Les gares frigorifiques : refroidies à jamais.

Voici un petit article rafraîchissant et court, et très peu technique sur les gares frigorifiques. Ce fut un grand progrès au lendemain de la Première Guerre mondiale, ces gares frigorifiques. Toute la presse des années 1920 les saluait comme un effort pour rattraper le fameux « retard national français » qui, décidément, et comme d’habitude, s’exerçait dans tous les domaines, en attendant celui du téléphone et de l’informatique, ou de l’intelligence artificielle ou encore des punaises de lit.

La gare frigorifique de Paris Bercy, vue vers les années 1930, quand elle se modernise sous l’égide de la « Société Française de Transports et Entrepôts Frigorifiques» (STEF). La Râpée-Inférieure se trouve derrière les cinq voutes donnant sur le quai de la Seine. Les voutes centrales ont des quais et des voies, celles des extrémités abritent les locaux de la gare et ses divers services.

Un refrain connu : « Nul n’est prophète en son pays” ou « Va inventer ailleurs ».

L’histoire chère à nos manuels scolaires est bien connue :  la France donne naissance à des inventeurs, en général géniaux, puis elle les prie d’aller inventer ailleurs…

Pour cet article, l’inventeur dont on ne veut pas, c’est Charles Tellier, appelé « le père du froid », et l’invention dont on se moque éperdument, c’est le transport réfrigéré, créateur de la chaîne du froid. Comme d’habitude, disait mon grand-père maternel ardéchois, ce sont ces perfides Anglais ou ces naïfs Américains qui nous « piquent » nos belles idées bien de chez nous, en font leurs choux gras, puis nous les revendent.

En voici le bilan (inévitable) : en décembre 1921, la flotte anglaise comprend 280 navires ayant des cales réfrigérées pouvant transporter 620 000 tonnes de viande congelée, et la flotte française, elle, comprend… 5 navires pouvant transporter environ 6 000 t. Les États-Unis, eux, ont un parc de 100 000 wagons frigorifiques, et, nous, on en a… 200. Mais, avec la guerre, on va rattraper cela, et comment !

Voici pourquoi. Pendant la Première Guerre mondiale, les armées américaines et anglaises présentes sur notre sol réclament 20 000 t de viande congelée par mois : les Américains importent des milliers de wagons réfrigérés, élèvent des abattoirs frigorifiques sur notre sol natal, et nous montrent comment faire.

Pendant la Première Guerre mondiale, l’armée américaine, heureusement présente sur notre sol, aura besoin de 75 000 tonnes de matériel et de nourriture, dont 20 000 tonnes de viande congelée. La « chaîne du froid » et ferroviaire de surcroît, est née à ce moment-là.

Puisque la guerre, c’est le progrès, les chemins de fer français adoptent la « chaîne du froid » et étendent aux transports commerciaux les avantages reconnus en temps de guerre par la force des choses.

Le réseau du PLM contribue à la création, en 1920, de la fameuse « Société française de Transports et Entrepôts Frigorifiques », dont les quatre lettres “STEF” orneront irrévocablement l’ensemble des wagons isothermes ou réfrigérants, et sur tous les réseaux français. Le transport du lait est devenu un des enjeux essentiels.

Wagons “STEF” du PLM vus dans les années 1930. La guérite du serre-freins rappelle le charme des temps de jadis.

Enfin du lait frais pour tous.

Avant la Première Guerre mondiale, le problème du lait frais à domicile était insoluble et bien des clients trouvaient, en épicerie ou chez les crémiers, des laits qui avaient commencé d’évoluer vers le camembert. Jusqu’en 1921, les nourrissons qui ne pouvaient pas être allaités au sein maternel devaient se contenter de lait concentré ou de celui d’une nourrice. Le féminisme n’ayant que peu progressé dans les esprits, les nourrissons sont interdits de tétée quand ils se trouvent dans le domaine public.

Cette année-là, comme en fait foi le PLM, ce réseau organise le transport du lait entre les laiteries de l’Ain, de l’Isère, de la Drôme, du Rhône et à destination de grandes villes comme Nîmes, Marseille, Toulon, Nice qui, éloignées des pâturages, ignoraient pratiquement tout des bienfaits du lait frais jusque-là.

L’application des techniques du froid permet le transport du lait frais sur des distances de plus de 400 km : le lait frais cesse d’être un « produit de proximité » voyageant depuis laiteries des campagnes proches des villes. En 1922, le total du lait frais transporté par le PLM est de 8 000 t, et en 1923, il est de 11 000 t.

Deux belles gares frigorifiques PLM datant de 1923, et fièrement illustrées dans l’ouvrage « Le PLM a cent ans » paru en 1957.
Une belle grande gare frigorifique, celle du « centre du monde » qu’est Perpignan (pour Salvador Dali, du moins).

Produire ou conserver le froid.

Mais, pour assurer cette chaîne du froid, il faut des wagons capables de produire du froid (wagons réfrigérants) ou, au moins, de le conserver (wagons isothermes). Le wagon isotherme domine, par son nombre, le parc du matériel roulant des débuts, et il faut donc produire de la glace. Le réseau du PLM installe une trentaine d’entrepôts dotés d’unités de production pouvant fournir jusqu’à 30 t de glace par jour. A Lus-La-Croix Haute, à Aspres-sur-Buech, à Evires (près d’Annecy), le réseau installe de véritables carrières d’extraction de la glace naturelle – renouant ainsi avec une technique que connaissaient déjà les Romains !

Le problème le plus important dans ce cas est le « glaçage » des wagons isothermes, c’est-à-dire le chargement le plus rapide possible, sans manipulation humaine et sans perte de temps, des pains de glace dans les compartiments prévus. Des toboggans en tôle d’acier permettent aux pains de glace d’arriver rapidement sur les voies de « glaçage », et des appareils à trémie mobile permettent de remplir rapidement les compartiments des wagons-citernes ou couverts.

Le « glaçage » des wagons isothermes aux USA en 1948. Un geste traditionnel, et déjà ancien, pour les cheminots américains.

La gare frigorifique de Paris-Ivry.

Avec enthousiasme, le chemin de fer du Chemin du PO, le premier, construit une somptueuse gare frigorifique entre 1919 et 1921 à Paris, près du pont de Tolbiac, donnant à cet établissement le nom de Gare frigorifique de Paris-Ivry. Construite entre la Seine et les voies d’Austerlitz, et tout près du pont de Tolbiac, cette gare est une massive construction en béton armé dotée, pour l’agrément, d’une tour d’angle avec un toit en cône. On a échappé aux créneaux et aux meurtrières… Le bâtiment comprend cinq étages de 50 m × 30 m, et forme un vaste entrepôt.

Le réseau du Paris-Orléans (PO) est sans doute le premier concerné puisqu’il est le mieux placé pour assurer le transport des troupes américaines débarquant, pendant la Première Guerre mondiale, sur la côte atlantique française. Le PO conservera un important parc de wagons isothermes du type américain, à bogies, auquel s’ajouteront des wagons identiques (couverts, citernes, plats, tombereaux) construits par le ministère des Travaux Public, dits « wagons TP ». N’oublions pas les locomotives américaines dites “Pershing” qui traversent l’Atlantique et roulent sur le sol français.

La gare peut recevoir 25 wagons, dont 12 en attente de déchargement, quatre sur chacun des deux quais intérieurs, quatre sur le quai extérieur, et un sur le quai à poisson. Un système de convoyeurs transporte les viandes entre les wagons et les chambres froides. Quatre monte-charges (deux par quai intérieur) offre 1,5 t de charge utile chacun et desservent les 24 chambres froides de l’entrepôt. Un volume de 18 000 m³ réfrigéré est ainsi offert.

La production du froid est assurée par des compresseurs à ammoniaque actionnés par des moteurs électriques. L’installation est calculée pour une température moyenne extérieure de 25°, et pour l’introduction quotidienne de 100 t de denrées à une température moyenne de 20°. Certaines chambres froides pour le poisson frais sont à une température de -2°, tandis qu’une température de -12° est maintenue pour l’ensemble des chambres à produits congelés : viandes, gibier, volailles, poisson, beurre, fromages, œufs, fruits, vins mousseux (?) fleurs et fourrures. Plus de 40 t de glace sont fabriqués journellement.

Pourrait-on visiter aujourd’hui ? On pourrait : ne poussons pas la mauvaise foi jusqu’à dire que, à la place des demi-bœufs congelés suspendus à leurs crochets, se trouvent, alignés peut être de la même manière, les lecteurs de la Très Grande Bibliothèque. Non, il s’en est fallu de peu : le bâtiment de la gare frigorifique a survécu à la construction du monument dédié à l’intellect. Mais, il est dans un état, disons inattendu, surprenant, « tagué », digne d’un décor de film d’épouvante de catégorie B, devenu « un lieu de vie et de création » depuis 1969.

La très emblématique gare frigorifique de Paris-Ivry. En 1969, tout ce qui est alimentaire et réfrigération se passera désormais à Rungis et la SNCF accepte que des artistes viennent occuper les lieux et les réaménager à leur goût et à leurs frais (et aussi au frais, vu la température) pour en faire “un lieu de vie et de création”.

La gare de Vaugirard.

Elle aussi est construite au lendemain de la Première Guerre mondiale, mais par le réseau de l’État qui dessert l’ensemble de l’ouest de la France et a un trafic important de fruits, de légumes et de produits laitiers en provenance de Bretagne, de Normandie, et des pays de la Vendée. Cette gare est spécialisée dans la conservation des produits laitiers. Son entrepôt est un bloc en béton armé offrant un volume utile de 15 700 m³ sur une surface de 4 500 m². L’ossature est en béton armé, mais les remplissages sont en briques ou en mâchefer. En sous-sol et dans les trois premiers étages, il y a des chambres froides maintenues à -10 ou -14°, tandis que dans le dernier étage la température est à -2°.

La réception des marchandises, tant par le rail que par la route, se fait sur une plate-forme de 600 m² et des ascenseurs de 1,7 t montent les produits dans les étages. Une voie ferrée et quatre pistes routières desservent le bâtiment. Le trafic normal est de 200 à 300 t par jour. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la présence des troupes américaines demande un trafic de plus de 600 t par jour. Le travail des 30 manutentionnaires est très pénible et demande jusqu’à 10 heures par jour passées à une température sibérienne.

Le jour de la Libération du 24 août, le personnel bloque, au risque de sa vie (un mort), 1 500 t de denrées périssables appartenant à l’armée allemande, et réussit à conserver 2 000 t de ravitaillement permettant l’alimentation de Paris pendant une semaine.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le camion, réapparu avec le retour des carburants, enlève en quelques années le transport du lait, notamment entre la Normandie et Paris : la mise au point de camions à groupe réfrigérant, la facilité de ramassage direct dans les laiteries et de transport immédiat sur un réseau routier constamment amélioré font que le train a définitivement abandonné ce marché à la fin des années 1950.

La gare n’existe plus actuellement et son site a été utilisé pour l’établissement de l’avant-gare de Montparnasse destinée aux TGV.

La gare de Bercy-Râpée-Inférieure.

Pour commencer et pour y voir un peu plus clair, ce quartier parisien dit de La Râpée (NB pour les lecteurs de LinkedIn portant leur casquette avec la visière derrière : rien à voir avec le “Rap”) possède bien deux gares superposées comprises dans une seule.

Le PLM construit une gare en surface dite « Supérieure » et une très intéressante et mystérieuse gare souterraine dite «  Inférieure », les deux construites pour desservir les très anciens Entrepôts de Bercy construits au XVIIe siècle, et dépendants alors de la seule navigation fluviale.

Sous le Second Empire, vers 1860, le chemin de fer a conquis sa place prépondérante et les entrepôts de Bercy ne peuvent pas rester isolés de ce moyen de transport de masse. La compagnie du PLM peut enfin créer une nouvelle gare de marchandises sur deux niveaux, dite de la Râpée, inaugurée en 1862.

Le plan PLM de la gare de Lyon en 1904. La gare de La Râpée est au centre, en bas du plan, contre la Seine. Le plan représente uniquement la gare supérieure comme sur la quasi-totalité des documents d’époque.

La gare de La Râpée-Supérieure est, très naturellement, située au niveau des voies de la grande ligne du PLM qui dessert la gare de Lyon et dont la plateforme est surélevée, dès l’origine, pour passer par-dessus les rues de Paris, sans les aléas du passage à niveau. Les anciens entrepôts de Bercy sont situés au niveau historique des rives de la Seine et de ses quais, et ils se retrouvent donc situés environ à 6 mètres en contrebas par rapport aux voies du PLM.

La Râpée-Inférieure, et son réseau particulier et indépendant.

Pour ne pas perdre l’utilisation de ces entrepôts situés perpendiculairement au niveau des quais du fleuve, le PLM décide de la construction d’un réseau séparé dans une gare inférieure dotée de ses propres voies et plaques tournantes. Les plaques représentent une technique très répandue à l’époque, et, ici, elles permettent de relier la gare de La Râpée-Inférieure à deux voies perpendiculaires menant aux Entrepôts de Bercy, toujours en réseau séparé et au niveau de la Seine.

En outre, le PLM installe des monte-charges hydrauliques, selon une technique d’époque que l’on retrouve, par exemple, à la gare marchandises de l’Europe (Batignolles), près de la gare Saint-Lazare.

La Râpée-Inférieure se raccorde ensuite à sa supérieure hiérarchique.

En 1912, un grand changement se produit : les monte-charges hydrauliques sont remplacés par une rampe courbe à voie unique permettant un accès plus direct depuis les voies du PLM puisque la puissance des locomotives permet enfin cet exploit difficile de la traction d’un train en courbe et en rampe.

Vue actuelle de la voie en courbe et à forte déclivité construite en 1912 pour relier La Râpée-Inférieure à La Râpée-Supérieure, et donc au réseau national. Aujourd’hui, cet impressionnant endroit joue quelque peu le rôle de décharge sauvage. Il mériterait mieux.

La gare de La Râpée-Inférieure reprend à son compte les cinq grands tunnels voûtés, longs chacun d’environ 320 mètres et larges d’une vingtaine de 20 mètres. D’après les plans d’époque, les tunnels ne sont pas, pour autant, tous équipés de voies, du moins en permanence. Apparemment, sur les cinq tunnels donnant perpendiculairement sur les quais de la Seine, deux sinon trois d’entre eux ont reçu des voies et des quais, les autres abritant des chambres froides, et aussi des services et des locaux nécessaires au fonctionnement d’une gare.

Ainsi, les tunnels avec des voies peuvent recevoir intégralement jusqu’à trois trains de marchandises, du moins ceux de l’époque, ceci sur six voies en tiroir. Seuls deux voies de chaque tunnel sont bordées par des quais, et la voie centrale sert de tiroir pour les manœuvres ou de voie d’attente. Mais, cette disposition a pu changer selon les époques.

La présence de la Seine et d’une nappe phréatique font que la température est naturellement fraîche dans la gare inférieure, et elle se maintient d’elle-même à environ 14 degrés : donc non seulement les denrées alimentaires sont maintenues dans un frais relatif, mais appréciable, tandis que les trains eux-mêmes sont rafraîchis !

La Revue Générale des Chemins de Fer (RGCF) publie ce très intéressant document en 1962. Cependant, le plan de voies de la Râpée-Inférieure n’est pas représenté.

Enfin, la STEF arrive.

En 1922, la Société Française de Transports et Entrepôts Frigorifiques (STEF) équipe la gare d’une production sérieuses du froid, afin de servir à la conservation de la viande : c’est ainsi que naît officiellement la « gare frigorifique de Bercy ». C’est son âge d’or, et cet âge ne cessera qu’avec celui du « fret » du chemin de fer.

Les deux gares vues pendant les années 1980, depuis les voies de la Petite Ceinture.

L’activité des gares de La Râpée décline et cesse durant les années 1960 avec la disparition en 1969 des entrepôts de Bercy. Le quartier est alors abandonné à un sort incertain, et, jusqu’à présent, a pu éviter la prolifération de tours d’habitation et de toute la violente descente aux enfers accompagnant l’urbanisation actuelle. Aujourd’hui, et dans l’attente d’un sort qui ne se décide pas, la gare de La Râpée-Inférieure est devenue un drôle de « Tunnel des Artisans » : on peut y accéder par le 86 rue Baron-Le-Roy. L’ambiance, question air, est fondamentalement toujours aussi fraîche, mais les artisans garantissent l’existence d’une vraie chaleur humaine.

Ambiance actuelle dans l’un des tunnels de La Râpée Inférieure. Document Mairie de Paris (XIIe arrondissement).
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