Fernand Nouvion : la grande vitesse, ce fut lui, aussi.

Né en 1905, Fernand Nouvion est décédé à la fin du mois de janvier 1999, à l’âge de 94 ans, après avoir passé ses dernières années dans la maison de retraite Korian de la rue Médéric (Paris 17ᵉ), toujours accompagné par Mademoiselle Roberts, sa discrète et fidèle amie. Le mardi 2 février 1999 fut une triste journée, celle de son enterrement dans la petite église Saint-Lambert de Paris, avec une foule d’amis et d’anciens collaborateurs venus se joindre à sa famille et à ses proches. Nous avons eu la chance de rencontrer plusieurs fois le grand ingénieur, chez lui près de l’Étoile où il nous montra son train électrique Märklin (locomotive “Boîte à sel” en écartement “1” et rhéostat) de son enfance qu’il avait toujours précieusement gardé, ou encore à son bureau de l’UIC lorsqu’il nous a reçus pour des entretiens. Il nous a fait l’amitié de venir à notre soutenance de thèse consacrée à l’histoire de la traction à la SNCF, ceci en Sorbonne, en octobre 1993, accompagné par Marie-Noëlle Polino (SNCF Patrimoine actuellement) qui avait organisé ce qui fut pour nous une surprise et un encouragement, Nouvion étant assis, au premier rang dans l’amphitéâtre, juste derrière le “thésard”, et fermement décidé à le soutenir en prenant la parole au cas où… Nous l’avons vu, pour la dernière fois, rue Médéric, en 1997 pour lui remettre un exemplaire de notre livre “Cinquante ans de traction à la SNCF :enjeux politiques, économiques et réponses techniques -1938-1988” (CNRS Editions, 1997).

Qui, dans le monde des chemins de fer et pas seulement en France, n’a pas entendu parler de sa carrière ? Il a été au cœur de la politique de traction de la SNCF à partir des années 1950. Choisissant le chemin de fer par passion au sortir de ses études (Polytechnique et École supérieure d’électricité (ESE ou “Supelec”) il cherche une place au chemin de fer, d’abord dans la plus « électrique » des grandes compagnies de l’époque, le Paris-Orléans (PO), dont Hippolyte Parodi avait entrepris d’électrifier les grandes lignes.

D’après l’historien Jean-François Picard dans un remarquable article « Fernand Nouvion, génie de la traction électrique »Revue d’histoire des chemins de fer, 26 | 2003, 229-249 : “Non sans humour, Nouvion rappelait qu’il y fut accueilli pour s’entendre conseiller de s’adresser plutôt aux Chemins de fer de l’État (Ouest), « …où on était moins regardant sur la qualité des candidats ». C’est ainsi qu’il est recruté au réseau de l’État, en 1930, alors dirigé par Raoul Dautry et sur le point de lancer l’électrification de la ligne Paris-Le Mans. Pendant la guerre, Fernand Nouvion s’occupe des révisions des fameuses 2D2-500 État et il se fait remarquer par ses talents d’organisateur en obtenant un résultat l’amène à publier, en 1942, son premier article dans la Revue générale des chemins de fer sous le titre éloquent de « réduction des immobilisations du matériel ».

La “bande à Nouvion” fait parler d’elle.

Toujours d’après Jean-François Picard, ceux qui ont travaillé avec Fernand Nouvion s’accordent à reconnaître ses rares capacités d’un meneur d’hommes. “Il savait insuffler un esprit de « commando » à ceux qu’on ne tardera pas à appeler la « bande à Nouvion », Marcel Tessier, André Cossié et bien d’autres, même si cela agaçait plus d’un collègue au sein d’une entreprise en principe peu soucieuse du vedettariat de ses ingénieurs”.

Quand la presse se présentait pour faire un reportage, Marcel Garreau, surnommé “l’aigle noir” à cause de son regard perçant et son peu de goût pour “la com” (qu’il appelait “faire du cinéma”), disait froidement aux journalistes : “Si c’est pour le “cinéma”, Messieurs, voyez dans le bureau du fond, là-bas”…. Le “bureau du fond” était celui de Fernand Nouvion.

IL faut dire que Fernand Nouvion a impressionné Louis Armand qui l’intègre sans une équipe de recherche déjà brillante, celle de la fameuse DETE (Direction des Études de Traction Électrique) menée par Marcel Garreau, le père de la CC-7100. C’est Nouvion qui met sur pied les fameux records de 1955 à 331 km/h, et qui s’engage personnellement, jouant sa crédibilité et sa carrière dans ce qui est bien une aventure risquée : la presse américaine suit l’événement depuis un avion et espère filmer le plus beau déraillement du monde ! Pour du “cinéma”, c’en fut, même sans le déraillement espéré.

Fernand Nouvion (1905-1999). Homme à la forte personnalité qui sait attirer sur lui la fidélité et l’admiration de ses collaborateurs, il était un grand habitué des réunions mouvementées à la Direction du Matériel SNCF rue Traversière, avec « avis météo défavorable » (disait-on discrètement autour de lui) !

Nouvion participe à la conception ou la mise au point d’innombrables séries de locomotives, invente la biréduction et le bogie monomoteur, ouvrant véritablement à la SNCF ce que nous avons appelé une « ère Nouvion » dans notre ouvrage CNRS. Il est le promoteur de la grande vitesse dont la SNCF fait sa politique de traction à partir de 1967.

Ingénieur marquant dans l’histoire de la traction électrique de la SNCF, Fernand Nouvion est d’abord connu comme étant l’homme des records de vitesse à 331 km/h de 1955, records qui démontrent la possibilité, avec une trentaine d’années d’avance sur la réalité technique, de la traction électrique à grande vitesse. Mais Fernand Nouvion s’est aussi trouvé au cœur des débats qui ont donné naissance au TGV et au renouveau du chemin de fer en France.

Nouvion, auteur et historien de la traction électrique.

Fernand Nouvion a beaucoup écrit, et un de ses ouvrages les plus connus est son “Histoire de la traction électrique en France” écrit avec Yves-Machefert-Tassin et Jean Woimant, paru aux éditions “La Vie du Rail” en deux grands tomes, l’un en 1980 et l’autre en 1986. Dans ses nombreux écrits, Nouvion distingue trois grandes périodes en matière de traction électrique en France : celle des « balbutiements » (1898-1920) avec le courant continu basse tension et le courant alternatif 16 2/3 de diverses tensions, puis celle dite de “l’ère Parodi” (1920-1950 environ) avec le courant continu 1500 v et la locomotive de vitesse à essieux directeurs; et enfin celle de dite de “l’ère Armand” (1950 à aujourd’hui) avec le courant monophasé industriel et la locomotive à adhérence totale.

Des records de 1955 aux électrifications 25 kV en monophasé.

Les records de 1955 marquent l’apogée du moteur à courant continu, « le meilleur possible » en matière de traction ferroviaire, selon les termes de Nouvion, et sans doute le plus apte à la vitesse, le stade ultime de perfectionnement auquel arrive système 1500 volts en France. Ces essais consacrent l’avènement de la locomotive à adhérence totale que la SNCF adopte dorénavant.

Ces records se déroulent, il faut le dire, dans une période exceptionnellement favorable à l’innovation technique ferroviaire en France. Des ingénieurs innovateurs et brillants peuvent faire des prototypes et des essais grâce à la DETE, notamment Marcel Garreau et Fernand Nouvion.

Louis Armand, Directeur Général de la SNCF depuis 1949, se fait le champion de deux grandes idées : l’électrification en courant monophasé de fréquence industrielle, et l’utilisation du réseau général EDF qui en découle naturellement, qui « pousse le réseau général de l’EDF jusqu’à la locomotive au lieu de l’arrêter à la sous-station », selon les termes mêmes de Fernand Nouvion.

Nouvion à bord d’une voiture (transformée en voiture de mesures) du train d’essais de 1954 avec la CC-7121 en tête de la rame : la vitesse record de 243 km/h est atteinte dans les environs de Dijon. On fera mieux l’année suivante dans les Landes. Appareil de mesure à lampes, robustes broches et connections à vis, et micro à fil… l’équipement est typique de l’époque…. casque compris !
La CC-7001, locomotive créée par Marcel Garreau que Fernand Nouvion admirait tant, à la fois la locomotive et son créateur. Nouvion voulait en faire la locomotive des trains à grande vitesse.

La « biréduc ».

Un autre des grands apports de Fernand Nouvion est la biréduction, solution innovante dont le moins que l’on puisse dire est que son acceptation fut assez mouvementée à la SNCF à l’époque, notamment de la part de Jean Dupuy, Directeur du Matériel puis Directeur Général de la SNCF. C’est une solution mécanique permettant, au niveau des bogies moteurs des locomotives diesel ou électriques, de donner deux rapports de réduction, c’est-à-dire une marche rapide pour les trains de voyageurs (160 Km/h), et une marche lente pour les marchandises (100 Km/h), avec, dans le deuxième cas, un effort de traction accru.

Cette technique permettait de résoudre le problème de la locomotive dite « universelle », apte à tout faire. Un grand nombre de locomotives de la SNCF des années 1960 et 1970 seront munies de la biréduction, en attendant que, aujourd’hui, les progrès de l’électronique permettent de construire des locomotives universelles.

Le principe de la biréduction, ici appliqué à une BB-16500. Document SNCF.

La grande vitesse : Fernand Nouvion au cœur du débat.

Mais la gestion du TGV a occasionné beaucoup de débats à la Direction du Matériel, en particulier pour ce qui était de la formule même du train: rame automotrice ou train classique ? Deux écoles s’affrontèrent durement durant les dernières années 60 : d’une part, les partisans de la formule utilisant une rame indéformable composée de remorques encadrées par deux motrices, et, de l’autre, une rame «panachée» avec des motrices et des remorques sur toute sa longueur, et permettant une composition et une longueur variables à la manière des rames de banlieue.

Fernand Nouvion rejette l’une et l’autre de ces deux solutions, et propose la solution de l’automotrice au profit du train classique remorqué, plus sûr à tous points de vue, infiniment moins cher à mettre en œuvre, et par définition à composition variable. Il propose, pour les trains à grande vitesse, une solution qui consiste à utiliser des couplages de CC-7100, deux en tête et deux en queue, avec des rapports d’engrenages modifiés en vue d’une augmentation de la vitesse, et un nouveau carénage. Ces couplages entraîneraient des rames composées de voitures classiques à bogies et dotées de carénages d’extrémité.

Fernand Nouvion n’est pas écouté, pour une fois.  C’est alors qu’il quitte ses fonctions et prend sa retraite avec, certainement, de l’amertume, mais nullement un oubli de ce qui a fait une vie passionnée et active. Il aimera le chemin de fer jusqu’au bout, recevant volontiers ceux qui lui en font la demande, aidant les chercheurs et les historiens du chemin de fer dans leur tâche.

La BB-12000, une des machines les plus connues créées par Fernand Nouvion.

Construite entre 1954 et 1961, cette série de curieuses locomotives marque, avec sa cabine centrale et ses deux capots, un premier « design » spécial pour la locomotive pour trains de marchandises de la part de la SNCF, ce qui lui vaudra le surnom, avec les BB 13000, et les CC 14000 et 14100, de « crocodile » ou de « fer à repasser ». Mais aussi elle ponctue le départ des grandes électrifications en courant monophasé de fréquence industrielle 25.000 volts 50 Hz sur la grande ligne Valenciennes-Thionville en 1954, alors qu’elle était prévue initialement pour le 1500 v continu en 1951-52.

Électrifiée en 1954, la ligne Valenciennes – Thionville démontrera la réalité de ce nouveau système d’électrification ferroviaire qu’est le monophasé à fréquence industrielle 50 Hz, ses performances, sa validité, son avenir. Louis Armand, directeur de la SNCF, joue tous ses atouts dans cette électrification, après les essais menés en Savoie à la fin des années 1940 et au début des années 1950. C’est son affaire personnelle. Il obtient difficilement l’accord du Conseil d’Administration de la SNCF. Il ne lui reste plus qu’à se tourner vers les fidèles ingénieurs Garreau et Nouvion pour leur demander de lui trouver quoi mettre sous la nouvelle caténaire. Effectivement les locomotives restent à créer. Mais ce pari-là sera aussi tenu et gagné.

Quatre locomotives pour Valenciennes – Thionville.

Quatre séries de locomotives sont prévues pour cette ligne. D’abord des BB, sous deux formes, soit à redresseurs à ignitrons (BB-12000), soit à moteurs directs (les BB-13000), prévues pour des trains de voyageurs ou de marchandises et à vitesse maximale de 120 km/h. Ensuite des CC, les unes à groupe convertisseur tournant monophasé/continu (CC-14000), les autres à groupe convertisseur tournant mono-triphasé (CC-14100), pour trains de marchandises et limitées à la vitesse de 60 km/h  – cette vitesse très basse s’expliquant par le remplacement de locomotives à vapeur type 150-X dont les performances sont purement et simplement reconduites…

Des essais entrepris à Hirson pendant les années 1952-53 sont prometteurs et dans la réalité des faits tout ira très bien, et ces locomotives à redresseurs à ignitrons se révéleront supérieures à des CC bien plus puissantes. À partir de 1961 la SNCF abandonnera la locomotive à moteurs directs, et peu à peu, les locomotives, toutes désormais à redresseurs, recevront des diodes ou des thyristors. Mais les redresseurs à ignitrons resteront en service pour des décennies et, en fait, assureront le démarrage de la traction en monophasé 50 Hz non seulement en France Mais dans beaucoup de pays d’Europe ou du monde, notamment aux Indes où Fernand Nouvion accomplit de nombreuses missions.

Marqué par la complexité des locomotives essayées en Savoie, Fernand Nouvion simplifie à l’extrême les locomotives nouvelles, aussi bien en matière de conception générale avec une unique cabine centrale, qu’en matière d’équipements électriques au prix d’une « affreuse chasse à la complexité » selon les témoignages des ingénieurs de l’époque : Fernand Nouvion impose pratiquement des schémas à un fil !

Pour les BB 12000, Fernand Nouvion cherche des équipements suisses du genre éprouvé et simple, comme des disjoncteurs ou des graduateurs, et même impose un graduateur manuel à manivelle qui prendra vite le nom de « coupe-jambon » parmi les équipes de conduite. Ce « coupe-jambon », d’ailleurs, fera payer sa robustesse et sa simplicité par l’impossibilité d’une marche en couplage qui frappera les excellentes BB 12000 jusqu’au bout de leur carrière, limitant injustement leur utilisation.

La carrière des BB 12000.

Ces robustes locomotives, très connues sous le nom de « fer à repasser », sont engagées sur les roulements marchandises des grandes lignes du Nord et de l’Est, remorquant de lourds trains de charbon et de minerai, mais aussi assurant toutes sortes de trains, y compris des messageries rapides. Leur aptitude à rouler à 120 km/h leur ouvre aussi le service des trains de voyageurs, et on verra les BB 12000 en tête de nombreux omnibus ou trains express régionaux sur l’ensemble des lignes électrifiées en 25000v 50 HZ, notamment dans le Jura ou la Savoie.

Leur dépôt d’attache principal est celui de Mohon, qui reçoit 91 machines. Le dépôt de Lens en recevra 45. L’atelier directeur des BB-12000 est celui d’Epernay. L’amortissement de la série s’effectue à la fin du siècle qui l’a vu naître et aujourd’hui il n’en circule plus aucune sur les lignes de la SNCF. 

Caractéristiques techniques.

Type : BB

Date de construction : 1954 à 1961

Courant : 25000 v. monophasé 50 Hz

Puissance : 2.470 kW

Moteurs : 4

Transmission : latérale à cardans

Masse : 80 à 84 t selon les types

Longueur : 15,2 m

Vitesse : 120 km/h

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