La « gearless » du PO : la France croit (encore) aux vertus dépassées.

Si le réseau français a vu circuler beaucoup de locomotives à vapeur de construction américaine, notamment à chaque lendemain de deux Guerres mondiales, les locomotives électriques d’outre Atlantique n’ont guère eu de succès, surtout cette bien bizarre type 2CC2 achetée en 1924 par le Chemin de fer de Paris à Orléans, et assez rapidement laissée pour compte, en dépit de la très intéressante technique dite « gearless ».

Il faut dire que les États-Unis, au début du XXe siècle, sont un pays pionnier de la traction électrique et que certaines firmes au nom célèbre mondialement feront parler d’elles, surtout dans les transports urbains, comme Thomson-Houston, ou Sprague.

Vue sur une rare plaque de verre de la collection Petiet : la 2CC2 américaine du PO, vue ici après sa transformation. Les pantographes, ajoutés lors de la transformation, permettent la circulation sous le 1500 volts continu.

Mais qu’allait faire le Paris-Orléans dans cette galère, certes passionnante, mais déjà dépassée du « gearless » ?

Le problème de la transmission de l’effort du moteur aux roues motrices a toujours été un casse-tête pour les ingénieurs qui ont conçu les locomotives électriques, même chez ceux d’entre eux les moins atteints par la « perfectionnite » (une maladie professionnelle mentionnée dans le « Histoire de la traction électrique » (Editions La Vie du Rail, 1980 et 1986) : comment faire passer la puissance motrice d’un moteur, posé sur un châssis, jusqu’à des essieux moteurs qui se débattent verticalement par rapport à ce châssis du fait du jeu de la suspension absorbant les inégalités de la voie ? Il y a eu les bielles sous diverses formes (voir notre article déjà paru à ce sujet), et puis les fameuses transmissions Buchli suisses, mais ces systèmes sont lourds et complexes. Le mieux, parfois, revient à supprimer le système pour supprimer le problème…

Le « gearless » (mot à mot en anglais : « sans engrenages ») est bien la suppression de tous les engrenages, bielles ou divers systèmes de transmission. Cette très intéressante technique a son heure de gloire aux Etats-Unis lors des débuts de la traction électrique, vers la fin du XIXe siècle. Elle consiste à monter des moteurs directement sur les axes des essieux moteurs des locomotives, l’induit du moteur étant calé directement sur l’axe de l’essieu. En somme c’est l’essieu qui devient le moteur, ou, si l’on veut, le moteur qui se construit autour du corps d’essieu, entre les roues.

Aucune transmission et aucune démultiplication n’intervient donc pour transmettre l’effort du moteur aux roues, ces dernières tournant directement avec le moteur lui-même dont elles font, en fait, partie. C’est, en quelque sorte, la solution retenue par certains constructeurs d’automobiles électriques actuelles qui placent le moteur dans la roue.

L’avantage, à l’époque du chemin de fer naissant, est une très grande simplicité mécanique, avec des moteurs tournant à faible vitesse donc peu usés, avec l’absence de pièces d’usure comme les engrenages, avec un très grand rendement mécanique. Mais les inconvénients sont nombreux: il faut un grand entrefer entre l’inducteur (ou le stator) et l’induit (ou le rotor) du moteur pour permettre les divers débattements de l’essieu et de l’induit qui sont solidaires, et ce fort entrefer, pouvant atteindre jusqu’à 20 mm, diminue d’autant les performances du moteur. En outre les masses non suspendues sont importantes et donnent une mauvaise tenue de voie à grande vitesse – bien que, sur une « Pacific » à vapeur, par exemple, l’essieu moteur pèse plus de 5 tonnes (avec ses « coudes », ses manivelles, ses contrepoids) et n’ait jamais posé de problème spécifique, une fois bien équilibré.

Les techniques « gearless ».

Revenons sur ces techniques « gearless ». Dans ce système, l’induit (ou le rotor) du moteur est calé d’une manière concentrique sur l’essieu qu’il entraîne : ce qui fait qu’il n’y a pas d’engrenages entre le moteur et l’essieu. Le mot « gear » se traduit par « engrenage », sans compter d’autres sens nombreux en langue anglaise.

On pourrait objecter que les locomotives à bielles n’ont pas d’engrenages, mais ce terme « gearless » n’est pas habituellement utilisé pour elles, et c’est bien la concentricité du rotor du moteur sur l’essieu qui compte pour justifier le terme. Si la transmission à bielles a bien été utilisée sur des locomotives électriques primitives avec une liaison directe entre un gros moteur lent et les roues, le tout tournant à la même vitesse, elle est bien là pour la même raison : éviter les engrenages dont la fragilité et l’inadaptation aux contraintes ferroviaires posent un sérieux problème à l’époque.

La transmission « gearless », beaucoup plus simple que les autres sur le plan mécanique, est très utilisée dès les débuts de la traction électrique. Elle demande simplement un moteur tournant à la même vitesse que l’essieu, donc un moteur lent, et lourd.

Il y a eu même des cas où la totalité du moteur, inducteur et induit, est entièrement portée par l’essieu, comme les moteurs de 3,2 tonnes asynchrones triphasés de l’automotrice Siemens des essais de vitesse à 210 km/h à Marienfeld en Allemagne en 1903. Mais la règle générale est que l’inducteur est fixé au châssis, ce qui limite à deux le nombre de pôles principaux, et exige un entrefer (= espace entre l’induit et l’inducteur) important, pour permettre les débattements verticaux de l’ensemble non suspendu. Un tel espace entre enduit et inducteur affaiblit le rendement du moteur et perturbe la commutation, car les balais de l’inducteur ont une trajectoire variable sur le collecteur selon les débattements relatifs. 

Les premiers essais de locomotives « gearless » aux Etats-Unis et en Europe.

En 1893, une locomotive américaine prototype à quatre moteurs, conçue par Sprague, Duncan et Hutchinson, circule, et utilise aussi des bielles pour améliorer l’adhérence : elle donne une puissance de 750 kW à 56 km/h. Sans bielles, cette technique est aussi utilisée sur les prototypes français à accumulateurs type A1A du réseaux du Nord en 1894, et 1B du Paris, Lyon et Méditerranée en 1897 essais qui  marquent les débuts de la traction électrique en France sur les grandes lignes de chemin de fer. Elle est aussi utilisée sur les trente-cinq locomotives type 1D de 1600 kW à courant continu livrées à partir de 1903 au New York Central aux États-Unis.

Les planches parues pages 254 et suivantes dans le remarquable traité « Chemin de fer électriques » écrit par A.Bachellery, par aux éditions Baillière en 1925. En haut, la locomotive 1B du PLM essayée en 1897 : on voit très bien les deux moteurs « calés » directement sur les deux essieux moteurs. En bas, à gauche, un des moteurs de l’automotrice AEG du record à 210 km/h de Marienfelde à Zossen en 1903, et, à droite, un moteur « gearless » de la General Electric américaine.
La motrice type A1A-A1A construite par AEG pour les essais qui se sont déroulés en 1903 entre Marienfelde et Zossen, près de Berlin. Noter l’alimentation en triphasé par trois fils posés en nappe verticale, sur le côté de la voie. Le 200 km/h est quand même dépassé !

Le problème vite avéré est la présence d’une masse non suspendue très élevée, dont les vibrations mettent à mal la voie et même fissurent les bâtiments environnants ! Il faut aussi des moteurs comportant des induits particulièrement robustes, donc lourds. Par exemple, le réseau urbain du Central London l’essaye et l’abandonne rapidement du fait des vibrations rendant la vie dure aux habitants des immeubles placés au-dessus des voies souterraines…

Petite motrice du Central London Railway vers la fin du XIXe siècle. Un des essieux « gearless » est déposé et montre bien le système et ses avantages en matière de place. Mais les vibrations allant jusqu’à dégrader les immeubles placés au-dessus du tunnel de la ligne auront raison de ce système.

Cependant cette solution n’est pas pour autant abandonnée, car elle présente des avantages techniques évidents dans la simplicité et la robustesse. Il faut aussi dire que les engrenages de l’époque sont fragiles et « encaissent » mal les contraintes lourdes du monde ferroviaire sans y laisser leurs dents. C’est pourquoi elle reste utilisée pendant presque deux décennies encore. Elle est présente notamment en 1920 sur les cinq locomotives à courant continu de 2640 kW et d’une masse de 236 t, les fameuses et énormes Bipolar du type 2BDB2, mises en service sur le réseau américain du Chicago Milwaukee & Saint-Paul au lendemain de la Première Guerre mondiale, roulant à 110 km/h en tête de trains très lourds.

Une « Bipolar » du Chicago, Milwaukee & St-Paul, vue en 1919. Le nombre élevé d’essieux s’explique par une masse de 236 tonnes : si les voitures des trains de Hitler ou de Kim-Jong-Un et autres grands démocrates étaient réellement blindées (voir l’article précédemment paru sur ce site), elles pèseraient le même poids environ, et auraient le même nombre de roues.

Le seul progrès notoire est la possibilité d’améliorer le système, ou de le rendre moins nocif, avec un moteur à arbre d’induit creux, dans lequel l’essieu a la place de se débattre, le moteur étant entièrement fixé au châssis. Vers 1890, la locomotive de type B présentée par Edison et Field à l’exposition de Chicago est ainsi équipée, tout comme les locomotives construites en 1895 par le Baltimore and Ohio, d’autant plus que l’arbre creux portant l’induit transmet son mouvement aux raies des roues par des plaques en caoutchouc, très nouvelles pour l’époque.

En 1901, cinq des fourgons automoteurs de la ligne de Paris-Invalides à Versailles comportent une transmission avec des ressorts de liaison disposés sur un hexagone. Mais ce sera bien la seule évolution du système avant son abandon. C’est d’autant plus curieux que le Paris-Orléans l’adopte à son tour en 1924, alors qu’il est en voie de disparition…

La conception des « gearless » du Chemin de fer de Paris à Orléans.

Vingt années après les premiers essais et l’échec des « gearless », le réseau français du Paris-Orléans semble croire encore en les possibilités de ce système et passe une commande auprès de la General Electric, une firme américaine bien connue.

Cette locomotive est formée de deux demi locomotives à trois essieux moteurs et un bogie porteur, donnant une disposition de type 2CC2 pour l’ensemble. Les six moteurs sont bipolaires et leurs inducteurs sont fixés au châssis. Ils sont prévus pour fonctionner sous 750 v continu, ce qui permet de les utiliser sous trois régimes différents: six moteurs en série, trois moteurs en série (= deux groupes de trois moteurs en parallèle) et deux moteurs en série (=trois groupes de deux moteurs en parallèle). Les moteurs tournent à très faible vitesse, puisque tournant avec les roues, et à 100 km/h leur vitesse n’est que de 450 tours/minute. La commande des moteurs se fait par une commande électro-pneumatique à contacteurs.

La locomotive « gearless » du PO, telle qu’elle apparaît sous sa première forme en 1924, typiquement américaine avec ses deux caisses accolées, ses fenêtres à petites vitres, ses portes d’extrémité centrales. On notera la présence, sur le toit, du « frotteur de toiture » permettant la circulation entre les gares d’Austerlitz et d’Orsay et l’utilisation du « rail électrique aérien » : la locomotive acceptait donc le 600 volts continu.

La locomotive offre de bonnes accélérations, mais tient mal la voie. Elle aurait roulé, lors d’essais, à 150 km/h, mais cette vitesse n’a pu être longtemps soutenue du fait du manque de stabilité. La locomotive est intégrée dans le roulement des 2D2 du Chemin de fer de Paris à Orléans. D’après l’auteur Lucien-Maurice Vilain, elle remorque même le « Sud-Express » du 29 mai 1930, ce train pesant 355 t, en regagnant 8 minutes après un retard, et gravissant la rampe d’Etampes à 65 km/h. Un train de 577 t, composé de 15 voitures, est brillamment tracté en 1930, et regagne 12 minutes.

Une remarquable ramasseuse de ferraille …

Cette machine a aussi la très mauvaise manie de « ramasser » tout ce qui est métallique et qui trâine sur la voie, comme les éclisses ou les tirefonds qui viennent se coller très bruyamment, sous les moteurs, attirés par le puissant aimant du moteur qui frôle les traverses !

La mauvaise stabilité de cette locomotive lui vaut, en désespoir de cause, aussi une profonde modification dès 1929, avec changement de l’attelage entre les deux demi machines, et la reconstruction intégrale des deux caisses refondues en une seule caisse de style européen et coiffant les deux châssis. Au moins, elle a l’air plus européenne, mais l’habit ne fait pas le moine.

La locomotive persistera à ne pas donner satisfaction, et elle souffrira d’être seule de son espèce ce qui compliquera la maintenance et posera des problèmes d’absence de pièces détachées. Il semblera qu’elle sera retirée du service avant la création de la SNCF en 1938, et elle n’a pas fait de service au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

La « E-601 » du PO, état final.
Caractéristiques techniques.

Type: 2CC2

Date de mise en service : 1924

Courant traction : 1500 v continu

Moteurs de traction: 6

Puissance unihoraire de chaque moteur : 500 ch

Puissance totale unihoraire : 3 000 ch

Masse : 117 t (126 t ultérieurement)

Vitesse : 150 km/h

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