La ligne de Valenciennes à Thionville a souvent été qualifiée de « cordon ombilical de l’industrie lourde française », reliant les grands bassins industriels de la sidérurgie et des mines situés respectivement dans le Nord et en Lorraine. Elle a connu les compagnies du Nord, de l’Est, puis elle est devenue, en 1938, une grande artère de la SNCF. Autre grand fait d’armes : elle fut, en ces temps glorieux de l’industrie française, l’artère écoulant le plus gros tonnage de toutes les lignes de notre pays.

Le fantôme du “Calais-Bâle” hante-t-il toujours les voies ?
Cette ligne industrielle a, bien entendu, un trafic voyageurs. Un train de voyageurs connu a parcouru intégralement la ligne : le fameux “Calais – Bâle” (voir notre article déjà paru sur les “Trains à lettres”) qui abandonne la vapeur et circule sous les caténaires de la grande transversale Nord-Est dès l’électrification de Valenciennes-Lumes à partir du 2 juillet 1954. La traction électrique améliore les performances par rapport à sa devancière, malgré la perte de temps due à deux rebroussements, l’un à Aulnoye-Aymeries, et l’autre à Charleville.
Ce train clôt une grande période dès les années après 1871 et qui dure jusqu’à 1919, alors que l’itinéraire reliant la côte à la Suisse par les réseaux français du Nord et du PLM est privilégié pour éviter le réseau de l’Alsace-Lorraine alors devenu allemand. Après 1919, si le trafic voyageurs reliant le Royaume-Uni à l’Alsace augmente, il passe par le réseau français de l’Est et sur des itinéraires concurrents longeant la frontière nord-est, ou, aussi, passant par Dijon. Ces services sont, aussi, en concurrence, sauf pour le luxe, avec les magnifiques trains de la CIWL qui, au service des Anglais, eux aussi, partent de Calais pour l’Italie ou le cœur de la Suisse, comme le “Calais-Méditerranée-Express” (devenu le “Train bleu”) ou le “Simplon-Orient-Express”.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’électrification de la transversale Nord-Est permet une desserte voyageurs de trois trains par jour dans chaque sens, plus des trains de permissionnaires concernés par la présence des troupes françaises en Allemagne. Contrairement à leurs très snobs cousins de la CIWL, ces trains sont “à tranches” avec des rebroussements, des insertions ou des retraits de voitures directes pour Vienne, Innsbrück, etc., notamment à Metz et Bâle, et ils ne sont ni brillants ni rapides.
Comportant une grande diversité très colorée de voitures DEV, UIC, Eurofima, ces trains lourds et lents perdent beaucoup de temps en route, comme l’express Dunkerque-Bâle » BD/DB, l’ « Italia Express » FY/YF et le rapide « Calais-Bâle » CB/BC avec voitures restaurants et couchettes. Ils ne sont pas des références en matière de vitesse… L’électrification Valenciennes-Thionville fera, pour ce trafic voyageurs nord-européen, une concentration de ces trains dits “trains d’Anglais” reliant les ports continentaux recevant les ferries du Royaume-Uni, d’une part, et, d’autre part, la Suisse, l’Italie, et leurs cieux ensoleillés.

Le charbon et le fer sont, eux, des clients fidèles et qui rapportent gros.
Passons aux choses sérieuses avec les trains dits de marchandises. La ligne Valenciennes-Thionville, grande ligne industrielle, dite “la ligne du fer et du charbon”, est une succession de grandes gares très actives, de dépôts qui ne connaissaient pas de repos, de triages dont les faisceaux se perdaient dans l’immensité des horizons. D’interminables trains de wagons-trémies roulant à 60 km/h nuit et jour et faisant trembler le sol, dans les années 1950, marquent le démarrage du monophasé à fréquence industrielle, c’est-à-dire de la nouvelle électrification SNCF qui deviendra une référence mondiale et se forgera, paradoxalement, un avenir dans la grande vitesse.
Pour le moment, on roule lentement et des locomotives surprenantes, dont les fameuses BB-12000, BB-13000, CC-14000, et CC-14100 engagées sur cette nouvelle ligne, illustrent les nouvelles techniques de traction que la SNCF adopte pour le monophasé 50 Hz, et montrent aussi, par leur diversité, les doutes, les problèmes techniques, les choix fondamentaux qui entourent la mise en place de cette nouvelle forme de traction.





Mais quelle locomotive électrique choisir ?
Marqué par la complexité des locomotives essayées en Savoie, surtout une inénarrable BBB-6002 qui n’a jamais « voulu marcher » d’après ses propres termes, Fernand Nouvion qui est chargé de résoudre le problème, a une « réaction épidermique » (d’après l’ouvrage de Machefert-Tassin Yves, Nouvion Fernand et Woimant Jean « Histoire de la traction électrique » La Vie du Rail. Paris, 1986. Tome II, page 265).


En effet, Fernand Nouvion aura pour obsession de vouloir simplifier à l’extrême les locomotives nouvelles, aussi bien en matière de conception générale avec une unique cabine centrale, qu’en matière d’équipements électriques, au prix d’une « affreuse chasse à la complexité » toujours selon les auteurs du même ouvrage.
André Blanc, directeur de la région Ouest de la SNCF, nous a déclaré estimer, pour sa part, que cette « prudence » apparente est le fruit des contraintes imposées par l’EDF qui bride l’essor du monophasé 50 Hz à l’époque.
Et, d’une manière comme d’une autre, le résultat est, comme s’en souvient l’ingénieur général André Cossié, que Fernand Nouvion impose pratiquement des schémas à un fil ! Pour les BB-12000, Fernand Nouvion cherche des équipements suisses du genre éprouvé et simple, comme des disjoncteurs ou des graduateurs, et même impose un graduateur manuel à manivelle qui prendra vite le nom de « coupe-jambon » parmi les équipes de conduite. Ce « coupe-jambon », d’ailleurs, fera payer sa robustesse et sa simplicité par l’impossibilité d’une marche en couplage (c’est-à-dire deux locomotives attelées conduites par un seul conducteur) qui frappera les excellentes BB-12000 jusqu’au bout de leur carrière, limitant injustement leur utilisation.


Supprimer l’organe pour supprimer les pannes.
Cette philosophie du « supprimons l’organe et on en supprime les pannes » est certes possible, en matière ferroviaire, à court terme et pour les usages spéciaux dans lesquels l’organe en question est peu ou pas incriminé. Toutefois cette philosophie, pratiquée à long terme, fait que l’on prend des options définitives et lourdes sans le savoir. Et le développement de l’électronique, qui jouera un rôle très important en matière de traction, ne pourra pas pleinement jouer son rôle pour ces machines dont l’équipement électrique est volontairement trop sommaire.
Mais, il est vrai, ces années 1950 sont marquées par le passage de la traction vapeur à la traction électrique qui pose deux grands problèmes de fond : la formation du personnel de conduite et d’entretien, et l’organisation de l’entretien qui prend résolument une tournure hautement technique.
Du temps des premières locomotives électriques du réseau du Midi, le mécanicien de route pouvait connaître clairement un appareillage électromécanique assez simple, et même intervenir, en cas de dérangement, avec de la toile émeri ou des cales en bois (le bâton de sucette est bien coté) ou en métal (certains y laissèrent accidentellement leur vie, hélas) : c’est une philosophie de la conduite et du dépannage élémentaire très « vapeur » que celle des locomotives Midi des années d’entre les deux guerres. Inutile de dire que ces “pratiques” interdites rendaient furieux des grands ingénieurs comme André Cossié !
Une cabine de conduite type vapeur.
Sur Valenciennes-Thionville, où l’on passe de la vapeur à la traction électrique, subitement et sans aucune expérience antérieure, les choses en sont, au début des années 1950, au même stade professionnellement que pour le Midi des années 1920. Et Fernand Nouvion ou André Cossié le savent : la cabine de conduite doit comporter des organes simples, des équipements clairs, et, pour une trentaine d’années, on trouvera désormais la sélection des pantographes à droite, le manipulateur au centre, les lampes à gauche, avec un ordonnancement immuable et évident pour des équipes de conduite à la qualification en électricité très sommaire. Un guide de dépannage évite au mécanicien d’intervenir sur les équipements et se tirer d’affaire par des actions d’enclenchements directs sur le pupitre de commande.

Et une SNCF favorable au groupe tournant et pas aux convertisseurs.
Les locomotives nouvelles électriques engagées sur la ligne sont très réussies mécaniquement et esthétiquement et ne manquent pas de frapper l’opinion publique par un aspect très fonctionnel et inhabituel, surtout par la cabine centrale et les longs capots. L’opinion publique voit en elle, après le succès antérieur des CC-7100 de Paris-Lyon, une nouvelle image de marque de modernité de la traction SNCF. Leur succès dans le domaine du jouet et du modélisme en fait encore foi.
Un nombre de 105 machines est commandé, soit 85 de type CC-14000 ou 14100 et 20 de type BB-12000 ou 13000. Les performances sont exceptionnelles, surtout pour les CC 14000 capables de donner 4 120 ch à 38,5 km/h où les BB-12000 pouvant donner 3 580 ch à 52 km/h et atteindre 120 km/h en vitesse de pointe (mesures d’époque).
Les 65 locomotives type CC-14100 ont des moteurs à courant continu et un groupe monophasé/continu, les 20 locomotives type CC-14000 des moteurs en triphasé et un groupe monotriphasé. Les 15 locomotives type BB-13000 ont un moteur monophasé à collecteur et, enfin, les 5 locomotives type BB-12000, les moins nombreuses, ont un moteur à courant continu à redresseurs à ignitrons. On notera que la SNCF est très favorable au groupe tournant lourd et complexe et ne pratique la technique du redresseur qu’au compte-gouttes…

La cohérence scientifique n’est pas encore au rendez-vous.
Le terme est d’André Cossié. Les études de ces quatre types de locomotives ont été menées dans le sens de la simplification et de la standardisation la plus poussée possible de leurs organes, amenant une réduction des prix de construction et d’entretien. La cabine unique centrale permet, par rapport à la traditionnelle construction à deux cabines d’extrémité, une économie due à la simplification de l’appareillage, ceci avec un seul poste de conduite et la commande directe manuelle des inverseurs ou des contacteurs à cames. Le câblage basse tension se trouve d’autant plus simplifié et réduit. Les appareils de freinage en cabine, le nombre d’appareils de bord divisé par deux, le regroupement en une cabine unique des appareils de contrôle ou de protection, voilà ce qui amène une simplification générale, donc une réduction du coût. De nombreux équipements comme les auxiliaires entraînés par des moteurs triphasés 380v sont standardisés pour les quatre types de locomotives.
La doctrine de la SNCF évolue et excommunie enfin le groupe tournant.
Mais l’évolution de la doctrine de la SNCF est très nette, comme le montrent les commandes de 1955-1956 pour la deuxième partie de la ligne électrifiée. En effet, 55 locomotives supplémentaires sont commandées : 37 locomotives du type CC à groupe convertisseur mono-continu, 9 locomotives du type BB à moteurs monophasés directs à collecteur, et 9 autres locomotives type BB à redresseurs à ignitrons, cette dernière formule gagnant peu à peu, mais timidement, du terrain.
La solution du moteur triphasé avec groupe tournant mono-triphasé est abandonnée déjà pour cette deuxième commande, en dépit, pourtant, des efforts de traction théoriquement très élevés promis avec 4 120 ch à 38,5 km/h (plus de 3 000 kW).
Représentant une « sécurité (toute théorique) de fonctionnement fondé sur les expériences américaines, hongroises et allemandes (voir page 265 de l’ouvrage cité), les machines à groupe tournant sont, en fait, des centrales électriques roulantes fabricant leur courant traction avec une génératrice entraînée par un moteur électrique acceptant le monophasé 50 Hz.
L’art d’ “accrocher” les moteurs aux phases du courant traction.
Pour ces locomotives type CC, le moteur de la génératrice est synchrone, et il faut l’« accrocher » aux 50 Hz du réseau avec son excitatrice fonctionnant comme un moteur continu. Les moteurs de traction sont asynchrones et sont, de ce fait, des moteurs d’avenir qui reparaîtront aujourd’hui sur du matériel de haute technicité, mais avec des convertisseurs statiques qu’enfin les progrès de l’électronique ont permis de réaliser.
En 1955, ce n’était pas possible et ces locomotives, victimes de la complexité de leur groupe tournant, sont abandonnées, alors qu’elles avaient en elles le meilleur moteur de traction, ou, du moins, un des plus prometteurs.
De leur côté, les cinq locomotives type BB à redresseurs à ignitrons, « faisant l’objet de la première et trop prudente commande » (termes d’André Cossié) sont les premières locomotives à redresseurs construites en série dans le monde. En fin de compte il y aura 148 locomotives de ce type (plus 20 autres pour les chemins de fer luxembourgeois).
Équipées de 8 ignitrons Schneider-Westinghouse scellés mesurant environ 20 cm de diamètre et moins d’un mètre en hauteur, elles ont leurs 4 moteurs de traction alimentés à 750 v, au moyen d’un graduateur haute tension suisse Brown-Boveri commandé à la main par le conducteur, le fameux « coupe-jambon » qui oblige à une manipulation constante. C’est la première fois qu’un engin aussi puissant est aussi compact.
Mais, sur les carnets de notes des ingénieurs, les “courbes efforts-vitesses” relevées montrent que cette remarquable locomotive peut développer, entre 100 et 120 km/h, le même effort qu’une 2D2, mais peut aussi, entre 40 et 60 km/h, remorquer des trains de marchandises de plus de 2 000 tonnes, la mettant en équivalence avec de puissantes locomotives de type CC. Les BB-13000 sont dotées de moteurs directs en monophasé et à collecteur qui marquent en 1954, le « nouveau et dernier progrès en 50 Hz » selon Yves Machefert-Tassin.

Sauvés par le gong.
Nécessitant une forte ventilation du fait de la longueur du moteur due à celle des collecteurs et des connections bobinées, posant des problèmes de commutation et demandant des annexes de réglage nombreux et complexes, ces moteurs ne peuvent, comme tels, jouer techniquement en faveur du monophasé 50 Hz et posent toujours les mêmes problèmes sur lesquels on a buté jadis et qui ont amené, en d’autres lieux (Europe centrale), le compromis du 16 2/3 Hz.
A partir de 1957-1958, la SNCF ne commandera plus d’engins en monophasé et à moteurs directs. On constate que les choses vont très vite pour la SNCF durant ces décisives années de la deuxième moitié de la décennie des années 1950. Louis Armand et son équipe menée par Marcel Garreau et Fernand Nouvion ont gagné leur pari et leur audace, qui aurait pu être catastrophique, a été payante, sauvée à temps par le redresseur statique à ignitrons. Beaucoup d’ingénieurs et de techniciens de la SNCF se souviennent de ces premiers moments sur Valenciennes-Thionville où ces types si divers de locomotives formaient plutôt un parc d’engins expérimental et hétérogène, qu’un vrai parc de locomotives cohérentes et sûres comme le veut le chemin de fer.

Les CC 14000 et 14100 : faire mieux que la vapeur, mais pas plus vite.
Ces très belles locomotives de type CC sont l’objet d’un grand engouement lors de leur sortie en 1954 sur la ligne Valenciennes-Thionville. Ce fait est d’autant plus remarquable qu’il s’agit de locomotives pour trains de marchandises et circulant à une vitesse plus que modérée… qu’elles respecteront, d’ailleurs, en roulant elles aussi à 60 km/h.
Faisant quelque peu figure de « crocodiles » à la française, surnommées “fers à repasser”, il leur manque quand même l’esthétique et le charme des bielles de leurs consœurs suisses. Elles sont construites spécialement pour le trafic marchandises de cette ligne, et elles sont établies avec une vitesse maximale de 60 km/h. Cette vitesse très modeste s’explique par le fait que ces locomotives, d’une part, remplacent des machines à vapeur de type 150 qui circulent à 60 km/h, et, d’autre part, parce que l’on pense que cette vitesse est suffisante pour ce type de trafic composé de trains de minerai lourds et lents. Ces locomotives s’insèrent dans la continuité technique et professionnelle qu’ont les conducteurs des lignes de charbon : un trafic régulier, soutenu, mais à vitesse modérée.
C’est, en quelque sorte, la philosophie du canal, où des péniches qui se suivent à vitesse lente assurent, une fois que la première est arrivée et que les autres suivent un débit absolument incroyable, les milliers et les milliers de tonnes se succédant et étant déchargés de minute en minute. En outre, une vitesse modérée ne demande que des consommations d’énergie minimales, et, surtout, épargne les voies, dont en réduit très sensiblement les coûts d’entretien.

Aussi remarquées que les CC-7100 dix ans auparavant.
Ces locomotives nouvelles de type CC engagées sur la ligne Valenciennes-Thionville sont très réussies mécaniquement et esthétiquement, et ne manquent pas de frapper l’opinion publique par un aspect très fonctionnel et inhabituel, surtout par la cabine centrale et les capots. Il est vrai qu’elles partagent cette disposition à cabine centrale avec les BB-12000 et 13000, mais les CC, plus longues, plus massives, plus impressionnantes, ont beaucoup plus de présence que leurs « petites sœurs » plus courtes et plus trapues. Il est certain que ce sont elles les plus belles. L’opinion publique voit en elles, après le succès antérieur des CC-7100 de Paris-Lyon, une nouvelle image de marque de modernité de la traction SNCF.
Les performances sont exceptionnelles, notamment pour les CC 14000 capables de donner 4 120 ch. à 38,5 km/h (en mesures d’époque), ce qui est, de loin, supérieur à ce que pouvaient donner les locomotives à vapeur qu’elles remplacent. En outre, par rapport à une locomotive à vapeur qui doit passer plusieurs heures au dépôt après un parcours de deux ou trois heures, les locomotives électriques sont disponibles en quasi-permanence, fonctionnant presque jour et nuit sans arrêt, faisant un travail meilleur tout en étant deux à trois fois moins nombreuses.
Une réussite technique, mais au prix de la complexité.
Construites de 1954 à 1957 par Alstom et Fives-Lille et la Compagnie Électro-Mécanique (CEM), les soixante-cinq locomotives CC-14100 ont des moteurs à courant continu et un groupe tournant monophasé/continu consistant en un moteur synchrone entraînant une génératrice série. Les engrenages sont unilatéraux, et les transmissions sont à réducteurs et roues élastiques. Construites de 1955 à 1959 par la Compagnie Générale de Construction de locomotives (Batignolles –Châtillon), les vingt locomotives type C-14000 ont, elles, des moteurs en courant triphasé et un groupe mono/triphasé. Les engrenages sont unilatéraux, et les transmissions sont par le nez. On notera, pour ce qui est du traitement de l’énergie électrique à bord de la locomotive, que la SNCF est en faveur du groupe tournant, dont la conception très mécanicienne n’a aucun mystère ou faille, et ne pratique la technique du redresseur qu’avec une prudence très mesurée, comme tout ce qui vient de l’électronique en ces années 1950 où ce domaine scientifique est encore trop mystérieux.
Les techniques de l’électrification en monophasé de fréquence industrielle ne sont pas encore totalement au point, et les CC-14000 et 14100 utilisent la technique du groupe convertisseur tournant qui est très complexe et lourde puisque consistant à produire, avec une génératrice entraînée par un moteur électrique indépendant, le courant de traction à bord de la locomotive à partir du courant fourni par la caténaire. En somme, on installe deux fois la puissance nécessaire à bord de la locomotive.

Une carrière longue et utile.
Si les 14000 ont une carrière plus courte, les 14100 durent encore jusqu’au XXIe siècle en tête de trains lourds alimentant les grandes centrales électriques et ces centres sidérurgiques du nord et de l’est de la France, mais aussi celle de Creil. Leur puissance de traction exceptionnelle pour l’époque et leur grande souplesse d’utilisation ont fait d’elles la première vraie locomotive électrique pour trains de marchandises, très performante et surtout très fiable en service courant – bref, assurant à leur tour tout ce que l’on demandait auparavant à la locomotive à vapeur.
On se souvient des mises au point « laborieuses », des essais, des comparaisons. Une époque passionnante, différente en tout cas. André Cossié, qui est impliqué dans la conception des locomotives en question, nous a appris qu’il retrouve, avec le monophasé, les conceptions Midi, un réseau qui, avant 1914, avait été le précurseur de ce type d’électrification et, en pouvait même fournir le réseau national EDF en électricité. André Cossié applique, fait, les conceptions Midi sur les BB-12000 et 13000 qui sont des locomotives très cohérentes.
Le moteur direct des BB-13000 serait même, en théorie, le moteur idéal sous un système idéal pour André Cossié, mais, malheureusement, en pratique, il faut faire fonctionner ce moteur avec des annexes complexes avant qu’une solution totalement étrangère, le redresseur à ignitrons, impose le vieux moteur à courant continu sous la caténaire et le système le plus évolué qui soit. « La cohérence scientifique n’est pas encore au rendez-vous » dit André Cossié (réunion de travail avec l’auteur de ce site, le 21 août 1991, à Tarbes (Alstom). Et ce manque de cohérence scientifique se traduit par des années 1950 à 1953 très mouvementées à la DETE : les oppositions avec les constructeurs, déçus de ne pouvoir placer leurs produits, déçus de voir des concurrents passer devant eux alors qu’ils ont déjà fourni la SNCF auparavant, viennent s’imbriquer dans des incertitudes techniques rendant l’engagement de la SNCF difficile.
Par exemple, d’après les carnets de Marcel Garreau, la firme Oerlikon manifeste fortement sa déception, le 12 mars 1952, dans le bureau d’Ange Parmentier où se trouve aussi Marcel Garreau, devant l’intention de la SNCF de ne lui commander aucune machine à moteurs directs pour Valenciennes-Thionville, alors que le moteur direct, précisément, a permis à la SNCF les remarquables essais de Savoie avec une CC-6051 qui a donné satisfaction.
Pour Oerlikon cette décision sera lue comme étant un échec de la part des futurs pays intéressés par le 50 Hz, ce qui sera autant de clients perdus et « tuera commercialement » la firme. Oerlikon insiste et ne peut accepter cette mise à mort commerciale : elle reconnaît que la SNCF est objective dans ses choix, certes, et même a déjà préféré Oerlikon et Jeumont auparavant pour des machines en mono-triphasé. Mais ici, il y a des contraintes économiques, et Oerlikon espère une commande de CC identiques à la CC 6051 pour le réseau de Savoie qui sera électrifié autour de Chambéry dans les années à venir.
On ne peut, certes, que comprendre les dirigeants d’Oerlikon et louer leur désir de donner du travail à leur firme. Mais, en face d’eux, la firme MTE, lors d’une réunion le 17 mars, se plaint (durant le déjeuner ) des très faibles commandes de la SNCF en matière de locomotives à ignitrons.
Entre les pressions des constructeurs, les incertitudes scientifiques et techniques, la position de la SNCF est très difficile : or toute décision, dans la logique même du chemin de fer, engage et fixe le système entier d’une manière durable et inchangeable pour des décennies.
Marcel Garreau consigne, sur ses carnets, son doute et celui de ses collègues ingénieurs qui naît peu à peu vis-à-vis du moteur direct et se demande si les promoteurs de cette solution n’ont pas « fait de la surenchère sur le mono-triphasé sans avoir étudié la question assez profondément » et « s’ils ne veulent pas sauver le moteur direct pourtant dépassé par le moteur Charleroi » (moteur dit « double » réalisé à Charleroi pour le compte du réseau BCK du Congo Belge).
En 1954 le même genre de problème se pose avec l’électrification en monophasé 50 Hz de la ligne Dole-Vallorbe : faut-il des locomotives de type BB suisse monophasé que BBC pourrait construire, ou des CC du type CC-6051 modifié, ou des locomotives du type engagé sur Valenciennes-Thionville ? Le débat n’est pas que purement technique…
Introduire des techniques purement suisses risque, pour la SNCF, de créer une dépendance que l’indépendance d’un grand service public national ne peut souffrir. Marcel Garreau se tire de ce pas difficile en proposant de faire construire des locomotives à moteurs directs par Oerlikon et des locomotives à redresseurs par BBC, un excellent spécialiste du genre : « Ainsi, nous ne déséquilibrerions pas la technique française. Nous ne tuerions pas Jeumont au profit de SW. Nous aiguillerions l’un et l’autre par concurrence technique dans les deux domaines. »

Marcel Garreau, homme seul.
La Direction Générale de la SNCF ne suit pas Marcel Garreau dans cette voie pourtant sage, et Fernand Nouvion, le 24 mars 1954, propose de « faire la part du feu » en limitant la technique suisse aux 13 locomotives Dôle – Vallorbe et la technique Jeumont aux 13 locomotives Bâle – Reding.
Les constructeurs ont de la peine à admettre cette politique de répartition des commandes, tout comme celle de moteurs interchangeables mécaniquement et électriquement à la fois. À la limite, BBC et Oerlikon s’entendraient pour un moteur 100% suisse : la SNCF alors se méfie d’une solution à la fois hybride et techniquement à expérimenter. En juin 1954, la SNCF compare le moteur suisse initial type CC-6051 avec le même revu, et le Jeumont type Valenciennes-Thionville avec ou sans connections résistantes. En fin de compte, le moteur suisse revu est aussi performant que le français sans connections résistantes, et pèse moins (4 tonnes contre 4,7 tonnes). Mais le moteur français est plus endurant et démarre de plus fortes charges. Finalement Marcel Garreau propose aussi la construction de quatre locomotives bifréquence, « ce qui sauvera le moteur suisse pour quelques machines » note-t-il dans ses carnets.
À quoi servent les thèses de doctorat ?
On voit, à travers ces péripéties, comme d’autres qui seront l’objet de nos recherches en vue d’une thèse de doctorat soutenue en 1993, à quel point ce qui peut passer pour une simple évolution technique « naturelle », pour le résultat de purs choix techniques en termes de performances et de coûts, peut aussi être le fruit de contraintes d’ordre économique, social, politique et que l’histoire des techniques ne peut oublier la triple dynamique des systèmes techniques, des organisations (cadres institutionnels) et de la consommation que nous rappelons en référence à Maurice Daumas et Bertand Gille.
Et pourtant des « patrons » comme Ange Parmentier, Directeur du Matériel et de la Traction déclarent le 6 juin 1955 à Marcel Garreau qui prend bonne note : « On nous accuse de changer trop souvent nos conceptions ou nos réalisations. Or, au contraire, nous avons une règle à laquelle nous nous efforçons de nous tenir : n’adopter quelque chose de nouveau que si cela nous apporte une diminution de prix ou une amélioration technique sur le plan de l’entretien ou des performances. »




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