Comment la SNCF naissante a-t-elle conçu sa traction ? On pourrait penser que, avec l’éclosion de la Seconde Guerre mondiale quelques mois après sa création, la SNCF n’ait pas eu le temps ou les moyens de le faire, ce qui serait une erreur historique. Malgré la situation mondiale, les recherches de nouveaux types de locomotives entreprises ou poursuivies par la SNCF en 1938 et 1939 continuent pendant la guerre et sont même actives durant les premières années 1940.
Est-ce le fait que la guerre, devenue « la drôle de guerre », laisse espérer qu’elle ne durera pas ? Est-ce la présence de possibilités concrètes de recherches et d’essais offertes par une infrastructure industrielle et ferroviaire encore en place et rendue encore plus disponible ? Est-ce la présence de « grands patrons » de la Division des Études de Locomotives (DEL) comme André Chapelon encore au travail et non mobilisables, et désireux de poursuivre leurs activités et particulièrement les recherches en traction vapeur pour ne pas être supplantés par les « électriciens » ? Les réponses sont à la fois dans toutes ces explications, mais elles ne sont pas suffisantes. En tout cas, ces années 1938-1947 ne manquent pas de projets et d’essais, surtout en traction vapeur.

Les perspectives en 1938.
En 1938, le total approximatif de 17 500 locomotives de la SNCF comprend environ 12 000 machines françaises et 5 500 d’origine étrangère, allemande ou américaine, issues de la Première Guerre mondiale. L’âge moyen du matériel en question est d’approximativement 30 années et le rajeunissement du parc devient urgent plus par l’existence de locomotives à la technicité dépassée et aux performances devenues insuffisantes, que par la moyenne d’âge encore acceptable.
Mais aussi les locomotives à vapeur sont vieillies par l’image de marque de modernité de la traction électrique, et certains ingénieurs ‘traditionalistes” tiennent à montrer que les possibilités de perfectionnement de la locomotive à vapeur sont loin d’être épuisées et que la locomotive à vapeur est porteuse d’avenir. Environ 5% du parc de locomotives à vapeur en service ont presque un siècle de bons et loyaux services, mais plus de 2 000 machines ont été construites depuis la Première Guerre mondiale et ont donc une bonne carrière devant elles, surtout si on les entoure d’un parc neuf assurant la continuité et la pérennité de ce mode de traction.
Les travaux d’André Chapelon sur de futures locomotives ont ouvert subitement le champ de la puissance et de la vitesse à la locomotive à vapeur et l’ont mise à égalité de performances et de rendement total avec la traction électrique, mais ces travaux resteront des projets et ne seront pas concrétisés.
La locomotive électrique dominera le chemin de fer, mais cela reste à prouver.
La traction électrique est perçue, dans les revues ferroviaires de la fin des années 1930, comme le mode qui inéluctablement dominera le « chemin de fer de demain », du moins si l’on s’en tient aux arguments techniques avancés de puissance, rendement, performances, moindre coût en entretien et conduite, disponibilité, etc. Mais cette domination est plutôt un fait intellectuel ou une idée reçue : rien ne change réellement sur le terrain, et la vapeur continue son règne imperturbable, assurant la presque totalité du trafic du réseau.
Le réseau du Midi a démontré, chiffres à l’appui, que les rapports de coûts totaux entre la traction vapeur et électrique sont de 1 à 0,6 à égalité de kilomètre-train, et même de 1 à 0,5 en tenant compte de la charge moyenne plus élevée réellement transportée en traction électrique, mais aussi c’est le réseau qui, même fusionné avec le PO pour donner le PO-Midi en 1934, est, en 1937, toujours le moins bien placé sur le volume global transporté et ne desservant que des régions faiblement urbanisées ou industrialisées.
Cela veut bien dire que les affirmations techniques en faveur de la traction électrique n’ont pas encore, en 1938, trouvé l’illustration concrète sur le terrain d’un réseau gros transporteur qui pourrait séduire les placeurs de capitaux devenus très rares durant les années de crise que sont les années 1930.

La traction électrique ne décolle pas vraiment durant les années 1930, en dépit des électrifications effectuées, et elle reste une vision d’avenir, une passionnante expérience technique, une “vitrine technologique”, dirait-on aujourd’hui. Le réseau électrique des années 1930 n’a rien de comparable avec, par exemple, le réseau TGV d’aujourd’hui qui, en moins d’une dizaine d’années, a bouleversé le chemin de fer français.
L’électrification Paris-Le Mans (qui fera l’objet d’un prochain article sur “Trainconsultant”) et qui est le chef-d’œuvre de Raoul Dautry qui dirige le réseau de l’Etat jusqu’au 12 juin 1937, ne s’effectue que dans le cadre du plan Marquet anti-chômage – ce qui, pour le moins, montre bien un statut de perfectionnement d’appoint accepté sous la réserve qu’il soit financé par la collectivité, mais nullement un cas d’urgence.
Les réseaux des années 1930 n’ont pas les moyens de financer leur électrification.
Les caisses des réseaux français sont vides, aussi, et l’idée de grands investissements n’est plus de mise. La traction électrique, c’est la sollicitation de capitaux publics qui ne pourront qu’accroître la dépendance des réseaux vis-à-vis de l’État, alors que perfectionner la traction à vapeur, c’est rester dans le domaine traditionnel de propres investissements moindres que les réseaux connaissent depuis un siècle.



Le problème : comment tourner la page de la locomotive conventionnelle ?
Il est intéressant de constater, pour l’historien des techniques, que cette période des années 1933 à 1949 fait partie de ces cycles affectant la locomotive à vapeur et visant à la sortir de sa conception conventionnelle remontant jusqu’à la Fusée de Stephenson en 1829.
Fixée au début du XIXe siècle avec son foyer et sa plate-forme de conduite à l’arrière, sa cheminée à l’avant, sa chaudière couchée, l’attaque directe des cylindres sur les roues motrices, la locomotive reste fidèle à ces principes durant un siècle et demi, mais subit un premier cycle de recherches à partir de 1880 avec les essais d’Estrade (roues de 3 m de diamètre) ou de Thuile (chaudière double, cabine avant, grandes roues), puis un deuxième durant les années 1930 avec les prototypes décrits ci-dessous.


Le premier cycle est manifestement une recherche des grandes vitesses, chose d’autant plus surprenante que le chemin de fer est encore en situation de monopole absolu et ne rencontre aucune concurrence aérienne ou routière. Mais la recherche des grandes vitesses a toujours été inscrite dans l’évolution de la grande traction voyageurs, car transporter plus vite permet de transporter plus, donc de rentabiliser d’autant plus les installations fixes par la simple augmentation du débit des lignes. Ce cycle échoue du fait de la marginalité des innovateurs dont la cessation d’activités (ou la mort) entraîne immédiatement un oubli définitif des projets.
Mais le deuxième cycle qui nous intéresse ici semble axé sur la résolution de problèmes purement ferroviaires et comme extraits d’une situation de concurrence : lutte contre les mouvements parasites, recherche de la moindre usure d’organes, suppression des mouvements alternatifs générateurs d’usure, rendement de chaudières, amélioration de la pénétration dans l’air, etc..
C’est l’époque de nombreuses missions d’ingénieurs français se déplaçant aux USA ou en Allemagne, comme c’est le cas pour André Chapelon, et ceci prouve que ce cycle de recherches est bien le fait officiel des réseaux et non un mouvement marginal comme le premier cycle semble l’avoir été. Et pourtant, c’est immanquablement l’échec en fin de compte, et non seulement en France, mais sur la totalité des réseaux mondiaux novateurs.
En dépit de résultats intéressants, c’est la difficulté d’intégration de ces locomotives non conventionnelles dans un chemin de fer qui est, lui, conventionnel par axiome et « refuse » à tous les niveaux ce matériel exogène : conduite, maintenance, circuits d’approvisionnement en pièces détachées, habitudes professionnelles et mentales, tout se ligue contre ces locomotives nouvelles, et nous retrouverons, dans une moindre mesure toutefois, le même problème avec la traction par turbines des années 1960/70.




Les locomotives à vapeur classiques construites par la SNCF (1939-1947).
Cependant perfectionner ce qui existe déjà, commander des séries nouvelles de machines anciennes, ou commander des machines classiques nouvelles, voilà qui est droit dans la tradition de prudence et de pragmatisme des ingénieurs du chemin de fer. La SNCF naissante ne déroge pas, et commande deux types de locomotives : ce que nous appelons les « neuves » et les « nouvelles ».
Les neuves sont celles que la SNCF construit sur des types anciens hérités des compagnies et ayant bénéficié de perfectionnements partiels. Elles contribuent au vaste plan d’amortissement que la SNCF engage, après la guerre, pour le remplacement prévu de 8 000 locomotives avant 1956. Il s’agit des séries dites P, mais autres que la 232-P-1 non conventionnelle déjà illustrée plus haut.
Les 141-P marquent l’orientation définitive de la SNCF vers la locomotive mixte, apte à la traction des trains de voyageurs à une vitesse modérée, mais acceptable avec un peu plus de 100 km/h, mais aussi apte à la traction des trains de marchandises d’un tonnage moyen : bref, le compromis par excellence, la locomotive unique et « universelle » dont l’exploitation a besoin pour assurer à moindre coût et plus souplement les différentes tâches.



La SNCF abandonne la vitesse et oublie les rêves Nord du 160 à 200 km/h, et se lance dans une politique de traction intermédiaire entre la grande traction voyageurs et la grande traction marchandises, faisant fusionner ces deux concepts dans le cadre d’une politique du moindre coût. Les 141-P forment une importante série de 318 machines dérivant dès 141 de l’ancien PLM que la SNCF pensait initialement reproduire purement et simplement. Mais elle applique à ces 141-P les perfectionnements d’usage : chaudière timbrée à 20kg/cm2, surchauffe, foyer acier, chauffe mécanique, tiroirs à double admission, moteur compound, échappement Kylchap, etc. La vitesse est d’un modeste 105 km/h en service, mais l’effort de traction, à cette vitesse, peut dépasser 2 300kW (3 220 ch), ce qui permet la remorque de trains de voyageurs lourds de plus de 550 tonnes à 80/100 km/h sur des lignes difficiles. Construites entre 1942 et 1948, les 141-P sont pratiquement présentes sur l’ensemble du réseau SNCF.
Les 241-P, nées à la Libération.
Les 241-P, nées à partir de 1948, sont dérivées des 241 du PLM des années 1930, elles excellent sur la ligne Paris-Lyon en tête de trains rapides lourds. Cette série de 35 machines est dotée, elle aussi, des perfectionnements d’usage : surchauffe, chauffe mécanique, sections de passage de vapeur agrandies, etc. Elles peuvent rouler à 120 km/h et fournir, à cette vitesse, un effort de 2 200 kW (3 000 ch). L’une d’elles a tiré un train de 865 tonnes sur une rampe de 5 pour 1000 à 110 km/h et la série fait un bon service sur les grandes lignes de la SNCF une fois chassée de la ligne impériale par l’électrification. L’ensemble de ces locomotives type 241 neuves, mais non nouvelles, représente un important parc de 550 machines construites entre 1938 et 1949 dans le cadre d’une politique de traction prudente menée au coup par coup, utilisant des techniques éprouvées et peu chères, reprenant des types anciens Mais dotés de perfectionnements récents dont la valeur a été démontrée par André Chapelon qui signe, à sa manière, l’ensemble de ce parc moteur.

Parmi les rares machines nouvelles, la 232-U-1 domine :elle est la 8ᵉ de la série des 232 d’origine Nord conçues par Marc de Caso. Construite en 1948 par les établissements Corpet-Louvet à la Courneuve, elle reçoit la quasi-totalité des perfectionnements disponibles à l’époque, plus des roulements à aiguille ou à rouleaux sur l’ensemble du mécanisme. Capable de fournir 2 000 kW (2 800 ch) en tête de trains rapides de plus de 560 tonnes à 120 km/h, cette machine connaît une utilisation suivie sur la relation Paris-Lille, intégrée dans le parc des 231, mais cesse, avec ces dernières, sa carrière au début des années 1960.
Les locomotives d’origine étrangère neuves de la SNCF (1939-1947) : la 141-R domine.
A la fois « neuves » et « nouvelles », commandées à l’industrie américaine ou récupérées sur le sol français comme machines de conception allemande et en cours de construction pour le compte de l’occupant, ces locomotives sont très différentes et marquent, surtout pour l’immense série des 1 323 locomotives américaines, un tournant dans l’histoire de la traction vapeur en France. Constituant la plus importante série ayant jamais roulé en France, la 141 R américaine assure, en début des années 1950, 44,8% du tonnage total de la SNCF . Capables d’assurer un parcours journalier de l’ordre du double des locomotives SNCF classiques, d’une grande robustesse et d’une grande simplicité, pouvant être conduites en « banalisation » (c’est-à-dire par des équipes non titulaires se relayant, contrairement à la tradition SNCF d’équipes titulaires de leur machine), ces locomotives sont produites pour la France par les USA dans le cadre du plan Marshall, d’après un type ancien américain datant de 1918 et modifié, et elles sont livrées à partir de 1945. En 1946 déjà 700 R sont en service et en 1947 la totalité des R est active et démontre que des machines plus simples, moins économes en charbon parce que moins perfectionnées, peuvent être plus rentables par une maintenance économique et la banalisation.



Ceci ne manque pas de provoquer une réflexion en matière de politiques de traction pour la SNCF des dernières années 1940, et il ressort que la grande tradition française de locomotives perfectionnées, « poussées », conduites en finesse par des équipes titulaires et hautement qualifiées, était, tout compte fait, une politique chère et une grave erreur financière. Avec la 141 R une autre politique s’est mise en place par la force des choses, avec des machines simples à moteur à simple expansion, un graissage automatique, des rattrapages de jeu automatiques, etc. et la SNCF découvre que le charbon, malgré son prix élevé, coûte moins cher que la main d’œuvre, et qu’il vaut mieux lutter sur le front des économies de maintenance et de conduite que sur celui du charbon seul, en attendant de résoudre le problème du charbon par sa pure et simple suppression. La conversion d’une moitié des 141 R à la chauffe au fuel sera une solution, en attendant surtout la reprise des les grandes électrifications ou l’arrivée de la traction diesel.
Pourquoi des américaines en France ?
La commande des 141 R ne fut pas faite expressément dans ce sens de la suppression de la vapeur : il s’agissait de faire appel à la seule industrie au monde capable, à la fin de la guerre, de fournir en un temps record 1 340 locomotives à la France, et seules les industries américaine et canadienne, pouvaient le faire, mais en le faisant avec les moyens du bord : à la demande d’une locomotive mixte de type 141 formulée par la France, il n’était possible de répondre qu’avec ce type ancien USRA dont le poids par essieu et les dimensions générales fussent acceptables par le réseau français.
Capable de fournir 2 150 kW (2 920 ch) à 80 km/h, pouvant remorquer ainsi des trains pesant jusqu’à 1 000 tonnes à 95 km/h sur des lignes faciles ou des trains de 800 à 900 tonnes en rampe de 9 pour 1 000 à plus de 80 km/h, les 141 R pouvaient avoir une moyenne de moins de 16 heures de « bricole » aux 1 000 km, c’est-à-dire moins que les machines électriques, et des trains de minerai en double traction aux trains express ou même rapides du service voyageurs, on a vu les R absolument partout, du nord à la Côte d’Azur.
Par rapport à une moyenne nationale de 75 km/jour pour les locomotives classiques de la SNCF, les R assurent une moyenne de 200 km/jour dès leur mise en service, et atteignent 500 ou même exceptionnellement 800 km/jour en 1949 sur la région Ouest.
Avec le recul de l’historien, on peut penser que cette présence massive de 141 R, si elle a certes sauvé le chemin de fer français en le faisant renaître rapidement, a, par contre, par la pauvreté de ses performances, contribué à détériorer l’image de la traction vapeur. Les R étaient sympathiques, fiables, robustes, mais totalement dépassées par rapport à ce qui se faisait de mieux sur les réseaux européens, et loin en dessous des locomotives dessinées par l’anglais Gresley, l’allemand Wagner ou le français Chapelon, pour ne prendre que quelques exemples. Elles ont contribué à la détérioration de l’image de la traction vapeur, mais amené, en même temps, la conduite et la maintenance de l’avenir.
Cette arrivée de la banalisation des équipes de conduite, des parcours élevés pour les machines, d’un entretien à prix réduit ont ouvert la voie à une politique de traction totalement nouvelle et dont la SNCF ne se départira plus désormais, quel que soit le mode de traction, et surtout en traction électrique.
Le mode de traction : le débat chez les ingénieurs.
Vapeur ou électricité ou diesel, voilà vraiment un débat qui n’a pas été celui de toute une SNCF, mais un débat d’ingénieurs de la Direction du Matériel à qui les services de l’Exploitation demandaient des TKBR au moindre coût. Même si la fin de la traction vapeur a pu prendre, ponctuellement et çà et là, une dimension d’opposition entre des idées et des hommes, le grand mouvement historique entraînant la fin de la locomotive à vapeur se jouait en dehors du chemin de fer, en termes de coût sur le plan national, de choix énergétiques nationaux, de concurrence entre moyens de transport (concurrence que, volontiers, nous trouvons faussée…), et toutes ces grandes données viennent frapper le chemin de fer dans son ensemble par l’extérieur, et condamner la locomotive à vapeur. Ni les performances remarquables de la traction vapeur sont en cause, ni sa fiabilité exemplaire.
C’est bien le coût seul qui a joué : coût non des locomotives (elles sont moitié moins chères que leurs équivalents électriques ou diesel) Mais de leur charbon, de leur maintenance, de leur conduite. Il aurait fallu un choc pétrolier durant la guerre ou à sa fin pour tuer la traction diesel dans l’œuf et avant son essor fondé sur un pétrole abondant et à bas prix, une énergie nucléaire en retard dans son développement pour laisser la traction électrique dépendre des ressources fluctuantes et limitées de la « houille blanche », pour que la traction vapeur survive et face l’objet de recherches et d’essais intensifs, et sorte, avec Chapelon, du stade technique saturé « Stephenson + Seguin » dans lequel elle était enfermée depuis plus d’un siècle, prenant alors une toute autre forme, une autre dimension, une autre économie d’exploitation.
La traction électrique à la création de la SNCF.
Entre 1938 et 1948 le parc moteur électrique passe de 1 169 à 1 229 engins tous types confondus , mais à cette augmentation modique du nombre correspond une part de trafic augmentée de 42%. Cela veut dire que, dans un premier temps, l’augmentation de la longueur des lignes électrifiées n’implique nullement celle du nombre de locomotives électriques engagées déjà, tellement les locomotives électriques sont disponibles et souples. La SNCF de 1938 le sait et ses projets d’extension de son réseau électrifié utilisent cet argument en face de celui du coût d’achat double des locomotives électriques par rapport aux locomotives à vapeur. La SNCF est acquise à la cause de la traction électrique et, surtout, veut enfin réaliser ce que le PLM n’avait jamais pu (ou voulu) faire : l’ électrification de la grande ligne impériale Paris-Lyon-Marseille et ses prolongements sur la Côte d’Azur.
Mais, pour le moment, les politiques et les techniques de traction dominantes sont celles des anciennes compagnies Midi, PO-Midi et Etat. Le parc consiste, nous l’avons vu, en des 2D2 de vitesse et des BB mixtes ou marchandises, plus des automotrices de ligne ou de banlieue. En 1936 le PO-Midi possède 510 locomotives, mais le nombre de machines de vitesse n’est que de 78, les 432 autres étant des BB mixtes ou marchandises.
Ce fait montre que la traction électrique n’a abordé la vitesse que marginalement, relativement, et que ses champs d’action ont été beaucoup plus utilitaires et ordinaires que l’on ne le pense. Le total des lignes électrifiées en France est de 3 340 km en 1938, mais 20% du trafic de la SNCF est assuré sur ces lignes, et reste assuré en 1943, puis augmenté inéluctablement après la guerre. La référence Midi est très forte à la SNCF : ce réseau, pionnier de la traction électrique dès 1911 et apportant 3 028 km électrifiés à la SNCF en 1938, marque de la doctrine Midi les politiques de traction SNCF en matière de marchandises ou de trains mixtes et lègue à la SNCF un fort parc de BB de 800 à 1 470 kW selon les types et les époques de construction. De la remorque modeste de trains de 200 tonnes à 50 km/h entre Tarbes et Pau lors des débuts à celle de trains 400 ou 500 tonnes à 105 km/h, les progrès ont été évidents, mais ne sortent pas vraiment la traction électrique de son second rôle derrière la vapeur sur ce terrain.
Cependant les exploits des 2D2, après une période d’essais et de comparaisons de divers types de transmission et de moteurs, donnent aux machines de type suisse avec transmission Buchli le statut de locomotive électrique de vitesse par excellence, roulant désormais à 120/140 km/h en tête de trains lourds de plus de 700 tonnes sur les réseaux PO ou État. Cette traction électrique est l’œuvre d’Hippolyte Parodi qui réalise les grandes électrifications du PO et l’interconnexion électrique entre les centrales du Sud-Ouest et la région Parisienne, et la conception Parodi domine nettement les politiques de traction de la SNCF de l’époque. Le plan quinquennal du 4 juillet 1939 prévoit l’électrification des lignes de Brive à Montauban pour combler la lacune entre les anciens réseaux Midi et PO, de Laroche à Dijon et à Lyon pour assurer au mieux l’écoulement du trafic sur cette difficile section de la ligne Paris – Marseille.
Mais seule la section Brive – Montauban sera achevée en 1943, assurant dorénavant la continuité électrique Paris-Toulouse. Toutefois, des locomotives du type BB Midi ne pourront assurer, sur cette ligne sévère, la traction des lourds trains de marchandises de 1 200 tonnes à 45 km/h ou de messageries de 750 tonnes à 105 km/h. La SNCF met à l’étude de nouveaux types : une CC et une BBB. L’ingénieur Marcel Garreau a noté dans ses carnets, scrupuleusement et régulièrement, ce qui s’est dit lors des réunions de la DETE entre 1940 et 1945, témoignant de la persévérance des recherches durant cette période difficile. Le 18 août 1940, la SNCF commande 32 machines de type BB pour Brive-Montauban et envisage la commande de 16 CC du type 6000. Le 11 septembre 1940, une réunion avec la firme SW et Schneider a pour objet la conception de la CC 6000 et du nombre de moteurs.


L’électrification Paris-Lyon est déjà chiffrée par l’ingénieur Henri Lang (qui, hélas, ira mourir en déportation ) : 1 559 milliards de francs en matériel roulant, 2 887 en installations fixes donnant 150 000 kWh en pointe pour 60 trains rapides de 750 tonnes lancés à 130 km/h. L’ensemble des électrifications des 20 années qui suivront la guerre est donc déjà prévu en 1941.
Mais les électrifications du nord et de l’est ne sont pas encore prévues, et les 2D2 n’auront certes pas la carrière qui leur est promise ici : la locomotive de vitesse à adhérence totale type CC et BB ne leur laissera qu’un chant du cygne sous la forme de 35 machines seulement, et engagées sur Paris-Lyon. La banalisation des voies sur Paris-Lyon est prévue, par contre (réunion du 27 mai 1941) avec circulation de trains en batteries, les trains lents sur la voie normale paire et les trains rapides les doublant sur la voie impaire, puis vice versa en sens inverse, solution effectivement appliquée durant les années 1950. La CC 7000 est à l’ordre du jour le 18 novembre 1942 et le débat porte, avec la firme du Creusot, sur la construction soudée. À 7 700 000 F (soit 65 F/kg en moyenne) la firme se déclare perdante : et pourtant le prix est élevé par rapport à celui des locomotives à vapeur (35 F/kg) : les problèmes du prix de revient du matériel moteur sophistiqué commencent à se poser et lorsque, en juin 1943, on songe au 3 000 v pour Paris-Lyon, l’augmentation de prix est de 20% pour des BB passant de 1 800 à 2 400 ch et de 80 à 92 tonnes, raison qui contribuera fortement au refus de cette solution inédite en France.


La grande vitesse ? Très bien, mais pour (beaucoup) plus tard.
Mais c’est aussi, et toujours, l’époque du refus d’une politique de recherche prioritaire des grandes vitesses : en 1944, la CEM propose, pour Paris-Lyon, une nouvelle 2D2 très performante, mais Marcel Garreau, qui représente la DETE et engage la SNCF, refuse cette machine qui pourrait rouler à 160 km/h et dont la puissance à pleine charge est à 90 km/h : la CEM revoit sa copie et propose une 2D2 roulant à 140 km/h et avec une puissance à pleine charge à 67 km/h.
À la Libération, le dossier des grandes électrifications est prêt. Dans une France qui veut préparer une époque « moderne » dans laquelle les solutions techniques nouvelles comme l’électrification de la SNCF, l’énergie « atomique », l’aviation civile à réaction, les autoroutes joueront le rôle de premier plan, la décision de la construction des prototypes CC 6001 et BBB 6002 est faite.
La CC 6001 est une machine intéressante : elle inaugure la disposition d’essieux type CC en France (autre que les machines de butte à bielles du PO), c’est-à-dire le type à adhérence totale avec deux bogies de trois essieux chacun. Cette disposition aura, à l’avenir, un succès dans un domaine totalement autre que celui des trains de marchandises avec la série des CC 7000 de vitesse pour Paris-Lyon après la guerre, mais, pour le moment, le type CC est un type marchandises. Portant en lui les conceptions nouvelles de l’époque comme les bogies en acier soudé attelés entre eux et portant les organes de traction et de choc, ou la présence de trois moteurs par bogie (suspendus par le nez), la récupération au freinage, ou le démarrage par réglage automatique sur l’intensité, cette CC préfigure par beaucoup de caractéristiques la locomotive électrique future. Elle n’est livrée qu’à un seul exemplaire en 1946.
La BBB 6002, avec des trois bogies à deux essieux, utilise une formule qui ne sera pas poursuivie sur le réseau de la SNCF (sauf avec les toutes dernières locomotives pour trains-navettes du tunnel transmanche) : l’avantage de cette disposition d’essieux est une inscription en courbe à faible rayon très facile, grâce au déplacement possible du bogie médian sur 280 mm de part et d’autre de l’axe longitudinal de la machine. Livrée tardivement par les usines du Creusot en 1948, cette locomotive ne connaît pas de descendance pour des raisons qui ne sont pas clairement établies. La complexité d’une locomotive à trois bogies, une préférence déjà nettement marquée pour le type CC avec Paris-Lyon, le désir de confier le trafic marchandises et mixte à un parc de locomotives homogène exclusivement à disposition d’essieux BB, sans doute voilà des raisons plausibles, sans compter des défauts inhérents à la BBB 6002 elle-même.


La traction à moteur à combustion interne : les projets SNCF (1938-1948).
Pour cette décennie 1938-1948, le sujet est rapidement traité. L’ensemble du parc moteur à combustion interne de la SNCF se trouve rapidement éparpillé et immobilisé dès le début des hostilités pour une évidente cause de pénurie de carburant dont l’armée a besoin en priorité. Garant la dizaine de locomotives ex – PLM, les locotracteurs nombreux des différents réseaux et le bon parc d’autorails qui a été redistribué en 1938 sur les nouvelles régions, la SNCF ne fera d’essais en traction thermique que sous la forme du montage de systèmes gazogènes ou au gaz de Lacq sur des autorails, notamment dans le Sud-Ouest. Le réveil du parc à moteurs thermiques se fait très subitement en 1945 et 1946, et nous avons déjà décrit la mise à contribution très intense à laquelle les autorails sont soumis. Les besoins sont tels, en matière de locomotives de manœuvres, qu’une commande de 100 locomotives diesel de manœuvres est effectuée auprès de la firme américaine Baldwin – Westinghouse, dans le cadre du plan Marshall, en 1946, et ces locomotives représentent la première série importante de locomotives diesel lourdes mises en service en France. En fait, trop puissantes et trop lourdes pour les manœuvres, mais pas assez puissantes pour la traction en ligne, ces machines de 110 tonnes ne développent qu’un modeste effort de traction de 486 à 560 kW selon les séries, et ne roulent qu’à 96 km/h au maximum. De disposition d’essieux A1A-A1A, elles ont deux bogies de trois essieux dont deux moteurs et un central porteur. Il s’agit originellement de machines américaines de type BB dont le poids par essieu de 32 tonnes (acceptable pour les voies américaines) a été diminué par adjonction d’un essieu porteur dans chaque bogie, ce qui place la locomotive en dessous de la limite des 21 tonnes admises sur certaines voies françaises. Ni machine de ligne, ni vraiment machine de manœuvres, ces A1A-A1A 62000 sont des compromis dictés par l’urgence des besoins, mais elles se révèlent comme d’excellents et très robustes machines à tout faire. Elles seront une véritable vitrine de la traction diesel : d’une fiabilité exemplaire, d’un entretien réduit, profitant d’un coût très bas du pétrole, ces machines, surnommées « Baldwin », ouvriront la voie de la traction diesel en France, même si celle-ci abandonne la philosophie américaine et évolue vers des machines fines et complexes, fécondes en pannes et en problèmes de mise au point, comme nous le verrons.

En conclusion : les apports de cette première décennie de la SNCF.
L’examen des politiques et des techniques de traction pour cette première décennie montre que, si la traction vapeur s’inscrit dans une logique de la continuité avec l’apport des anciens réseaux, la traction électrique, par contre, s’ouvre à des projets nouveaux en rupture plus nette avec l’héritage des réseaux. La locomotive à vapeur est perfectionnée, la locomotive électrique est tout autre. La locomotive à vapeur a déjà vécu, c’est vrai, sa grande période de transformation avec les travaux de Chapelon durant les années 1930. La locomotive électrique, elle, est encore dans sa première génération avec les BB et les 2D2.
Mais pour ce qui est de « la traction de l’avenir », terme que l’on retrouve souvent dans les revues de l’époque, il est certain que c’est l’électricité qui l’assurera. La guerre, dans une certaine mesure, accélère ce processus en créant, à la libération, un fort désir de paix et de modernité. Les recherches en traction électrique sont intenses dans toute l’Europe, y compris en Allemagne et en Italie. La traction électrique, surtout, bénéficie d’un nouveau dynamisme avec l’arrivée d’une nouvelle génération d’ingénieurs comme un André Cossié, un Marcel Garreau, un Fernand Nouvion, qui, sous la menée de Louis Armand, vont faire bouger les choses. C’est bien, nous semble-t-il, d’abord une affaire de générations, une affaire d’hommes et de convictions.

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