Devenue une question importante pour les utilisateurs du robinet aujourd’hui, la qualité de l’eau est un très ancien problème pour le chemin de fer. Dès les débuts de l’aventure ferroviaire, vers le milieu du XIXe siècle, se met en place une véritable science de l’eau pour empêcher l’entartrage et la dégradation rapide des chaudières des locomotives à vapeur. En France la solution est trouvée par Louis Armand et son célèbre T.I.A, mais c’est bien tard, et seulement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La locomotive à vapeur est en train de quitter la scène mondiale et seules les toutes dernières générations de locomotives profiteront du fruit de cette recherche.


Une civilisation de l’eau ? D’abord pour et par le chemin de fer.
Les chemins de fer vont créer, avec leur développement, une véritable civilisation de l’eau, avec l’art de la capter, de la transporter parfois sur de longues distances, de la filtrer, de la traiter chimiquement, et surtout de l’utiliser. Autour des dépôts et des gares, les sources, les fleuves et les rivières vont être mis à contribution. Des ingénieurs vont construire des stations de pompage pour les grands dépôts et les grandes gares, poser des kilomètres de canalisations, installer des grues hydrauliques pour le remplissage rapide des tenders.
Pour les usagers quotidiens de l’eau pendant les siècles qui ont précédé le chemin de fer, l’eau, c’est de l’eau, tout simplement, et on la boit ou l’on se lave avec (ou non si elle est sale), et l’eau sert indifféremment pour tous les usages de la vie, depuis les travaux agricoles jusqu’à la maçonnerie, prise telle qu’elle est, là où elle veut bien apparaître. Pour le chemin de fer, il n’en est pas de même, et toutes les eaux ne se valent pas. L’eau est de qualité inégale selon la nature des sols, et les ingénieurs vont se mettre à connaître l’eau, sa composition, à connaître les terrains, pour repérer les sources ou les cours d’eau qui fournissent une eau appropriée et exempte de minéraux destructeurs des tubulures et des foyers des locomotives. Les ingénieurs estiment, au temps de la locomotive à vapeur, qu’une eau est convenable quand elle laisse moins de 250 g/m3 de résidus après évaporation. Le problème des dépôts et des incrustations dans les boîtes à feu et les tubes des chaudières conduit très rapidement, en quelques années, à leur destruction si l’on ne procède pas, dans les dépôts, à de fréquents et pénibles détartrages effectués la main par des hommes d’équipe.





La consommation d’une locomotive.
Les ingénieurs comptent environ cinq litres d’eau par mètre carré de surface de chauffe, et par heure de fonctionnement, pour une locomotive. C’est ainsi que les 35 m³ du tender d’une “Pacific” sont promptement avalés en deux à trois heures de route et sur approximativement 250 km, soit une consommation pouvant atteindre dix à douze tonnes d’eau pour 100 km, soit, pour parler en termes de consommation automobile, un bon 14 000 à 15 000 « litres au cent kilomètres » ! Cette consommation d’eau varie selon les locomotives, le profil de la ligne, le poids du train, la qualité de la conduite, et l’on peut y ajouter la consommation de cinq à huit tonnes de charbon !
Il a fallu donc prévoir de nombreux points d’alimentation en eau, environ tous les 20 à 30 km sur les lignes, et sélectionner localement les sources pour leur qualité et leur pureté.






L’entartrement des chaudières.
L’eau qui sert à l’alimentation des locomotives est quelquefois bourbeuse : le sable et la terre qu’elle contient se déposent à l’intérieur des chaudières. En outre, la plupart des eaux, même très claires, renferment en dissolution des substances solides : c’est ainsi que le carbonate de chaux (la craie) et le sulfate de chaux (la pierre à plâtre) existent fréquemment dans les eaux les plus limpides, en proportions variables. Ces substances restent dans la chaudière quand l’eau se vaporise, et en tapissent les parois intérieures. C’est surtout le sulfate de chaux qui forme les dépôts durs et adhérents, beaucoup plus nuisibles que les dépôts bourbeux ou pulvérulents, qui sortent avec l’eau quand on vide la chaudière. Le sulfate de chaux a la propriété spéciale d’être d’autant moins soluble que l’eau est plus chaude.
La proportion des matières solides dissoutes, que l’on mesure par l’évaporation de l’eau, est très variable. Certaines eaux, exceptionnellement pures, ne contiennent que quelques centigrammes de matières solides par litre. Très fréquemment, il est de 20 à 30 centigrammes par litre, mais peut atteindre jusqu’à un gramme et au-dessus : dans ce cas, on n’emploie des eaux aussi impures que par absolue nécessité. Dans les chaudières, les matières solides abandonnées par l’eau forment des poudres, des boues et des croûtes dures. Les croûtes recouvrent le foyer et les tubes et rendent plus difficile la transmission de la chaleur. En effet, le métal en contact avec le feu et les gaz chauds ne touche plus l’eau, si bien qu’il s’échauffe trop et risque de s’altérer.
Certaines eaux d’alimentation tiennent en dissolution du sel marin, qui se concentre dans l’eau de la chaudière, et une proportion de sel un peu forte gêne la production de la vapeur : l’eau devient mousseuse, et cette mousse, entraînée par la vapeur, remplit les cylindres d’eau tandis que la chaudière se vide. Quand on est obligé d’employer des eaux contenant du sel, il faut, par de fréquentes vidanges de la chaudière, empêcher la solution de se concentrer jusqu’à produire cet effet. Le chlorure de magnésium, qui existe dans l’eau de mer avec le chlorure de sodium, se décompose à la température de l’eau des chaudières, en donnant de l’acide chlorhydrique, qui attaque les tôles.


Le recours aux désincrustants.

Certains produits, appelés désincrustants, mis dans l’eau des chaudières, empêchent les dépôts solides d’adhérer aux tôles. Non seulement ces substances empêchent les incrustations de se former, elles décapent les tôles entartrées. Mais ils donnent lieu, alors, à la formation de poudres ou de boues, au lieu de croûtes dures et adhérentes. La fécule de pomme de terre est le plus simple de ces désincrustants à action mécanique.
Du carbonate de soude, dissous dans l’eau d’alimentation, décompose le sulfate de chaux : il se forme un dépôt de carbonate de chaux, moins dur que le sulfate de chaux, et il reste en dissolution du sulfate de soude, qui est un sel fort soluble.
Le réseau de l’Est emploie, comme liquide “antitartrique”, une dissolution d’aluminate de baryte, qui donne, étant chauffée avec le carbonate et le sulfate de chaux, trois sels insolubles : l’aluminate de chaux, le carbonate de baryte, le sulfate de baryte. La précipitation a lieu dans la chaudière, mais ne produit que des dépôts boueux, faciles à extraire. La dissolution est versée dans le tender, à raison d’environ 10 g de dissolution par degré hydrotimétrique de l’eau, pour chaque mètre cube d’eau dépensée. Quelle que soit la dose introduite dans la chaudière, l’aluminate de baryte ne donne pas lieu à des émulsions et à des entraînements d’eau : on peut donc employer en une seule fois la quantité de solution nécessaire pour la consommation d’eau de plusieurs jours.
Louis Armand et le T.I.A.
C’est à la suite d’une mission envoyée en Amérique en 1938 que le Traitement Intégral Armand est mis au point entre 1940 et 1941. Cette mission a constaté l’intérêt offert par l’épuration des eaux pour réduire les frais d’entretien des chaudières, réduction qui avait atteint des chiffres de 50 à 65 %. La SNCF a mis au point et généralisé le TIA sous l’impulsion de l’ingénieur Louis Armand. Ce système consiste à introduire dans l’eau d’alimentation, à l’aide d’un distributeur automatique ou doseur, un désincrustant dénommé APP, qui est composé de carbonate de soude, de phosphate de soude, de soude caustique et de tanin. Son principe est basé sur l’action physico-chimique des tanins, en milieu sodé et à la température des chaudières, sur les sels incrustants de calcium. En cours de route l’équipe de conduite doit manœuvrer, tous les 50 km environ, une vanne d’extraction. Le rendement est tel qu’une locomotive peut rouler plus d’un mois après un lavage de chaudière, au lieu d’un maximum de dix jours auparavant, et l’économie de combustible est de 2 à 3 % par suite du meilleur rendement des chaudières.
Il est à noter que Louis Armand est Directeur Général Adjoint de la SNCF en 1946, puis Directeur Général à partir de 1949, et l’histoire retiendra de lui la place de choix prévue pour la traction électrique et le développement des grandes électrifications en courant monophasé de fréquence industrielle 25000 v 50 Hz dans le Nord et l’Est de la France. Mais Louis Armand est aussi l’homme qui commande les 1 323 locomotives à vapeur 141 R à l’industrie américaine à la fin de la guerre, car l’urgence est d’abord d’assurer le redémarrage du réseau et la reprise économique.






Bonjour Mr Lamming.
Je ne pourrais jamais assez saluer la pertinence et le contenu de vos articles.
Cela apporte une lumière essentielle sur le monde de la traction ferroviaire.
C’est tellement précieux.
Merci beaucoup pour votre commentaire qui est un véritable encouragement pour moi et qui me touche beaucoup. Bien cordialement à vous. Clive.