La science de l’eau : les locomotives la réclament avant les consommateurs d’aujourd’hui.

Devenue une question importante pour les utilisateurs du robinet aujourd’hui, la qualité de l’eau est un très ancien problème pour le chemin de fer. Dès les débuts de l’aventure ferroviaire, vers le milieu du XIXe siècle, se met en place une véritable science de l’eau pour empêcher l’entartrage et la dégradation rapide des chaudières des locomotives à vapeur. En France la solution est trouvée par Louis Armand et son célèbre T.I.A, mais c’est bien tard, et seulement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La locomotive à vapeur est en train de quitter la scène mondiale et seules les toutes dernières générations de locomotives profiteront du fruit de cette recherche.

Ci-dessus : deux vues de la prise d’eau, moment inséparable de la conduite de la locomotive à vapeur pendant un siècle et demi. En haut une 151-A du PLM et « son » château d’eau et en bas un « geste du métier» éternel sous la grue hydraulique, les deux clichés datant des années 1950.

Une civilisation de l’eau ? D’abord pour et par le chemin de fer.

Les chemins de fer vont créer, avec leur développement, une véritable civilisation de l’eau, avec l’art de la capter, de la transporter parfois sur de longues distances, de la filtrer, de la traiter chimiquement, et surtout de l’utiliser. Autour des dépôts et des gares, les sources, les fleuves et les rivières vont être mis à contribution. Des ingénieurs vont construire des stations de pompage pour les grands dépôts et les grandes gares, poser des kilomètres de canalisations, installer des grues hydrauliques pour le remplissage rapide des tenders.

Pour les usagers quotidiens de l’eau pendant les siècles qui ont précédé le chemin de fer, l’eau, c’est de l’eau, tout simplement, et on la boit ou l’on se lave avec (ou non si elle est sale), et l’eau sert indifféremment pour tous les usages de la vie, depuis les travaux agricoles jusqu’à la maçonnerie, prise telle qu’elle est, là où elle veut bien apparaître. Pour le chemin de fer, il n’en est pas de même, et toutes les eaux ne se valent pas. L’eau est de qualité inégale selon la nature des sols, et les ingénieurs vont se mettre à connaître l’eau, sa composition, à connaître les terrains, pour repérer les sources ou les cours d’eau qui fournissent une eau appropriée et exempte de minéraux destructeurs des tubulures et des foyers des locomotives. Les ingénieurs estiment, au temps de la locomotive à vapeur, qu’une eau est convenable quand elle laisse moins de 250 g/m3 de résidus après évaporation. Le problème des dépôts et des incrustations dans les boîtes à feu et les tubes des chaudières conduit très rapidement, en quelques années, à leur destruction si l’on ne procède pas, dans les dépôts, à de fréquents et pénibles détartrages effectués la main par des hommes d’équipe.

Château d’eau avec réservoir de 200 m3 de la compagnie du PO. Document G. Humbert dans son « Traité des chemins de fer» paru en 1891.
Prise d’eau dans une rivière, document paru dans le même ouvrage.
Machinerie fixe avec pompe alimentant un château d’eau, toujours dans le même ouvrage.
L'eau, richesse inépuisable et gratuite, croyait-on jadis.
Grue hydraulique, d’après un dessin datant de 1883 (cours de chemin de fer de Sévène).
Prise d’eau en marche sur le réseau de l’État dans les années 1930. Sous influence technique anglaise, ce réseau fut, à notre connaissance, le seul en France à pratiquer cette technique.

La consommation d’une locomotive.

Les ingénieurs comptent environ cinq litres d’eau par mètre carré de surface de chauffe, et par heure de fonctionnement, pour une locomotive. C’est ainsi que les 35 m³ du tender d’une “Pacific” sont promptement avalés en deux à trois heures de route et sur approximativement 250 km, soit une consommation pouvant atteindre dix à douze tonnes d’eau pour 100 km, soit, pour parler en termes de consommation automobile, un bon 14 000 à 15 000 « litres au cent kilomètres » ! Cette consommation d’eau varie selon les locomotives, le profil de la ligne, le poids du train, la qualité de la conduite, et l’on peut y ajouter la consommation de cinq à huit tonnes de charbon !

Il a fallu donc prévoir de nombreux points d’alimentation en eau, environ tous les 20 à 30 km sur les lignes, et sélectionner localement les sources pour leur qualité et leur pureté.

C’est par l’injecteur que commence la consommation d’eau de la locomotive. Ici le fameux injecteur Giffarf. Il remplace, par son haut débit et sa force, les anciennes pompes qui fournissaient l’eau en fonction de la vitesse, donc peu en rampe, et rien à l’arrêt !
Raccordement des conduites d’eau entre la locomotive et son tender.
Le circuit de l’eau dans la locomotive. La chaudière tubulaire augmente la surface d’échange entre les gaz chauds provenant du foyer et l’eau de la chaudière.
Document datant de 1891 tiré du traité de Demoulin.
Vue prise à l’intérieur d’un foyer de 141-R, orientée vers l’avant et vers le haut. Les tubes sont, conformément à la pratique de Marc Seguin, glissés dans les orifices de la plaque tubulaire puis martelés pour former une collerette circulaire : les tubes en se dilatant ne font qu’augmenter l’étanchéité de l’ensemble. Stephenson emboitait les tubes sur des collerettes forgées sur la plaque tubulaire : à la dilatation, des fuites se produisaient.
Plaque tubulaire à l’avant de la chaudière, sous l’échappement et la cheminée. Les collerettes sont bien solidaires des tubes qui, en se dilatant, augmentent l’étanchéité.

L’entartrement des chaudières.

L’eau qui sert à l’alimentation des locomotives est quelquefois bourbeuse : le sable et la terre qu’elle contient se déposent à l’intérieur des chaudières. En outre, la plupart des eaux, même très claires, renferment en dissolution des substances solides : c’est ainsi que le carbonate de chaux (la craie) et le sulfate de chaux (la pierre à plâtre) existent fréquemment dans les eaux les plus limpides, en proportions variables. Ces substances restent dans la chaudière quand l’eau se vaporise, et en tapissent les parois intérieures. C’est surtout le sulfate de chaux qui forme les dépôts durs et adhérents, beaucoup plus nuisibles que les dépôts bourbeux ou pulvérulents, qui sortent avec l’eau quand on vide la chaudière. Le sulfate de chaux a la propriété spéciale d’être d’autant moins soluble que l’eau est plus chaude.

La proportion des matières solides dissoutes, que l’on mesure par l’évaporation de l’eau, est très variable. Certaines eaux, exceptionnellement pures, ne contiennent que quelques centigrammes de matières solides par litre. Très fréquemment, il est de 20 à 30 centigrammes par litre, mais peut atteindre jusqu’à un gramme et au-dessus : dans ce cas, on n’emploie des eaux aussi impures que par absolue nécessité. Dans les chaudières, les matières solides abandonnées par l’eau forment des poudres, des boues et des croûtes dures. Les croûtes recouvrent le foyer et les tubes et rendent plus difficile la transmission de la chaleur. En effet, le métal en contact avec le feu et les gaz chauds ne touche plus l’eau, si bien qu’il s’échauffe trop et risque de s’altérer.

Certaines eaux d’alimentation tiennent en dissolution du sel marin, qui se concentre dans l’eau de la chaudière, et une proportion de sel un peu forte gêne la production de la vapeur : l’eau devient mousseuse, et cette mousse, entraînée par la vapeur, remplit les cylindres d’eau tandis que la chaudière se vide. Quand on est obligé d’employer des eaux contenant du sel, il faut, par de fréquentes vidanges de la chaudière, empêcher la solution de se concentrer jusqu’à produire cet effet. Le chlorure de magnésium, qui existe dans l’eau de mer avec le chlorure de sodium, se décompose à la température de l’eau des chaudières, en donnant de l’acide chlorhydrique, qui attaque les tôles.

La qualité de l’eau est sujette à caution. Ici la 241-P-4 complète son plein sur la ligne 4 de l’Est. La qualité de l’eau sur les tables de la voiture-restaurant CIWL placée en tête, est, sans doute, meilleure…
Le gaspillage de l’eau, du temps de la vapeur, n’était pas un problème écologique. On attendait que l’eau déborde, et même longuement, pour être certains que les caisses à eau étaient bien remplies. Cliché Loco-Revue, pris sur la banlieue nord, années 1960.

Le recours aux désincrustants.

Chauffeur surveillant en permanence le “tube” du niveau d’eau. Nous sommes sur une 241-P. La position curieuse du “Flaman” que le mécanicien doit regarder de loin traduit un encombrement de la devanture. Cliché Pierre Debano.

Certains produits, appelés désincrustants, mis dans l’eau des chaudières, empêchent les dépôts solides d’adhérer aux tôles. Non seulement ces substances empêchent les incrustations de se former, elles décapent les tôles entartrées. Mais ils donnent lieu, alors, à la formation de poudres ou de boues, au lieu de croûtes dures et adhérentes. La fécule de pomme de terre est le plus simple de ces désincrustants à action mécanique.

Du carbonate de soude, dissous dans l’eau d’alimentation, décompose le sulfate de chaux : il se forme un dépôt de carbonate de chaux, moins dur que le sulfate de chaux, et il reste en dissolution du sulfate de soude, qui est un sel fort soluble.

Le réseau de l’Est emploie, comme liquide “antitartrique”, une dissolution d’aluminate de baryte, qui donne, étant chauffée avec le carbonate et le sulfate de chaux, trois sels insolubles : l’aluminate de chaux, le carbonate de baryte, le sulfate de baryte. La précipitation a lieu dans la chaudière, mais ne produit que des dépôts boueux, faciles à extraire. La dissolution est versée dans le tender, à raison d’environ 10 g de dissolution par degré hydrotimétrique de l’eau, pour chaque mètre cube d’eau dépensée. Quelle que soit la dose introduite dans la chaudière, l’aluminate de baryte ne donne pas lieu à des émulsions et à des entraînements d’eau : on peut donc employer en une seule fois la quantité de solution nécessaire pour la consommation d’eau de plusieurs jours.

Louis Armand et le T.I.A.

C’est à la suite d’une mission envoyée en Amérique en 1938 que le Traitement Intégral Armand est mis au point entre 1940 et 1941. Cette mission a constaté l’intérêt offert par l’épuration des eaux pour réduire les frais d’entretien des chaudières, réduction qui avait atteint des chiffres de 50 à 65 %. La SNCF a mis au point et généralisé le TIA sous l’impulsion de l’ingénieur Louis Armand. Ce système consiste à introduire dans l’eau d’alimentation, à l’aide d’un distributeur automatique ou doseur, un désincrustant dénommé APP, qui est composé de carbonate de soude, de phosphate de soude, de soude caustique et de tanin. Son principe est basé sur l’action physico-chimique des tanins, en milieu sodé et à la température des chaudières, sur les sels incrustants de calcium. En cours de route l’équipe de conduite doit manœuvrer, tous les 50 km environ, une vanne d’extraction. Le rendement est tel qu’une locomotive peut rouler plus d’un mois après un lavage de chaudière, au lieu d’un maximum de dix jours auparavant, et l’économie de combustible est de 2 à 3 % par suite du meilleur rendement des chaudières.

Il est à noter que Louis Armand est Directeur Général Adjoint de la SNCF en 1946, puis Directeur Général à partir de 1949, et l’histoire retiendra de lui la place de choix prévue pour la traction électrique et le développement des grandes électrifications en courant monophasé de fréquence industrielle 25000 v 50 Hz dans le Nord et l’Est de la France. Mais Louis Armand est aussi l’homme qui commande les 1 323 locomotives à vapeur 141 R à l’industrie américaine à la fin de la guerre, car l’urgence est d’abord d’assurer le redémarrage du réseau et la reprise économique.

Très ancienne photographie prise dans les années 1860 à Chantilly-Gouvieux, provenant de la documentation personnelle de Jules Petiet, alors directeur du réseau du Nord. L’habillage en bois protège la cuve du gel, mais est plutôt pratiqué dans les pays neufs et en montagne.
Château d’eau monumental et très germanique situé à Metz, près de la fameuse et magnifique gare due à l’architecte allemand Jürgen Kröger, construite en 1908.
Curieux quadruple château d’eau vu à Bordeaux, construit dans les années 1880.
Peu élégant château d’eau d’un type très répandu au Royaume-Uni, notamment sur le Great Western Railway.
Château d’eau type anglais présent sur le réseau du Sierra-Leone dans les années 1930.
Restes d’un curieux château d’eau double découverts sur le réseau de l’Uruguay dans la gare de Mal Abrigo par Pierre Engelking. Même le poteau électrique est triste.

2 réflexions sur « La science de l’eau : les locomotives la réclament avant les consommateurs d’aujourd’hui. »

  1. Bonjour Mr Lamming.
    Je ne pourrais jamais assez saluer la pertinence et le contenu de vos articles.
    Cela apporte une lumière essentielle sur le monde de la traction ferroviaire.
    C’est tellement précieux.

    1. Merci beaucoup pour votre commentaire qui est un véritable encouragement pour moi et qui me touche beaucoup. Bien cordialement à vous. Clive.

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