Les interminables débats concernant le tunnel de la ligne de Lyon à Turin ? C’est une vieille tradition du grand tunnel alpin. Par exemple, dès l’année 1878 de la création de la Revue Générale des Chemins de Fer, on peut lire, dans son numéro du mois de juillet, à la page 70, la présentation du projet du percement du tunnel du Simplon, remontant à 1853, qui fait toujours l’objet d’un long et vieux débat que le Lyon-Turin actuel pourrait envier et qui est loin d’être fini.

À l’époque, en 1878, il ne reste qu’une petite trentaine d’années pour que le tunnel devienne une réalité et soit mis en service. Le chemin sera long, et, en 1885, la RGCF monte à nouveau sur le ring, car il y a de nombreuses hésitations et des visions très opposées quant au bienfondé d’un tel ouvrage. Le projet de percement du Simplon et les conclusions du rapport des experts occupe le devant de la scène ferroviaire de la fin du XIXe siècle. L’inauguration du tunnel en 1906 est quasiment un miracle en lequel peu d’ingénieurs et d’experts croyaient encore.
Le percement du Simplon paraît avoir une grande importance pour la Suisse et, pourtant, un certain Meyer, Ingénieur en chef de la Compagnie de la Suisse occidentale et du Simplon, à la séance du 12 Février 1896 de la Société Vaudoise des Ingénieurs et Architectes, déclare que la Suisse « est frappée d’isolement et d’alanguissement depuis l’ouverture du Gothard ».
Donc faut-il ajouter un deuxième facteur d’isolation et d’alanguissement à un premier ? Soit, on en a trop fait, soit, on n’en a pas fait assez, et le Saint-Gothard seul ne suffit pas à créer, pour la Suisse, un système ferroviaire faisant d’elle le carrefour de l’Europe qu’elle désire devenir. Puisque la Suisse est au milieu du gué, autant finir de le traverser et de compléter son réseau avec la ligne directe vers l’Italie qui lui manque.


Les projets de tunnels et des « solutions spéciales très ingénieuses » comme diverses lignes à crémaillère dues aux anciens établissements Cail, ou le système FelI à rail central, ou le système à câbles Agudio, ont, d’année en année, retenu l’attention des cantons de la Suisse romande (Fribourg, Vaud, Valais, Genève et Neuchâtel) et celui de la Compagnie des chemins de fer de la Suisse-Occidentale et du Simplon, mais sans, pour autant emporter l’adhésion et être suivis de réalisations concrètes. Il faut donc dire, comme en d’autres pays et d’autres époques à venir : le changement, c’est maintenant !
Premiers projets, premiers débats, et sur fond de doute et de controverses.
Le 22 janvier 1853, un groupe de financiers et d’entrepreneurs français, qui a pris le nom de Compagnie d’Italie, obtient du canton du Valais et de la Confédération Suisse la concession d’une ligne de chemin de fer partant du lac Léman pour remonter la vallée du Rhône et traverser les Alpes par le Simplon. Mais, pour le moment, ce n’est qu’une idée, et nullement un projet très engagé techniquement.

Le premier avant-projet chiffré de cette ligne du Simplon date de 1857. Il comporte un tunnel de 12 200 mètres, la même longueur que celui du Mont Cenis. L’entrée se fait à l’altitude 1068 mètres environ, soit 200 mètres plus bas qu’au Mont Cenis. La dépense est évaluée à plus de 70 millions de francs, non compris les intérêts pendant une période d’exécution fixée à 10 ans, ce qui était hors de proportion avec les ressources de la Compagnie d’Italie.
Pour diminuer les dépenses les ingénieurs proposent, de 1860 à 1863, quatre projets avec tunnels de faîte ayant une longueur située entre 4000 et 5000 mètres, et comportant des déclivités de 30 à 50 mm par mètre aux abords. Mais ces projets ne tiennent pas compte de ce qui fait l’avantage et la raison d’être même du passage par le Simplon : la possibilité de se maintenir pour l’entrée en tunnel à une altitude beaucoup plus basse que pour les tunnels du Mont Cenis et du Saint-Gothard.
Le Simplon sera un tunnel de base, ou ne sera pas.
C’est pourquoi ces projets n’ont aucune suite, et, dorénavant, l’ensemble des études reposera sur le principe de ce qui a été appelé actuellement des tunnels de base. « C’est ainsi que, dès 1860, M. Vauthier, ingénieur de la ligne d’Italie, se fait le promoteur de cette idée, aujourd’hui généralement acceptée, de traverser la montagne le plus bas possible, au-dessous de la cote de 800 mètres » écrit la RGCF en 1896.
Aujourd’hui, on ne fait pas mieux, bien que l’on croie communément que c’est une pratique récente et innovante dont la valeur a été démontrée par les très récents tunnels de base du Lötschberg ou du Saint-Gothard, par exemple. IL est vrai que les techniques ont considérablement changé : pour le tunnel de base actuel du Saint-Gothard, rappelons qu’il mesure 57 100 mètres, qu’il est le plus long tunnel du monde, et, surtout, qu’il est le tunnel le plus “enfoui” au monde puisqu’il passe sous une épaisseur de 2 450 mètres. Sa construction a débuté en 1996, son percement s’est achevé en 2011 et il est mis en service le 11 décembre 2016. Il est certain qu’il n’aurait jamais pu être creusé plus tôt, notamment au XIXe siècle, car il est le résultat de développements techniques absolument insoupçonnables avant sa mise en œuvre. Mais la longueur des débats et des controverses, elle, n’a guère varié.

Le débat préliminaire : un tunnel à basse altitude si possible.
D’après la revue “Schweizerische Gauzeitung” du 5 Mars 1887, une longue procession de projets a occupé le terrain depuis que la question de la traversée du Simplon est à l’ordre du jour. Les débats décisifs sont ouverts à partir de mars 1876, mais des initiatives personnelles ont déjà fait naître un premier projet en 1857 proposé par deux ingénieurs du nom de Clo et Venex, et comportant un tunnel à l’altitude de 1068 m pour la tête nord, à la jonction des vallées de la Saltine et de la Ganther : ce tunnel aurait eu une longueur d’environ 13 kilomètres, mais les lignes d’accès étaient longues et coûteuses et l’on arriva à la conclusion que, si l’on affectait au tunnel lui-même une partie des sommes que devaient absorber les lignes d’accès, on pourrait diminuer son altitude de 200 à 300 mètres tout en l’allongeant, pour le même prix.
On arriva ainsi à différentes variantes avec tunnels d’altitudes variant entre 770 à 850 mètres et de 15 à 17 km de longueur, et l’on s’arrêta à considérer comme la meilleure solution une variante avec tunnel de 16 km environ à l’altitude de 820 mètres, c’est ce que les experts ont également recommandé. Un certain Mr. Lommel a fait connaitre, en 1878, les nouvelles études faites à cette époque sous sa direction, et enfin M. Meyer, en 1882, a indiqué les études faites en 1881-1882 et qui comportaient un tunnel de 20 kilomètres.
Il n’a pu être donné suite à ce projet, parce que l’on n’avait pas pu s’assurer du concours financier de la France, et on s’est mis à rechercher une solution qui, tout en conservant un système d’exploitation normal, exigerait un capital moindre et susceptible d’être recruté avec les ressources du pays.

Le changement, donc, c’est maintenant (version 1886).
Toutefois les décisions mettront encore une vingtaine d’années pour être prises. La compagnie des Chemins de fer de la Suisse Occidentale et du Simplon, et la Banque Nouvelle des chemins de fer Suisses, se réunissent en conférence le 22 Mars 1886, à Lausanne, et chargent une commission d’experts de leur faire connaitre leur avis sur les différents projets présentés pour la traversée du Simplon et de leur indiquer à quel projet les experts donnent leur préférence.
La Commission d’experts se compose entre autres financiers ou administratifs, d’ingénieurs de grande valeur comme Polonceau, le très connu Ingénieur en chef du Matériel et de la Traction de la Compagnie des chemins de fer d’Orléans, ou encore Doppler, Conseiller supérieur du Gouvernement « Oberinspector » à la Direction générale des chemins de fer de l’État autrichien, ou Herber, Ingénieur civil, à Paris et Dumur, Ingénieur civil, à Lausanne.
Les “systèmes exotiques” ? Non merci : on reste entre gens sérieux.
Cette commission dépose son rapport dans le courant du moins de novembre 1886 et, comme cette intéressante étude parait devoir faire faire un pas vers la solution définitive de la traversée du Simplon, La RGCF de novembre 1896 en publie les conclusions qui sont d’abord un abandon des systèmes disons « exotiques » que sont ceux de FelI, d’Agudio, et des Anciens établissements Cail, vu leur complexité, leur particularisme, et leur incapacité à faire face à un trafic lourd. « Tous présentent des inconvénients plus ou moins graves au point de vue de la sécurité ; fussent-ils exécutés, ils seraient abandonnés après un délai peu considérable, soit par suite d’accidents, soit par suite de recettes d’exploitation insuffisantes ».
Si les systèmes Fell ou Agudio sont connus et ont été présentés dans des articles déjà parus sur ce site “Trainconsultant”, celui proposé par Cail, un très sérieux constructeur de locomotives établi en France, l’est beaucoup moins mais guère plus recommandable. Le projet Cail prévoit deux plans inclinés, l’un sur le versant suisse, l’autre sur le versant italien, et un tunnel de faîte de 8410 m de longueur. Un appareil porteur et moteur appelé « pont-locomotive » de 35 mètres de longueur pesant environ 196 tonnes et comportant deux voies sur son plateau, pourrait transporter un train entier amarré, comme dans le cas d’un ferry, sur les deux voies, formant ensemble un poids de 346 tonnes. La Société prévoyait que deux « ponts-locomotives » partiraient en même temps, l’un équilibrant l’autre. On imagine les pertes de temps et la “perte de fluidité”, comme on dirait aujourd’hui…
Le tunnel de base, certes, mais la crainte de la chaleur aussi.
On passe ensuite aux choses sérieuses : « La traversée des Alpes par le Simplon ne peut se faire que par un tunnel de base ». Voilà ce que préconise la commission et que souligne la RGCF. Ce principe de base (à tous les sens du terme) admis, deux systèmes sont alors possibles : soit le tunnel de 20 kilomètres, soit le tunnel de 16 kilomètres.
Le tunnel de 20 kilomètres, le plus bas, paraîtrait la meilleure solution, mais les grandes dépenses qu’il occasionnerait semblent devoir le faire rejeter avec une facture de pas moins de 65 à 70 millions de francs suisses pour un tunnel à simple voie et de 85 à 100 millions pour un tunnel à double voie.
Mais, surtout, il y a un doute que l’état des connaissances scientifiques de l’époque ne permet pas de lever : la question de l’accroissement de la température au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans le sol. Elle n’est ni démontrée, ni mesurée à l’époque, et l’on craint la possibilité de rencontrer sur 11 kilomètres des températures notablement supérieures à celles du St-Gothard et « l’incertitude sur les maxima que l’on pourra trouver, pourraient occasionner des dépenses exceptionnellement considérables qu’il nous parait très difficile d’apprécier » conclut prudemment la RGCF.
La Commission propose donc la seconde solution d’un tunnel de base de 16 070 mètres de longueur aux altitudes de 820 et 830 mètres. Si les capitaux que l’on pourra réaliser le permettent, la commission donne incontestablement la préférence au tunnel à double voie, mais tout en ne méconnaissant pas qu’un tunnel à simple voie présente des inconvénients pour l’entretien, elle est convaincue que, si la raison d’économie le font préférer, le tunnel à simple voie ayant les dimensions prévues par la Commission (section de 32,75 m²) peut satisfaire à tous les besoins du trafic. La gêne d’exploitation qui en résultera nécessitera seulement, en cas de fort trafic, des installations plus considérables comme des voies, des gares, des dépôts, etc. sur les deux versants.
On sait que, par la suite, il faudra bien percer une deuxième galerie longeant la première pour mettre la ligne du Simplon en double voie, mais, pour le moment, à la fin du XIXe siècle, on est déjà très satisfait de disposer une ligne en voie unique. En terminant, la Commission signale les facilités que trouvera pour le percement du Simplon.
Comparativement aux autres percements de tunnels, comme une faible altitude des deux têtes du tunnel, à 820 m et 830 m, on peut ajouter une force motrice en abondance et déclarée « sans limite », sans compter un excellent éclairage du chantier grâce aux progrès actuels de l’électricité, ou encore la proximité du chemin de fer déjà en place et la faible longueur des voies d’accès sur le versant nord pour le transport des équipements du chantier, et sans oublier le constat de la réduction de prix de la main d’œuvre et des matières et matériaux qui se sont produits à l’époque.

Débats financiers et abandon.
Dans une conférence internationale tenue à Lausanne sous la présidence du représentant du Gouvernement Cantonal de Fribourg, la Compagnie des chemins de fer de la Suisse-Occidentale et du Simplon, concessionnaire de la traversée du Simplon, déclare que pour donner suite aux négociations financières entamées en vue de la réalisation du capital nécessaire à l’entreprise, il faut obtenir de la Confédération Suisse, des cantons et des villes intéressés, une subvention de 15 millions de francs. Il faut dire que le coût prévu est exactement de 58 820 000 francs, pour le projet à voie unique et de 75 040 000 francs, pour le projet à double voie, s’il faut le réaliser ultérieurement.
La RGCF conclut par ces lignes enthousiastes : « La loi fédérale du 22 Août 1878 dispose que la Confédération helvétique accordera une subvention de 4,500 millions de francs pour l’établissement d’une voie ferrée alpestre dans l’ouest de la Suisse, lorsque les cantons intéressés auront également alloué des subventions convenables, Or les cantons de Vaud, de Fribourg et du Valais ayant résolu d’allouer le premier 4 millions, le second 2 millions et le troisième 1 million, soit au total 7 millions de subventions en vue de l’établissement de la traversée du Simplon, le Conseil fédéral a décidé que cette entreprise a droit à la subvention fédérale sus indiquée. La question vient d’être transmise par le Conseil fédéral au Département des Postes et Chemins de fer afin qu’il la soumette à l’Assemblée Fédérale ».
Le Gouvernement Italien, dont on a peu parlé jusqu’à présent, a passé, le 22 février 1896, une convention avec la Compagnie suisse du Jura-Simplon pour la concession et l’exploitation du Chemin de fer entre la frontière italienne et la sortie du grand tunnel du Simplon à Isella. Par cette convention l’Italie s’oblige à construire une ligne de raccordement entre Domo d’Ossola (orthographe d’époque) et Isella. II accorde pour 99 ans à la Compagnie Jura-Simplon la concession de la portion stipulée “du grand tunnel”. À l’expiration de la concession, comme en cas de rachat, l’Italie rembourserait à la Compagnie Jura-Simplon le montant intégral des dépenses de construction.
Le projet de percement du Simplon a donc, semble-t-il, franchi les étapes diplomatiques, après des études prolongées, et tout ceci aura duré près d’un demi-siècle.
« Aucun projet de chemin de fer n’a, sans, aucun doute, donné lieu à autant de discussions et d’études consciencieuses » écrit la RGCF… qui s’y connaît. Et nous pouvons ajouter que ce n’est pas fini !
Et ce n’est vraiment pas fini. Vers la fin du siècle, vers 1890, on est d’avis d’adopter un nouveau tracé pour répondre aux craintes que causait l’élévation de la température. L’entrée du souterrain devait être à la côte 820 mètres et il débouchait à la cote 830 mètres en aval de Gondo, sur le territoire suisse (projet Meyer). Le grand tunnel n’avait plus que 16 070 mètres de longueur. Les experts émirent l’avis qu’un tunnel à simple voie était admissible et qu’il en résulterait une économie de 10 millions par rapport au tunnel à double voie. Ils estimèrent la dépense à 32 millions environ, tout en insistant sur la préférence à donner à un tunnel à double voie et sur un tunnel ouvert à un niveau plus bas, avec une longueur de 20 km, si l’on n’était pas obligé de reculer devant le chiffre de la dépense.
Des négociations furent entreprises sur ces bases avec les Gouvernements intéressés : des subventions furent promises par le Gouvernement fédéral et par les cantons Suisses, mais le Gouvernement Italien refusa d’accepter un tracé qui plaçait le débouché du grand tunnel sur le territoire suisse. D’autre part, comme diverses combinaisons financières avaient échoué, le projet de percement du Simplon fut, une fois encore, abandonné.

Cinquante années de doutes avant de se mettre au travail.
Le succès du percement du Mont Cenis en 1871, celui plus concluant du Saint-Gothard en 1881, celui de l’Arlberg en 1884, avec la démonstration éclatante de la possibilité d’utiliser l’énergie hydraulique pour les travaux, voilà qui a clairement démontré que l’exécution des longs souterrains était pratiquement possible.
Mais “en même temps” (selon une formule désormais connue actuellement) l’exécution des travaux du Mont Cenis et surtout ceux du Saint-Gothard ont mis en évidence un problème redoutable, celui de la chaleur souterraine, en rapport avec la hauteur des massifs qui surmontent le souterrain, et avec la nature des roches traversée.
En 1878, la Compagnie du Simplon voulut préparer un projet complet avec un tracé qui répondit aux exigences d’un service facile d’exploitation, en tenant compte des conditions thermiques que ce tracé devait comporter. Le profil en long du relief du terrain au-dessus du tunnel fut comparé à ceux du Mont Cenis et du Saint-Gothard pour lesquels on avait .des relevés de température et des courbes géothermiques, représentant les points qui avaient à l’intérieur du massif la même température. En procédant par analogie, on construisit des courbes semblables pour le massif du Simplon. Un tracé eu ligne droite parut, en appliquant la loi thermique, conduire à des températures de 36° à 39° à l’intérieur du souterrain projeté.
N’osant affronter de pareilles températures, l’auteur du projet propose de « briser » le tracé pour s’éloigner de la ligne droite se trouvant sous des faîtes les plus élevés du Monte-Leone. Il prévoit des températures de 32° à 35°, peu différentes à celles rencontrées au Saint-Gothard, mais régnant sur une beaucoup plus grande longueur. La RGCF ajoute « C’était peut-être accorder une foi excessive à une loi basée seulement sur deux faits d’observation et s’imposer, en vue de difficultés hypothétiques, une grave difficulté indéniable, celle de l’exécution d’un tunnel coudé d’aussi grande longueur ».
Une étude détaillée de la nature du terrain est demandée aux géologues de France, de Suisse et d’Italie qui connaissaient le mieux les Alpes. Le résultat de ces diverses études est un projet de tunnel, à tracé brisé en plan, de 19 795 m de longueur avec une altitude de 689 mètres à l’entrée, de 708 mètres au point culminant et de 627 mètres à la sortie sur le territoire italien.
Cette fois, le projet comportait l’examen des forces motrices disponibles sur les deux versants et destinées à donner le mouvement aux perforatrices et surtout à rafraîchir les parois des galeries pendant l’exécution du tunnel. Sur le versant sud, on comptait sur une énergie hydraulique équivalente à « une force de 8 000 chevaux théoriques » en basses eaux moyennes, selon les principes de l’époque. Sur le versant nord, le Rhône, à lui seul, donnerait facilement près de « 6 000 chevaux théoriques » rendant l’emploi de la perforatrice Brandt et la ventilation du tunnel possibles. L’estimation de la dépense s’élève à 73 millions. Mais les choses en resteront là.
La relance du projet et l’idée de la deuxième galerie.
Abandonné, le projet est repris par la Compagnie fusionnée Jura-Simplon, qui traite le 20 Septembre 1893 avec l’entreprise allemande Brandt, Brandau et Cie de Hambourg, pour la construction d’un tunnel à simple voie de 19 731 mètres de longueur, débouchant au-delà de la frontière d’ltalie, près d’Iselle. L’originalité du nouveau projet consiste dans le système de construction qui prévoit une galerie secondaire, parallèle à la galerie principale et à une distance de 17 mètres, destinée à l’écoulement des eaux, et à l’amenée de l’air et de l’eau froide sous pression. C’est à l’eau comprimée jusqu’à 100 bars que l’on doit recourir pour ventiler et rafraîchir les chantiers d’attaque et pour actionner les perforatrices. La galerie auxiliaire pourrait être élargie le jour où le besoin s’en ferait sentir et transformerait le tunnel en ligne à double voie. On estime que le projet ainsi modifié ne coûtera pas plus que celui de 1886, beaucoup moins favorable au point de vue des lignes d’accès. Avec les perforatrices Brandt qui ont obtenu à l’Alrberg et au Caucase des avancements de 5,60 m par 24 heures, on prétend achever le tunnel en moins de 6 ans. Enfin, on annonce que grâce aux puissants moyens de rafraîchissement et de ventilation, la température des chantiers d’attaque ne dépassera pas 25°, tandis qu’elle a atteint 31° au Saint-Gothard, où de nombreuses maladies ont été la conséquence de cette élévation de température.
Pour le tunnel du St-Gothard le volume d’air introduit était de 1,5 à 2m3 par seconde, pour celui de l’Arlberg, pendant longtemps, il a été de 3m3 et, vers la fin des travaux, alors que le nombre d’ouvriers avait sensiblement augmenté, il était de 6m3. Pour le Simplon on a prévu un maximum de 50m3 par seconde.
Le tracé traverse le massif du Monte-Leone dans la direction nord-ouest sud-est. L’altitude de la ligne de faîte est 2,840 mètres au-dessus du niveau de la mer. La longueur du souterrain est de 19.731 mètres. La ligne de partage des eaux forme la frontière entre la Suisse et l’Italie. Elle est coupée à angle droit par le tracé, à peu près au milieu de la longueur du tunnel.
Les diplomates sont satisfaits, alors…
On donne ainsi satisfaction aux exigences diplomatiques. La tète nord est à la cote 687,19 m, le point culminant à 705,20 m et la tête sud à la cote 633,75 m au-dessus de la mer. La différence d’altitude entre les têtes est donc de 53,45 m et la tète sud est plus basse que celle du nord. L’épaisseur de la montagne au-dessus de l’axe du tunnel est de 1140 m et l’épaisseur maximum est, vers le milieu, de 2135 m.
L’altitude de la tête nord est déterminée par les hautes eaux du Rhône, et celle de la tête sud par les conditions climatiques. La neige atteint une hauteur bien moins grande et persiste bien moins longtemps en aval du ruisseau de Chioso qu’en amont. En outre la tète sud se trouve au niveau de la route du Simplon qui rendra facile l’accès au chantier.
La pente du côté nord est de 2 pour mille, indispensable pour l’écoulement des eaux. La pente du côté sud est de 7 pour mille pour racheter la différence du niveau entre le point culminant et le débouché du tunnel sur le versant italien. Dans ce projet, on ne s’est plus préoccupé de rapprocher l’axe du souterrain des thalwegs, pour diminuer soi-disant la température intérieure de la roche. On compte réussir à combattre les températures excessives qu’on doit rencontrer par des moyens énergiques de réfrigération.
D’après le constat géologique, les roches à traverser se prêtent bien à la perforation mécanique et on a pu éviter les terrains gypseux qui se trouvent au-dessus de Brigue. Si l’on admet, comme constaté au Saint-Gothard, une augmentation de température de 10° par 44m de profondeur, la chaleur intérieure atteindra 40°. Dans les chantiers du tunnel elle sera abaissée au moyen d’une ventilation abondante et à l’aide d’eau froide pulvérisée sous une haute pression. L’on a prévu, à cet effet, une quantité d’air allant jusqu’à 50m3 par seconde, tandis qu’en 1878 on ne disposait que 2m3 par seconde au Saint-Gothard. On compte employer pour la perforation, la ventilation, l’éclairage, etc., « 800 chevaux » du côté nord et 1700 du côté sud, à prendre sur les forces motrices disponibles, d’après l’étude de 1882.
La méthode “Tunnel 1 et tunnel 2”.
La méthode, d’après laquelle l’entreprise Brandt Brandau et Cie s’est engagée à construire le tunnel, est tout à fait nouvelle. Au lieu d’un seul tunnel à double voie, on en construira deux à simple voie, à une distance de 17 mètres d’axe en axe l’un de l’autre.
Dès le commencement des travaux, on percera de chaque côté de la montagne deux galeries d’avancement parallèles. Ces deux avancements seront reliés tous les 200 mètres par des galeries transversales. L’une des galeries de base, dite du « tunnel 1 », sera agrandie suivant la section complète du souterrain, tandis que le « tunnel 2 » ne sera achevé que si le trafic se développe de façon à exiger la double voie continue, au lieu du simple évitement central prévu.
Le « tunnel 2 » est donc, provisoirement, creusé sous la forme d’une simple galerie d’une section de seulement 8 m². Elle servira de gaine de ventilation, ceci en fermant les entrées par des portes et en y introduisant de l’air au moyen de puissants ventilateurs. Les galeries transversales resteront fermées, à l’exception des plus rapprochées de l’avancement. L’air introduit dans la petite galerie pénétrera par les deux dernières galeries transversales, dans le « tunnel 1 », et reviendra au jour en traversant tous les chantiers. On obtiendra ainsi une ventilation intense, telle qu’on n’en connaissait pas jusqu’ici dans la construction des tunnels.
Le « tunnel 2 » offre, en outre, d’autres avantages importants. Toutes les eaux du souterrain, aussi bien celles qui y seront introduites artificiellement que celles provenant de la montagne, seront réunies dans un seul canal d’écoulement le long de cette galerie et n’auront plus à traverser les chantiers du « tunnel 1 ». De grandes conduites d’eau seront aussi placées dans la petite galerie, de manière à y être parfaitement en sûreté. Pour les transports, le « tunnel 2 » sera parcouru par des wagons de chantier en voie de 60. Ils sortiront par le « tunnel 1 ». Un arrêt ou un ralentissement dans la circulation, comme il s’en est produit au tunnel du Gothard, n’est donc plus à craindre, la petite galerie pouvant aussi, servir aux trains entrant ou sortant.
À l’aide de cette seconde galerie, les questions les plus difficiles qui se présentent dans la construction des grands tunnels se trouvent résolues d’une façon avantageuse. La construction du « tunnel 1 » aura lieu de la manière habituelle. À partir de la galerie de base, on excavera des cheminées allant jusqu’au faîte, puis on exécutera la galerie de faîte, l’abattage en pleine section et le revêtement. Les réparations du « tunnel 1 », aussi longtemps que celui-ci sera seul en exploitation, ne présenteront pas de plus grandes difficultés que dans un tunnel à simple voie de 200 mètres de longueur. Les ouvriers, aussi bien que les matériaux, circuleront dans le « tunnel 2 » et les galeries transversales les plus rapprochées des réparations serviront d’accès au chantier.
En cas de nécessité, c’est-à-dire s’il se produisait de grandes dislocations de la maçonnerie, rendant les réparations par l’intérieur du tunnel difficiles ou dangereuses, il serait aisément remédié à cette situation en ouvrant, à partir de la « galerie 2 », un ou plusieurs boyaux auxiliaires jusque derrière la maçonnerie endommagée. On remplacerait alors celle-ci sans rétrécir l’intérieur du tunnel autrement que par les cintres métalliques. Les galeries 1 et 2 seront ouvertes simultanément, au moyen de perforateurs hydrauliques à rotation du système Brandt. À chaque attaque travailleront 3 à 4 perforatrices auxquelles l’eau motrice sera fournie par deux conduites de 100 mm de diamètre.
“Atmosphère, atmosphère …”
Non, la grande actrice Arletty et sa réplique “Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?” (dans le film “Hôtel du Nord” de Marcel Carné) n’est pas prévue dans le scenario. Pour la première moitié du chantier, du côté nord avec des schistes, il est prévu une pression de 70 “atmosphères” (mesure d’époque), et, pour la seconde moitié, du côté nord, et pour le côté sud, la pression serait portée à 100 atmosphères. Outre les 6 à 8 perforatrices pour les galeries de base, on prévoit de chaque côté quatre machines pour le percement éventuel de la galerie de faîte et des galeries transversales. Ces 12 machines consommeront 18 litres d’eau motrice par seconde, à une pression de 70 ou 100 atmosphères.
Dans les années 1887-88, l’entreprise A. Brandt et Brandau a exécuté pour la « Mansfelder Kupferschieferbauende Gewerkschaft » 6 600 mètres de galerie. Il n’y avait que deux perforatrices en activité. Les installations étaient très modestes, attendu que l’économie la plus stricte s’imposait, en mème temps que la rapidité d’exécution.
“Roche lardite tenace, à couches horizontales. Avancement moyen journalier : 5,99 m. Durée moyenne de la perforation voir une attaque 2 heures et 11 minutes” rapportent les notes des ingénieurs.
“Au Simplon, la roche qui se rencontrera le plus souvent, est le gneiss. Pour bien se rendre compte du rendement des perforatrices rotatives perfectionnées, on a soumis un bloc dur et compact de gneiss d’Antigorio à des essais systématiques, d’où il résulte qu’on peut compter sur un avancement moyen de 5m,85 par jour” rapportent d’autres notes.
L’enlèvement des déblais ou “marinage”.
Les perfectionnements incessants des perforatrices ont réduit sensiblement le temps nécessaire à la perforation, et l’emploi d’explosifs puissants a encore augmenté la rapidité d’avancement de chaque attaque. Toutefois, le temps nécessaire à l’enlèvement des déblais (on utilise le terme de « marinage ») reste le même, et représente une proportion toujours plus considérable du temps employé. Mais, jusqu’à présent, on n’a pas obtenu de véritables améliorations à ce sujet, lorsqu’il s’agit de roches qu’il faut faire sauter à la mine.
Relisons la RGCF : “Après l’explosion, la plus grande partie des matériaux enlevés se trouve à quelques mètres seulement du front d’attaque, par conséquent à la place qui doit être déblayée avant de mettre de nouveau en action les perforatrices. Si l’on réussissait à projeter les masses, enlevées par l’explosion, sur une beaucoup plus grande longueur de la galerie, la voie de service serait très rapidement rendue praticable jusqu’au front d’attaque et la place nécessaire pour les perforatrices serait très vite déblayée. Les déblais gisants, en arrière, à gauche et à droite de la voie, seraient chargés et transportés à loisir pendant le forage. Cette projection des déblais au moment de l’explosion peut être obtenue par des moyens hydrauliques”.
Des essais l’ont démontré d’une manière surprenante, et ce mode de « marinage » est prévu pour le tunnel du Simplon. Outre la réduction du temps nécessaire à une attaque, ce procédé présente encore l’avantage de rafraîchir énergiquement les déblais, aussi bien que la galerie d’avancement.
Le Simplon s’intègre dans le système ferroviaire européen.
Enfin ouvert en juin 1906, le tunnel offre la particularité d’être équipé pour la traction électrique qui prend le relais de la traction vapeur pour le franchissement du tunnel : on craint que la grande longueur du tunnel ne vienne poser des problèmes de salubrité pour les équipes de conduite en traction vapeur.
Deux locomotives électriques à disposition d’essieux type 1C1, construites par Ganz, sont engagées sur la ligne en 1906, fonctionnant en triphasé et avec un entraînement par bielles, capables de fournir 1100 kW. Dénommées « locotracteurs » ces locomotives ne dépendent nullement d’une électrification de grande envergure, mais seulement de celle du tunnel. Les besoins du trafic feront engager des machines de plus en plus puissantes, pour finir par des 1D1 en 1915, atteignant jusqu’à 2100 kW.



Pour ce qui est des arrières-pensées de rentabilité, ce tunnel est censé rétablir l’équilibre du trafic européen en faveur des réseaux français de l’Est et du PLM, du réseau national italien, et celui de la suisse occidentale, leur redonnant une partie du trafic qui leur a été ravi par le percement du St-Gothard. C’est du moins ce que pensent et espèrent les promoteurs et les financiers du projet. Ils ont raison, et l’avenir ne les contredira pas, mais il faudra de la patience….
En effet, de longues années seront nécessaires pour réaménager l’ensemble des voies d’accès au Simplon, pour créer un « système du Simplon » et rendre les lignes qui en font partie capables d’accepter les vitesses et les charges exigées pour la création d’un nouvel axe européen. Il y a loin de la coupe aux lèvres en matière de rentabilité ferroviaire.
Mais, en France, les lignes du PLM traversant la chaîne du Jura par Pontarlier et Vallorbe sont mal équipées pour cette tâche, car elles sont à profil sévère et de tracé sinueux, sans compter qu’elles sont copieusement enneigées en hiver, notamment pour le tronçon acrobatique par Jougne et sa vertigineuse descente en pente de 25 pour mille sur Vallorbe : en fin de compte on créera, peu avant la Première Guerre mondiale, une ligne directe de Frasne à Vallorbe avec percement d’un tunnel sous le Mont d’Or.




Le réseau français, notamment la compagnie de l’Est, n’est pas le seul à demander un réaménagement pour l’accès au Simplon : en Suisse, la nécessité de percer le tunnel du Lötschberg s’impose pour créer une voie d’accès directe depuis Berne et la Suisse centrale, car l’accès au Simplon par la vallée du Rhône est loin d’être direct pour l’ensemble de la Suisse, et pour l’Europe du Nord. Le trafic du Simplon, pour sa part, prend rapidement de l’ampleur et il est déjà tel que les travaux de percement du deuxième tunnel commencent peu après l’ouverture du premier, et la deuxième voie du Simplon est ouverte en 1921.
L’achèvement du percement du tunnel du Simplon
Citons la RGCF de 1905 : « La jonction des deux galeries d’avancement nord et sud du tunnel du Simplon a été opérée le 23 Février 1905, à 7 heures du matin. Cette jonction s’est opérée à 9387 mètres de la tête Sud côté Iselle et à 10 344 mètres de la tête nord, côté Brigue. Le tunnel du Simplon a ainsi une longueur de 19 731 mètres. C’est donc toujours à la fin du XXe siècle le plus long tunnel du monde, car celui du Gothard a une longueur de 15 300 mètres, celui du Montcenis 12 200 mètres et celui de l’Arlberg 10 500 mètres. Nous avons indiqué, au fur et à mesure du progrès dans le percement des galeries d’avancement, les difficultés de divers ordres auxquelles se sont heurtés les ingénieurs dans le percement de ce tunnel. Nous tiendrons les lecteurs de la « Revue Générale » au courant des travaux de parachèvement qui vont se poursuivre. Le tunnel ne pourra guère être ouvert à la circulation des trains que vers la fin de l’année ». (Extrait de la RGCF de Novembre 1905, page 367)







La première électrification du tunnel, mystérieuse et oubliée depuis.
Avons-nous “tout dit” sur le Simplon ? Presque.
La RGCF, pourtant très au fait de l’actualité ferroviaire, y compris à cette époque déjà, ne s’attarde pas sur la particularité offerte par le tunnel du Simplon : son système d’électrification, ou plutôt son premier système qui a été oublié depuis.
D’abord, disons qu’il n’est pas question de lâcher, dans une galerie de près de 20 kilomètres, des locomotives à vapeur. La grande longueur du tunnel impose d’électrifier la ligne, si l’on ne veut pas que les équipes de conduite des locomotives renoncent à leur santé et à leurs poumons. Le problème posé par les difficultés respiratoires pour le mécanicien et son chauffeur dans les longs tunnels, et en rampe, est très grave, à un point tel qu’il faut munir, sur les lignes des Alpes déjà en service à l’époque, les abris de conduite d’appareils respiratoires pour éviter des malaises.
A l’époque, comme le montrent d’ailleurs des articles de la RGCF, et comme le rappelle Yves Machefert-Tassin, la traction électrique en courant monophasé n’est pas encore vraiment perçue comme apte à tenir ses promesses, tandis que la traction électrique en courant continu se complait dans le domaine modeste et réservé des transports urbains et de quelques locotracteurs à l’ambition utilitaire et de proximité. On pourra lire avec profit les pages 140 et suivantes, consacrées à cette première électrification du Simplon, dans le tome 1 de l’ouvrage « Histoire de la traction électrique », paru aux éditions La Vie du Rail en 1980, et dont Yves Machefert-Tassin a écrit, pour le moins, l’ensemble des chapitres d’histoire des techniques. Nous indiquons qu’il existe aussi, plus modestement sur ce site “Trainconsultant”, un article sur l’électrification italienne en triphasé (taper directement “lamming triphasé” sur Google).
Voyons ce que font les Italiens, avant de revenir au Simplon.
L’entreprise suisse Brown-Boveri croit en l’avenir de la traction électrique et propose d’installer, à ses frais, une électrification en triphasé, à 3000 volts et à une fréquence de 15 Hz, avec une double caténaire tendue sur les 24 km séparant Brigue, en Suisse, d’Iselle, en Italie.
Le triphasé vient de triompher sur la difficile ligne dite des Giovi, en Italie, ou des locomotives hissent des trains très lourds au départ du port de Gênes et leur font franchir, en rampe de 35 pour mille, la chaîne côtière qui interdit tout accès depuis le port jusqu’à la plaine du Pô et Turin. Plutôt que des locomotives, ce sont bien des “locotracteurs” (comme on dit à l’époque) qui sont engagés sur cette ligne, et si les vitesses restent modestes, l’effort de traction est tel que, pratiquement, ces petits locotracteurs à cinq essieux moteurs font deux fois mieux que les locomotives à vapeur les plus performantes de l’époque.

Si les électrifications en triphasé n’ont pas été seulement faites en Italie puisque d’autres pays, comme les États-Unis, s’y sont lancés, il est vrai que c’est bien l’Italie qui l’a utilisé au mieux et de la manière la plus étendue, faisant ce choix à partir d’une réflexion théorique et une recherche scientifique de qualité, et dans le but d’exploiter au mieux les ressources naturelles italiennes dans ce que l’on appelle, à l’époque, la « houille blanche », dans un pays qui manque précisément de houille tout court.
Le triphasé semble être une solution de compromis permettant d’utiliser un courant alternatif tout en donnant un moteur ayant un couple au démarrage très utilisable. Pour les ingénieurs italiens de l’époque, la traction électrique, telle qu’elle est pratiquée sur la ligne des Giovi, n’est nullement le démarrage d’une « grande traction » en ligne, placée sous le signe de la vitesse et des hautes performances. Dans leur esprit, ce sera bien la locomotive à vapeur qui conservera la responsabilité de cette « grande traction », et la traction électrique en monophasé est conçue plutôt comme destinée à des lignes à caractère industriel.
Mais les avantages liés à l’électrification en triphasé sont réels, comme la simplicité des locomotives, leur vitesse constante, et on comprend que les ingénieurs italiens, sous la pression de pouvoirs publics obsédés par le manque de charbon, tiennent compte du succès de l’expérience et finissent par proposer, pour les chemins de fer italiens, un unique système d’électrification. Les lignes de Gênes à Savone, et à San Guiseppe di Cairo, de Bussoleno à Modane, de Lecco à Monza sont électrifiées, et, avant la Première Guerre mondiale, environ 400 km de lignes sont sous une caténaire en triphasé.
Alors : le triphasé du Simplon ?
C’est donc bien dans un esprit d’électrification spéciale pour tronçons particulier que cette électrification du Simplon est entreprise : et c’est d’ailleurs pourquoi le terme de « locotracteur » sera utilisé pour les deux locomotives à disposition d’essieux type 1C1, construites par Ganz, et engagées sur la ligne en 1906. Ces locomotives étaient destinées à la ligne de la Valteline en Italie. Notons que nous aimerions savoir, d’ailleurs, pourquoi elles n’ont pas été livrées à leur destinataire premier : des divergences sur les vertus du triphasé, ou sur la conception de ces machines ? Ou un manque de financement ?
Toujours est-il qu’elles ont deux moteurs fonctionnant directement sous le courant 3000 volts, l’un ayant huit pôles et l’autre douze. Comme le principe, très simple et très logique, du triphasé est que le moteur fonctionne « en phase » à tous les sens du terme avec les phases du courant (se passant d’ailleurs des bienfaits du collecteur très relatifs à l’époque !) le moteur à huit pôles donne, une fois « accroché » à la phase et tournant à une vitesse synchrone, une vitesse de marche à 62 km/h et celui à douze pôles donne 44 km/h. On choisit le bon moteur pour la vitesse désirée, et, ô luxe, on peut même obtenir un 25,5 km/h en combinant les deux moteurs selon la formule dite « en cascade » selon le terme utilisé, notamment, dans l’ouvrage de A. Bachellery « Chemins de fer électriques » paru chez Baillière & fils, en 1925, page 205.
Les enroulements du douze pôles se retrouvant en parallèle avec ceux du huit pôles, ce qui donne une marche à tension moindre. Ces locomotives ont un entraînement par bielles, ce qui forme un ensemble mécanique très cohérent en matière de simplicité et de robustesse, avec les mêmes qualités que l’on trouve dans les moteurs. Elles peuvent fournir plus de 1100 kW. Brown-Boveri livre aussi d’autres 1C1, moins puissantes avec 600 kW, mais offrant deux vitesses de marche avec 35 et 70 km/h, obtenues non par la combinaison précédente, mais par simple changement, sur les moteurs, du nombre de pôles impliqué dans l’aventure.
En 1908, la même firme fournit deux locomotives du type D, toujours à entraînement par bielles. Munies de roues plus petites (diamètre réduit de 1640 à 1250 mm), moins longues, plus lourdes avec une charge par essieu portée de 15 à 17 tonnes, ces locomotives sont excellentes. Elles offrent deux marches, 35 et 70 km/h, pour pouvoir être accouplées avec les précédentes, mais en jouant sur le nombre des pôles des inducteurs (six ou douze, pour l’un et huit ou seize pour l’autre) on obtient aussi 26 et 52 km/h. On a quatre régimes de vitesse correspondant au nombre de pôles utilisé, 6, 8, 12 ou 16. On obtient ainsi 1250 kW, ce qui, notons-le, est déjà loin au-dessus des puissances des locomotives à vapeur de l’époque.
Enfin, une locomotive de type 1D1 est engagée sur la ligne en 1915. Elle est destinée aux trains de voyageurs, et peut circuler à 40 et 70 km/h en tête de rames pesant jusqu’à 550 tonnes. Pesant 81 tonnes, toujours à deux moteurs comme les machines précédentes, cette locomotive peut donner jusqu’à 2100 kW, avec un effort de traction de 13 tonnes, ce qui est remarquable… et même les centrales d’alimentation de Brigue et d’Iselle le remarquent, et le font remarquer, en étant incapables de fournir plus de 2000 kW, ce qui entraînera, malheureusement, le retrait de cette trop puissante locomotive.

Malheureusement le triphasé voit sa fin, du moins sous le Simplon, en attendant son grand recul en Italie, et la ligne est reconvertie en monophasé à fréquence spéciale 16 2/3 (donc, au moins, on garde la fréquence en souvenir !) vers la fin des années 1920.
Les ingénieurs de l’époque pensent à reconvertir les locomotives en ce qui aurait été, en quelque sorte, des « mono-tri », ceci avec la solution de redresseurs à vapeur de mercure, et des « moteurs à induction commutés par les grilles de contrôle des redresseurs » selon les termes d’Yves Machefert-Tassin. Ah ! S’ils avaient pu bénéficier des apports de l’électronique !… Mais, à l’époque, cette science appliquée n’était qu’une lueur dans le regard des plus grands ingénieurs des chemins de fer.
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