.
Une classe du centre d’apprentissage de Vitry, en 1937, d’après le bulletin « Le PO Illustré ». On notera la qualité de l’équipement de la salle de classe et celle de la tenue et du comportement des apprentis.
Une autre vue d’une salle de classe prise à la même époque, non identifiée. On retrouve la même tenue soignée, la même attention. Le lieu est, ici, assez modestement installé.
Loin de les cacher, les anciennes compagnies sont fières de leurs apprentis. Ici le réseau du PO en fait la démonstration lors de l’Exposition Coloniale de 1931.
La qualité de l’apprentissage sur les réseaux français est même saluée par le célèbre « The Locomotive Magazine » anglais en 1932. Il s’agit des apprentis PO d’Orléans travaillant sur une locomotive réelle.
Toujours sur la même revue anglaise : les apprentis du PO travaillant sur une voiture réelle, à Périgueux.
La « gym » ? Très importante dans les centres d’apprentissage des anciennes compagnies. Rien à voir avec le « laxisme intello » actuel de nos lycées… diront les nostalgiques de l’ordre établi, celui de jadis. Non mais ! …

La situation à la création de la SNCF.

Lors de sa création, la SNCF ne modifie pas le système de formation des apprentis dont elle hérite des anciennes compagnies. Elle recrute, sous un régime analogue, deux catégories de personnes par la voie de l’apprentissage : les «élèves », destinés à devenir agents des gares, et les « apprentis » proprement dits, destinés à devenir ouvriers des ateliers et des dépôts, visiteurs du matériel, agents de traction, agents du Service de la voie. Une grande partie, et non plus la quasi totalité désormais, est fils d’agents SNCF du fait des majorations de points accordées lors des concours d’entrée.

Toutefois on remarque la création, en 1938, d’un “Comité central de l’apprentissage de la SNCF” qui a pour mission d’orienter et éventuellement d’unifier les solutions à adopter dans les nouvelles régions formant la SNCF en matière d’apprentissage. De nombreuses réunions entre personnels des anciens réseaux conduisent la SNCF à centraliser et à unifier son apprentissage, et à créer une gestion centralisée qui donnera des instructions aussi bien pédagogiques que de contenus à l’ensemble des régions, ceci sous l’autorité des Directeurs régionaux avec l’aide de Commissions régionales de l’apprentissage.

La SNCF, à l’époque, semble plus favorable à l’apprentissage que ne le sont des anciennes compagnies depuis 1920, et elle reste très sensible au recrutement familial. La RGCF en fait état dans un article consacré au recrutement et la formation du personnel de la SNCF (selon la RGCF, Juillet-août 1941, p. 235). et l’auteur de cet article constate, avec satisfaction, que le nombre de fils de cheminots atteint 70 à 90% des apprentis Matériel et Traction : le recrutement familial constitue une pré-selection car le désir de voir leurs enfants entrer à la SNCF est le fait des meilleurs agents, d’une part, et, d’autre part, le fait d’avoir entendu « parler chemin de fer » dès leur enfance constitue, pour les apprentis, non seulement une source de motivation mais aussi une véritable école de formation avant la lettre, et, enfin, crée une véritable solidarité professionnelle puisque s’exerçant de père en fils. En 1939 et 1940 la SNCF maintient donc le flux avec un total d’environ 4.500 apprentis répartis sur les 3 années de formation et dans une centaine de centres.

Notons que le recrutement comprend, à la création de la SNCF, une nouveauté : un examen psychotechnique avec des épreuves collectives ou individuelles destinées à déceler les aptitudes intellectuelles, psychologiques et physiologiques. Le temps des psychologues est venu…

Apprenti vérifiant l’ajustage de sa pièce, en 1937 : de longues heures, sinon des journées entières, à limer pour apprendre la maîtrise du « geste à plat » et du “trait croisé”, dans une position réglementée y compris pour les pieds posés sur le sol bien à plat et écartés.
Apprenti et son instructeur, en 1939. L’art du martelage s’apprend par une longue pratique gestuelle.

Le redémarrage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Le rapide redémarrage du réseau de la SNCF est du, pour une bonne part, aux cheminots anciens apprentis des réseaux (d’après la revue « La Route du Rail », novembre 1946, p 12) et il est vrai que les anciens apprentis forment une élite chez les cheminots, et nettement perçue comme telle. Les meilleurs apprentis, après avoir suivi des cours dits « du second degré » (selon cette revue), ont pu accéder à des postes de chef d’équipe, de contremaître, de chef d’atelier, de chef mécanicien, de sous-chef de dépôt. Beaucoup d’autres sont mécaniciens de locomotive, ouvriers spécialisés des grands ateliers et des dépôts, et ils constituent tous le « noyau du personnel ouvrier des chemins de fer » (toujours d’après la même revue).

En 1948 on trouve un total de 4830 apprentis en formation dans 91 Centres d’Apprentissage de la SNCF. Les recrutements annuels atteignent presque 2000 apprentis, et la SNCF prévoit de disposer de 108 centres capables de recruter, chaque année, environ 2230 apprentis. Le nombre maximal de centres de formation de la SNCF, en matière d’apprentissage, sera de 113 en France et les anciennes colonies, et, entre 1919 et aujourd’hui, 55.000 apprentis ont été formés (voir le message de Patrick Rouyer, en fin d’article).

Les résultats donnent plus de 90% de succès au CAP dans les filières suivantes : ajusteur-monteur (matériel roulant moteur et remorqué), chaudronnier, électricien, tourneur,  menuisier, modeleur, mouleur, peintre, sellier-garnisseur, ouvrier de signalisation. Les horaires hebdomadaires comprennent 33 heures de « travail manuel », 10 de cours théoriques, 5 de sport, soit 48 heures bien remplies qui laisseraient rêveur un parent d’élève ou un professeur d’aujourd’hui.

Selon un texte de l’époque, « la formation des jeunes gens débute par une période de préapprentissage d’un mois pendant laquelle tous les apprentis « prennent le climat de l’atelier » tout en s’initiant aux mouvements élémentaires : limer, marteler, buriner… ». Ensuite, après des essais dans diverses spécialités, les apprentis étaient orientés vers le métier répondant le mieux à leurs aptitudes et à leurs goûts. Dès la 2e année, les apprentis travaillent sur des pièces détachées réelles, et, en 3ème année, ils font des réparations intégrales sur du matériel roulant ou des équipements réels.

La formation morale est toujours l’objet d’une prise en charge réelle : propreté, ambiance de travail, camaraderie, entretiens sur un thème de morale (on ne parle pas encore de « citoyenneté », terme utilisé pour la redécouverte actuelle de cette nécessité), sens de la responsabilité, sens social, esprit d’équipe (sur le stade qui jouxte le centre d’apprentissage), instructeurs devenant compagnons de jeux, rien ne manque, même… « le chant en commun, en dehors de son intérêt artistique, est un excellent moyen de formation morale et sociale : il jaillit spontanément des poitrines sur le stade, il unit les cœurs par des émotions communes, il discipline, il forme l’esprit d’équipe. C’est une récréation saine, génératrice de foi et d’enthousiasme. » : ne sourions pas depuis notre époque actuelle cynique, car ces lignes pourraient être écrites sur la plupart des organismes d’encadrement de la jeunesse des années 1930 à 1960.

Le jour de l’embauche définitive est l’occasion d’une grande fête : les familles visitent l’atelier, admirent les chefs d’œuvre d’apprentissage (maquettes de matériel roulant, pièces diverses), et, à la fin de la cérémonie, les apprentis prononceront le « serment de l’apprenti » :

« Je suis fier d’être apprenti des chemins de fer français, je m’engage à toujours faire honneur à mon école par mon travail et ma conduite, je veux devenir un bon compagnon pour mieux servir dans mon métier ma famille et ma patrie » (Noisy-le-Sec, Matériel et traction, Admission solennelle et serment de l’apprenti, texte du 15 septembre 1943, voir l’illustration en fin d’article ci-dessous).

Ce texte est présenté comme étant celui qui  « marque l’entrée de l’apprenti dans la grande famille cheminote ». Port d’un uniforme pour les sorties avec béret, blouson à écusson et culottes courtes, port obligatoire d’un « bleu » et de chaussures de sécurité dans le CFA, cérémonie au drapeau le matin avec salut des couleurs,  rien ne manque pour créer un esprit de corps et des habitudes de pensée et de comportement qui marquent une vie entière, comme me  l’ont confié des anciens apprentis qui ont connu cette époque, et qui n’en gardent pas un mauvais souvenir d’ailleurs.

Ces années de l’immédiat après-guerre sont, sans nul doute, l’âge d’or de l’apprentissage des chemins de fer français. La prise en compte de la psychologie, de la vie en groupe, des activités sportives créent, en s’en doute, un tout autre climat qui correspond à cet engouement de l’époque pour les mouvements de jeunesse, la découverte de la société et du monde du travail. L’apprentissage est reconnu au sein d’une SNCF, qui se reconstitue après la guerre et qui part sur des données nouvelles tant techniques que sociales. Il y a une parfaite adéquation entre la SNCF et son apprentissage, mais elle sera de courte durée pour deux raisons : à partir des années 1950 le chemin de fer français entre dans une profonde et longue période de crise et de remise en question, d’une part, et, d’autre part, une profonde évolution technique (la traction électrique en monophasé de fréquence industrielle, la traction diesel de ligne, le recours à des matériaux nouveaux comme l’acier inoxydable, etc.) créera un « fossé technologique » que la qualification traditionnelle donnée aux apprentis ne leur permettra pas de franchir.

La “classe” réservée aux apprentis dans un atelier SNCF, celui de La Garenne, en 1946. Cette disposition, utilisée pour les heures de formation pratique, héritée des anciennes compagnies, était encore assez courante jusque dans les années 1970.
Les « chefs d’oeuvre d’apprentissage “, souvent sous la forme de magnifiques maquettes à des échelles fortes comme le 1/10ᵉ ou même le 1/5ᵉ, étaient courants jusque vers la fin des années 1940-1950. Ces objets inestimables allaient décorer les cheminées des grands patrons ou des salons de réception des compagnies. Presque tous sont « perdus », sauf quelques rares pièces exposées à la Cite du Train de Mulhouse ou au musée des Arts et Métiers à Paris.

Les années 1960-1980 : l’apprentissage SNCF doit-il disparaître ?

Un autre chemin de fer se crée après les années 1960, demandeur de hautes qualifications techniques de la part du personnel, et tout laisse à penser que l’apprentissage n’en fera pas partie pour cause de vétusté d’esprit et d’équipements, et d’incapacité à produire les agents de maintenance avec le niveau de qualification requis. L’apprentissage des dernières années 1960 et des années 1970 traîne derrière lui une (injuste ?) image passéiste faite d’étaux et de limes alors que l’électronique envahit le matériel roulant et les équipements de signalisation. A qui la faute ?

Entre 1975 et 1980 les stages d’instructeurs que j’ai l’honneur d’animer ont encore un effectif d’une trentaine d’instructeurs qui sont affectés dans une vingtaine d’annexes du CFA, alors que durant les années 2000 le nombre de stagiaires est de 6 à 8 pour 6 annexes ! Les décennies des années 1960 à 1980 voient une longue et lente mise à l’écart de l’apprentissage dont, dit-on, les contenus, les méthodes, et l’esprit n’ont guère changé depuis la Seconde Guerre mondiale. Les annexes ferment d’année en année : Tergnier, Amiens, Bordeaux, Périgueux, Saintes, Sotteville, Chambéry, et tant d’autres noms célèbres dans l’histoire des chemins de fer français s’effacent sur les listes des affectations des stagiaires.

La situation est telle que, durant les années 1980, un grand hebdomadaire fort lu dans le milieu cheminot, La Vie du Rail, n’hésite pas à parler de l’apprentissage SNCF au passé, le croyant définitivement supprimé ! Un mouvement de réaction se produit et oblige à une rectification sous le titre « Arpètes et fiers de l’être » avec quelques lettres de protestation de lecteurs, mais, il est vrai, on peut reconnaître, à la décharge du malheureux journaliste auteur de l’article incriminé, que beaucoup de cheminots croyaient sincèrement que l’apprentissage avait disparu.

La réalité des faits est que l’apprentissage, à l’époque, a besoin d’une profonde refonte. Formant des apprentis au niveau du CAP, il est producteur d’une qualification qui est, désormais, insuffisante par rapport au niveau technique du chemin de fer et la SNCF, dans l’urgence des besoins, doit procéder à des recrutements directs sur le marché du travail à des niveaux BEP, Baccalauréat ou BTS pour trouver le personnel dont elle a besoin dans l’ensemble de ses services de maintenance (matériel, équipements de signalisation, etc.). Ces recrutements directs font l’effet sinon d’un désaveu de l’apprentissage du moins d’un choix en faveur de solutions futures qui le contournent et en signifient la désuétude.

Cliché difficile à dater et à situer : sans doute dans les années 1930 à 1950, et il pourrait s’agir d’une visite de la hiérarchie dans un centre d’apprentissage, seul lieu à pouvoir ainsi installer un bogie de voiture dans une salle équipée d’un tableau noir. Toutefois, la présence d’une barrière type exposition, au premier plan à droite, reste difficile à expliquer.

Un curieux voyage dans le passé.

Il est vrai que la réalité, sur le terrain, ne peut que donner raison aux dirigeants de la SNCF qui font le bilan d’une institution ancienne et dépassée par les événements. Pour le formateur d’enseignants du technique et du professionnel que je suis, la surprise est grande quand je pénètre dans quelques unes de la vingtaine Annexes du Centre de formation d’apprentis (CFA) de la SNCF de 1975 : en me référant à mes Collèges d’enseignement technique de l’Education nationale de l’époque qui connaissent depuis longtemps, par exemple, la présence de véritables automobiles en réparation dans les ateliers de mécanique auto, je constate qu’il n’y a aucun matériel roulant réel, pas même un bogie ou un pantographe, mais seulement quelques pièces détachées visiblement hors d’usage qui ont été récupérées dans les ateliers voisins et qui ont été « réparées » maintes et maintes fois par les apprentis. Sur le dessus des armoires métalliques, ou alignés sur des panneaux de bois ciré, trônent quelques œuvres d’art de mécanique ou de chaudronnerie dont les formes géométriques sont loin de ressembler à des pièces de matériel roulant.

Le vrai chemin de fer est ailleurs, et des rangées d’ «arpètes » voient, par les hautes fenêtres étroites de l’atelier, passer des BB 7200 + 15000 + 22200 ou des CC 72000, mais s’adonnent toujours, par demi-journées entières, au limage + martelage + burinage de rigueur, surveillés par un « chef » posté dans un observatoire vitré dominant les établis alignés (c’est encore le cas à Noisy-le-Sec en 1976). L’assemblage « en queue d’aronde » exécuté à la lime, l’hexagone parfaitement ajusté se positionne « sans jour » 6 fois de suite par rotation dans l’hexagone en creux : voilà des choses que j’ai vues et sincèrement admirées. Mais à quoi servaient-elles, en dehors de leur témoignage d’une rare maîtrise ?

L’auteur de cet article met les pieds dans une “annexe” du Centre d’Apprentissage, celle de Noisy-le-Sec, en 1976, accompagné par deux cadres SNCF et fraîchement accueilli par un “chef” qui a vieilli dans les ateliers du centre et qui voit, d’un oeil impavide, cette délégation hiérarchisée débarquer dans ce qu’il considère comme étant son chez lui. Rien à faire, il ne sourit pas, ne dit pas un mot. L’auteur de cet article, déjà passionné par le chemin de fer, et désignant la remise des locomotives que l’on voit au loin, se lance dans l’éloge des locomotives “Mountain” de l’Est, dites les « 41.000 ». Le regard du récalcitrant, bouche bée, se tourne, alors vers moi : « Les 41.000, Monsieur ? Vous savez ce que c’est ? Mais… vous êtes des nôtres ! ». Ouf….

Tous n’étaient pas sur ce modèle, et quelques jeunes responsables d’annexe, nouvellement nommés dans le courant des années 1980, essayent cependant de briser les barrières existant entre l’annexe et les ateliers, préconisent une pédagogie ouverte sur le métier de cheminot et sur la réalité professionnelle, organisant même des visites d’installations ferroviaires ou encourageant l’installation de réseaux de trains miniatures dans le foyer des apprentis, mais ce n’est, toujours, qu’en 3ᵉ année que les apprentis ont le droit, enfin, d’aller « tâter du vrai chemin de fer » et de recevoir, enfin, la formation qu’ils attendent depuis deux années. Les responsables des annexes de l’époque, tout comme les instructeurs, reconnaissent que l’apprentissage devrait changer mais, comme leur présence dans l’apprentissage n’est qu’un bref moment de leur carrière, ils n’investissent guère dans une tâche dont l’ampleur les dépasserait, surtout  pour rénover une filière dont on a tout lieu de penser qu’elle disparaîtra à brève échéance.

Années 1950 ou 1960 peut-être : nous sommes au centre d’apprentissage SNCF du Moulin-Neuf. Sur la gauche : un apprenti particulièrement jeune.

Les raisons de cette mise à l’écart.

Les raisons sont humaines, pour commencer. L’origine de cette situation de dévalorisation peut se trouver dans le statut même de l’apprentissage SNCF de l’époque dont les cadres et les instructeurs sont souvent considérés (à tort, mais le préjugé persiste) comme étant « sur une voie de garage », mais aussi dans un conservatisme professionnel désabusé qui finit par prendre pied chez certains instructeurs âgés dans les salles de classe et les ateliers des annexes du CFA. Il faut aussi dire que l’apprentissage véhicule avec lui une donnée forte du chemin de fer et dont la SNCF des années 1960 ne veut entendre parler à aucun prix : le passé.

Pour me souvenir de quelques uns (quelques uns seulement !) de mes instructeurs-stagiaires des dernières années 1970, la SNCF ne m’envoyait pas toujours ce qu’elle pouvait trouver de meilleur, en matière de motivation pour l’apprentissage, au sein de ses équipes de production : il arrivait que quelques stagiaires étaient purement et simplement désignés d’office et n’avaient aucun désir de s’engager dans cette voie qu’ils considéraient comme une parenthèse improductive dans leur carrière, tandis que d’autres finissaient par avouer qu’ils étaient là « parce que leur chef avait estimé qu’ils étaient incapables d’être ailleurs » ou que « à l’apprentissage, les bêtises qu’ils feraient auraient moins de conséquences pour l’entreprise », etc. Mais, et je tiens à le préciser formellement, toutes les années de stage que j’ai assurées pour la SNCF depuis 1975 m’ont toujours permis de rencontrer une quasi totalité d’instructeurs très performants et très motivés : c’était plutôt la SNCF des années 1970 et 1980 qui parfois les sous-employait.

Des raisons liées à l’évolution de l’entreprise SNCF sont présentes, aussi. La SNCF de l’époque était, il faut le dire, elle-même prise dans une situation très difficile. N’oublions pas que le chemin de fer des années 1960 et 1970 était condamné et devait disparaître, tant économiquement que techniquement : aux yeux de certains politiques, grand pourfendeurs de « l’éternel déficit “. Rappelons, si nécessaire, que l’Excédent brut d’exploitation (EBE) de la SNCF a toujours été bénéficiaire depuis 1938 et que ce prétendu « déficit » a toujours représenté les charges que l’Etat s’était engagé à prendre sur lui, comme pour d’autres secteurs du transport et d’activités publiques nationales. La SNCF et ses trains (forcément à vapeur, sales et en retard) est considérée une survivance archaïque maintenue en survie grâce à l’inertie de l’Etat et à un syndicalisme de défense. Non : les Français de l’époque n’aiment pas leur chemin de fer ni leurs cheminots, et ne jurent que par l’automobile et l’avion « facteurs de progrès et de liberté ». Dans un tel climat, on comprend que la SNCF ne puisse qu’appliquer à elle-même et à ses dépenses internes les mêmes restrictions que la nation lui impose.

Dans cette triste époque (celle qui précède la reconstruction du chemin de fer par le TGV devant l’opinion publique et dans la réalité des transports en matière de performances) la SNCF est l’objet d’une forte pression de la part de la technocratie moderniste et des pouvoirs publics, et elle doit faire des choix, et amputer tout ce qui n’est pas directement lié à la production de bénéfices immédiats.

On comprend que des structures anciennes empreintes de générosité pédagogique et humaine, de valeurs morales, d’ « esprit cheminot », d’investissements non immédiatement rentables puissent irriter fortement les « décideurs » et les gestionnaires qui avaient pour tâche ingrate de redresser une grande entreprise nationale dont tout le monde, à l’époque, lobby automobile en tête, voulait explicitement et ouvertement la mort. Certains cadres Matériel et Traction, qui terminent leur carrière à la direction du CFA (département MGP2, puis MHF1) prennent une retraite amère, quittant un apprentissage auquel ils étaient attachés et dont ils étaient persuadés qu’ils venaient d’en vivre les dernières années.

Des raisons techniques existent aussi. Il est important de reconnaître que le nouveau matériel roulant engagé à l’époque se distinguait par une fiabilité et une longévité telles que sa maintenance demandait infiniment moins de personnel et d’heures de travail que par le passé. Le TGV demande d’emblée une maintenance dont le coût est de 40% inférieur à celui du matériel classique pour une capacité supérieure de 40%, par exemple, alors que, pour les BB-15000 ou les voitures Corail, le temps passé en atelier est infime comparé à celui du matériel des années d’après-guerre : il est donc vrai que la SNCF des années 1980 a moins besoin de maintenance, et, surtout, elle a besoin d’une toute autre maintenance, à haute qualification.

Les connaissances très sommaires en électricité enseignées dans le CFA pèsent très peu en face de ce qu’exigent des équipements en électronique de puissance des TGV ou des Z2, et les bogies des voitures Corail n’ont que faire de l’art des ajustements à la lime exigé par les glissières des boîtes d’essieu du Y-16…

La révolution des années 1990 et l’apprentissage de nouveau au cœur des enjeux de la formation.

A la fin du XXe siècle, l’apprentissage se retrouve à nouveau au cœur des enjeux concernant les processus de formation de la SNCF. Dès mars 1986 s’engage une réflexion, au niveau de MGP2 sur l’évolution des formations professionnelles et de l’apprentissage, ceci sous l’impact de la volonté politique des pouvoirs publics de redonner à l’apprentissage en France un nouveau statut de filière noble, avec une reconnaissance de la technologie comme élément de culture à part entière, une reconnaissance des filières professionnelles et leur rénovation, une ouverture de l’Education nationale sur l’entreprise et la vie active.

Durant ces décisives années 1990, François Lacôte est à la tête de Matériel qui est la seule direction, à la SNCF, à avoir conservé son CFA et, avec son équipe, il remet tout en jeu et assigne à l’apprentissage de prouver sa valeur et ses capacités, et de faire preuve d’esprit d’innovation et de remise en question. Ce pari fort porte immédiatement ses fruits et l’équipe dirigeante du CFA retrousse ses manches dans un climat totalement différent.

Dès les années 1990 la direction du CFA, installée dans des locaux neufs à Villeneuve-Saint-Georges en 1997. engage un travail de réflexion sur le référentiel du Baccalauréat professionnel de l’Education nationale. Je propose à la direction du CFA d’avoir recours à Jean-Pierre Martin, formateur de professeurs d’enseignement technique et professionnel à l’Education nationale, Inspecteur pédagogique régional, et lui-même un des créateurs du Bac professionnel en France : sous son impulsion, immédiatement, une grande mutation s’opère. Un Bac Professionnel de maintenance (option : systèmes ferroviaires) spécialement conçu pour la SNCF est mis en place en collaboration avec l’Education nationale. Les 6 annexes encore existantes (Bischeim, Hellemmes, Le Mans, Oullins, Villeneuve-St-Georges, Vitry-sur-Seine) sont immédiatement impliquées dans ce mouvement et leurs équipes sont l’objet d’une véritable conversion pédagogique et professionnelle avec une approche pluritechnique et systémique, liée à l’évolution des systèmes ferroviaires. L’arrivée d’Alain Boutou à la Direction de la formation de la Direction du Matériel donne l’impulsion définitive et la mise en place des moyens nécessaires. Les choses vont évoluer très rapidement, et, en quelques années, l’apprentissage est profondément transformé (d’après la “Note sur l’évolution des formations professionnelles” de la Direction du Matériel, MGP2, en date du 24 mars 1986

  • 1987-1989 : dernière promotion d’apprentis ayant un CAP de mécanicien d’entretien.
  • 1988-1990 : première promotion d’apprentis dotés du BEP Maintenance.
  • 1993 : dernière promotion d’apprentis dotés du BEP Maintenance (sauf pour l’annexe de Périgueux).
  • 1993-1995 : première promotion d’apprentis ayant un Baccalauréat professionnel Maintenance MSMA.

Une pédagogie par alternance est mise en place avec recours à des tuteurs choisis dans les équipes d’agents de production des ateliers de la SNCF : l’apprenti est intégré à ces équipes lors de stages pouvant avoir une durée de 1 à 4 semaines. Le tuteur, élément important de la formation de l’apprenti, devient son interlocuteur privilégié et lui transmet son savoir faire : enfin la barrière historique élevée entre le centre d’apprentissage et l’atelier est levée…

Les apprentis signent désormais un contrat de 2 ans qui est un contrat de travail (salarié) par lequel la SNCF s’engage à assurer une formation professionnelle méthodique et complète, dispensée partiellement en CFA et partiellement dans l’entreprise même. A l’issue du contrat, l’apprenti peut intégrer la SNCF pour un emploi dans l’un des 60 établissements de maintenance du matériel roulant. Les meilleurs apprentis peuvent poursuivre leur formation et préparer un BTS de maintenance industrielle leur ouvrant la voie à des postes de maîtrise.

L’apprentissage à la SNCF : un « ascenseur social », donc ?

Dans beaucoup de grandes entreprises, et même à la fonction publique, si l’on entre avec un faible niveau universitaire ou de qualification, et si l’on veut progresser par la voie interne, on se heurtera à d’infranchissables barrières interdisant l’accès à une catégorie supérieure. La SNCF est, en revanche, une des très rares entreprises offrant une réelle possibilité de carrière permettant d’en gravir tous les échelons depuis la base jusqu’au sommet de la hiérarchie soit par concours interne soit par promotion.

C’est ainsi qu’il faut noter que, par tradition au chemin de fer, l’apprentissage a toujours permis à des apprentis entrant avec un niveau de qualification élémentaire de devenir non seulement cadre, mais même cadre supérieur. A l’époque, et à la Direction Matériel et traction, la répartition des apprentis dans les collèges est la suivante, d’après les chiffres donnés à l’époque par Michel Bou, service des statistiques de la Direction du Matériel :

COLLEGESMATERIELTRACTION
Exécution28173718
Maîtrise175079
Cadres534511
Cadres supérieurs2728

Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, l’apprentissage n’est donc nullement un vœu à vie prononcé en faveur de l’exécution, puisque, particulièrement au Matériel, pratiquement un apprenti sur deux a quitté le collège de l’exécution, et un sur cent est devenu cadre supérieur, c’est-à-dire a accédé au sommet hiérarchique de l’entreprise.

La réalité de l’apprentissage SNCF pour le début du 21e siècle.

Avec l’aide d’Alain Boutou (voir toujours la note SNCF du 24 Mars 1986 citée ci-dessus), nous apprenons que le 8 juillet 1998 un accord collectif sur la formation à la SNCF a été signé avec l’ensemble des organisations syndicales (sauf SUD-Rail) avec trois objectifs prioritaires : la qualité du système de formation, l’insertion des jeunes en participant à l’effort national d’insertion professionnelle et en répondant aux besoins de compétences nouvelles de l’entreprise, et l’évolution professionnelle des cheminots.

Nous retiendrons les lignes suivantes : « Permanents ou occasionnels, les tuteurs représentent une richesse pour l’entreprise. La fonction de formateur, considérée comme une étape de leur parcours professionnel, leur permet de développer des compétences particulières qu’il convient de valoriser dans la suite de leur carrière, qu’ils retournent dans leur métier d’origine ou qu’ils poursuivent une carrière transverse. »

Cette reconnaissance de la valeur professionnelle de tout action de formation est essentielle, et admet que la fonction d’instructeur à l’apprentissage  requiert, plus que jamais, une parfaite compétence professionnelle, d’une part, et, d’autre part, sera un élément de valorisation professionnelle. L’apprentissage est donc bien un élément dynamisant dans une carrière, et le travail ne manquera pas pour les futurs instructeurs ou tuteurs, dans la mesure où cet accord prévoit le recrutement d’environ 1.000 apprentis par an (contrats d’apprentissage ou de qualification).

On ne peut, à l’époque, que se réjouir de ces perspectives nouvelles et décisives que l’on n’aurait même pas espérées il y a quelques décennies auparavant, et qui feront que l’apprentissage, qui a accompagné le développement des chemins de fer en France pendant près de deux siècles, sera encore partie prenante de la grande aventure technologique que sera le chemin de fer de notre 21e siècle.

Et aujourd’hui ? Le “Technicampus” et Le Mans.

En 2008, une importante décision est prise par la SNCF avec la création de son « Technicampus » assurant, désormais et au Mans, une grande partie de sa formation, dont l’apprentissage Matériel, tandis que pour SNCF Réseau, ce sont les Campus de Nanterre , de Bordeaux-Begles et de Lyon-St Priest qui assurent les formations pour les métiers de la Circulation Ferroviaire, de la Maintenance et des Travaux. Les apprentis croiseront les ingénieurs, et environ 500 à 600 personnes seront en formation chaque jour sur le site, encadrés par une centaine de formateurs. L’objectif de la SNCF, comme elle l’a annoncé dès les dernières années 1990, est à la fois de rénover et rationaliser ses structures de formation tout en rassemblant dans un même lieu tous les échelons de la maintenance, de l’apprenti à ingénieur. La CGT fait remarquer que « la construction de ce centre national de formation aboutira à la fermeture des six unités de formation du matériel existant actuellement » et conduira à « la réduction des effectifs de 72 cheminots chargés d’assurer la formation à 25 ou 28 formateurs ». En effet, nous sommes loin très loin même, de l’époque des années 1950 où 91 centres de formation d’apprentis existaient dans toute la France, mais on ne peut nier que l’évolution technique du chemin de fer français, notamment avec le TGV, a poussé l’apprentissage depuis le CAP jusque au-delà du niveau de baccalauréat, rapprochant les apprentis des ingénieurs et les faisant atteindre un niveau de qualification que jamais l’époque de la vapeur n’aurait laisser soupçonner. Ainsi le monde, et le chemin de fer, a définitivement changé. Faut-il le regretter ?


Pour finir sur un RARE document caractéristique de son époque : 1943

Nous tenons à ajouter un message reçu d’un lecteur de cet article, François Kientzler, qui nous autorise à le publier en citant son nom :

Bonjour,

Vous avez anticipé par votre article sur l’apprentissage, une  suggestion que j’allais vous faire. J’ai découvert des aspects que j’ignorais malgré mes trois années d’arpète.

Je ne peux que souscrire à l’esprit général du texte sur l’ambiance et  le décalage technique de l’apprentissage par rapport au chemin de fer “réel”. Mème si cette forme d’éducation était difficile à supporter en tant qu’adolescent, l’honnêteté m’oblige à admettre que la rigueur érigée en principe m’a servi toute ma vie professionnelle. Mon année de service militaire était beaucoup “cool” que mes années d’apprentissage.

Je partage quelques souvenirs de mes années d’arpète. Je vous cadre l’apprentissage de Bischheim en 1974. Deux  bâtiments  dans le grand atelier, un type industriel pour la pratique, un plus récent pour les cours théoriques, les deux entourés par des voies encombrées de vieux wagons qui feraient aujourd’hui le bonheur de tout musée ferroviaire. Dans l’atelier pratique, des alignements d’établis (nous étions 70 arpètes), une partie réservée aux cours d’électricité et de pneumatique, une autre pour les machines-outils (la plus récente datait de 1944, sans aucun dispositif de sécurité), la forge et les vestiaires. Les méthodes d’instruction et le matériel c’était « retour vers le futur »…Nos instructeurs correspondaient parfaitement à votre article, des “anciens” qui manifestement connaissaient parfaitement leur métier, mais sans le début du soupçon de la moindre pédagogie pour la majorité. Un d’entre eux, ancien champion de boxe SNCF, avait la fâcheuse tendance à confondre notre tète avec un “punching-ball” lors du moindre écart. Dur à supporter à 15 ans!

Nous avons limé, limé, limé, mais pas que, mais à  la fin, nous n’étions pas franchement mauvais en mécanique, soudure, tôlerie, électricité, tournage, fraisage, dessin industriel, etc, et le tout avec une exigence de rigueur très SNCF. A l’époque en 1977, nous passions le CAP de mécanicien d’entretien, quasiment en touriste, tant le niveau était faible par rapport à nos examens semestriels. Il faut dire que suivant les notes, nous pouvions accéder aux “cours sup”, et (sauf erreur) le premier tiers du classement bénéficiait d’une position supérieure lors de notre admission au cadre permanent. Les séjours de vacances pour apprentis mériteraient à eux seuls tout un chapitre, un autre monde…….

Avec le temps, les bons souvenirs restent, les mauvais s’effacent, mais une chose est certaine, si les méthodes d’enseignement ont heureusement évolué, l’apprentissage SNCF de l’époque était dur , mais diablement efficace pour former des gens “carrés” comme la sécurité du chemin de fer l’exige. Jamais je n’aurais effectué ma carrière à la SNCF sans mes années de “purgatoire” à l’apprentissage!

Bonne soirée Mr Lamming

François Kientzler

Et nous voulons aussi citer l’avis de Patrick Rouyer, lui aussi cheminot, et qui a suivi avec attention l’action à laquelle j’ai participé dans les années 1975-2003:

Merci pour cet article concernant l’apprentissage et retraçant un siècle et demi de formation aux geste de maintenance dans le ferroviaire. Je me suis reconnu à plusieurs moments dans ton récit, la lime bien sûr pour la maîtrise du geste à plat et du trait croisé, je me suis rappelé du sciage où nous commencions par apprendre le geste aller lent et retour rapide avec une lame retournée sur sa partie sans denture. Les belles photos des différents centres d’apprentissages des anciens réseaux m’ont fait penser à ce congrès au Mans des 4A (Association Amicale des Anciens Apprentis) que nous avions préparé avec les frères LOUET en allant chercher dans les archives historiques du SARDO des perles concernant les CFA. Je voulais rappeler ici l’adresse d’un très beau site de Gérard PARRAMON qui concentre toutes les promos d’apprentis de 1919 à aujourd’hui avec près de 55 000 arpets dans 113 centres de formation en France et départements des colonies : http://gparam.free.fr/index2.html


Autre chose : ce sont deux apprentis qui ont reçu de la part du Président de la République Vincent AURIOL la Croix de Chevalier de la Légion d’Honneur remise à la SNCF en récompense des services rendu durant la seconde guerre le 4 mai 1951.

Je garde en mémoire les très bons conseils que nous avait prodigués Jean Pierre MARTIN dans les années 1990 que tu cites dans ton exposé mais aussi ceux de de Jean SIMONETTI avec Philippe COURONNE qui nous avaient permis de réaliser nos premières guidances sur le WC TGV PSE, la porte TGV, le disjoncteur DBTF et le réchauffeur AVIALEX. Je garde aussi un excellent souvenir de notre réunion pédagogique dans le Nord en gare de Lille, à la mine de Lewarde et pour finir avec le train de la baie de Somme.

Arpet un jour, Arpet toujours…

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