C’est, à quelques mois près, un Britannique, George Stephenson, nous ne le savons que trop, qui a ravi à la France la célébrité en 1825, en faisant un coup double : ouvrir une ligne offrant un service régulier et de type commercial, et assurer ce service avec des locomotives à vapeur, des gares, des signaux, des horaires. Le coup est tellement bien préparé et joué que, pour bien des manuels scolaires, « le chemin de fer a été inventé en Angleterre en 1825».
Non, pas en 1825 et pas en Angleterre. Le chemin de fer existait depuis des siècles dans les galeries de mines du Moyen Âge d’Europe. Le principe des rails et du guidage était pratiqué dans l’Antiquité. sur les voies romaines et sur l’isthme de Corinthe pour le transport des bateaux d’une mer à l’autre. Il est déjà présent dans des installations industrielles avant la Révolution française comme de grandes forges ou des carrières pour déplacer des charges lourdes sur place. Et, en 1825, l’ensemble des pays européens, et aussi les États-Unis d’Amérique, ne sont pas indifférents à tout ce qui peut aider le développement technique.
On dit toujours que la France a toujours été en retard en matière d’innovation, rétive à la nouveauté, et endormie dans un traditionalisme méfiant du chacun chez soi dans sa chaumière… Napoléon parlait d’une « nation de boutiquiers » à propos de l’Angleterre, mais les Anglais nous ont rendu la pièce en parlant de la France comme d’une « nation de rentiers ». Bref : match nul. Mais, pour ce qui concerne une réticence française et spécifique au progrès, rien n’est plus injuste, et plus faux. En effet, il nous faut remonter à 1810, sous l’Empire, pour voir que la France ne perd pas de temps en matière de Révolution industrielle. Napoléon 1ᵉʳ s’en est soucié, mais la chute de l’Empire ne lui a pas laissé du temps. Or, on pense couramment qu’en France rien de ferroviaire n’a existé avant 1823. Cette année-là, le roi Louis XVIII signe le décret mettant en œuvre la ligne d’Andrézieux à St-Etienne. Rien avant, donc ? Essuyons nos lunettes et regardons de plus près les documents qui témoignent toujours.


Le discret démarrage du chemin de fer en France.
C’est bien Napoléon 1ᵉʳ, avec la loi de 1810 concernant l’exploitation des mines, qui confie la topographie du bassin houiller de la Loire et la définition du périmètre des concessions (1812-1813) aux ingénieurs des mines Beaunier et De Gallois. Au lendemain de la chute de l’Empire, la perte des « départements belges et allemands », grands producteurs de charbon, fera du bassin de la Loire le premier bassin producteur de charbon de France, ceci jusqu’aux années 1840.
Il faut dire que, sous la Restauration, le corps des Ponts et Chaussées est entièrement dévolu aux voies routières et navigables. Le chemin de fer est reconnu, mais n’est nullement considéré par les Ponts et Chaussées comme étant un réseau de transport national, mais comme un système de transport minier ou dans les emprises d’une installation industrielle ou agricole. Le corps des Ponts et Chaussées trouve normal que le chemin de fer ne soit utilisé que pour les mouvements intérieurs des usines, des carrières ou des carreaux de mines.
Mais, depuis 1810, les ingénieurs des mines reçoivent, entre autres missions, celle du contrôle des machines à vapeur fixes qui commencent à se répandre en France. Rappelons que, avant l’époque de la Révolution française, le Royaume-Uni utilise déjà plus de 750 machines à vapeur fixes dans ses usines et prépare ainsi la Révolution industrielle. Les ingénieurs français feront, une fois le blocus napoléonien oublié, de nombreux voyages d’études et de « stages » dirait-on aujourd’hui…
En 1814 (là, pour le bicentenaire, est raté) l’ingénieur des mines Moisson-Desroches donne à Napoléon 1ᵉʳ un mémoire relatif à l’établissement de sept grandes voies ferrées pour « abréger les distances dans l’Empire », mais l’Empereur, pris dans la tourmente de la chute de l’Empire, n’y donnera pas de suite.
Louis De Gallois, le pionnier, l’inventeur.
L’ingénieur des mines Louis-Georges-Gabriel De Gallois-Lachapelle (1775-1825) publie, en 1818 (le bicentenaire est raté, ici aussi) un article sur les chemins de fer lors de son retour d’un voyage d’études en Angleterre. Il se fait l’ardent partisan de la construction d’un chemin de fer pour le bassin stéphanois. Il est bien le père fondateur de la ligne de Saint-Etienne à la Loire, et Louis De Gallois est bien l’inventeur de ce que l’on appellera « l’aménagement du territoire » avec un projet industriel d’ampleur. Il s’inspire du modèle britannique et prévoit de confier aux ingénieurs un regroupement de la production de houille et de minerai de fer. Il prévoit des batteries de fours à coke, des forges et hauts-fourneaux et cet équipement industriel devra forcément disposer d’un chemin de fer de type local. Ce projet, toutefois, n’aboutit pas.
En février 1821 (trop tard, ici aussi, pour le bicentenaire), les ingénieurs Beaunier, De Gallois et Boggio effectuent un nouveau voyage en Angleterre pour étudier de près, cette fois, et précisément la construction des chemins de fer industriels. Beaunier importe en France des modèles réduits d’installations ferroviaires et de matériel roulant ! Comme quoi le modélisme ferroviaire exista bien avant le chemin de fer réel en France et en fut un des parents.
Cette fois, la « mayonnaise prend » et deux autres demandes de concession sont déposées. Une émane de la Compagnie des mines de fer de Saint-Étienne avec De Gallois le 26 juillet 1821, une autre émane de Louis Frerejean père et fils le 10 août 1821. Ces derniers sont des fondeurs qui achètent des actions de la future compagnie ferroviaire en contrepartie d’une promesse de fourniture de rails en fonte.
Louis De Gallois rédige en octobre 1821 un « Rapport sur les frais et produits présumés d’un chemin de fer de Saint-Étienne à la Loire » dans lequel le tracé comportera un départ au « Pont-de-l’Âne », et un passage par l’étang du Cros, un autre passage à Saint-Priest pour joindre le cours d’eau, le Furan, que l’on suit jusqu’à la Loire à Andrézieux.
La ligne sera longue de 17 km , plus 4 km d’embranchements miniers. La voie est composée de « barreaux » (terme d’époque qui deviendra « rails ») posés sur des supports. La traction est assurée par 17 chevaux. Le devis s’élève quand même à 715 000 francs et le rendement du capital investi est évalué à un paisible et réaliste 6 %, la ligne ne transportant que de la houille et rien d’autre. Notons que ce sera aussi le cas pour d’autres lignes autour de Saint-Étienne, comme le Saint-Étienne-Lyon de Marc Seguin, ou la ligne d’Andrézieux à Roanne, de Mellet & Henry, ou encore du chemin de fer d’Épinac ou de celui du Gard.

Le plaidoyer est magnifique et apporte la victoire.
En appui au projet d’ordonnance de concession, le ministre de l’Intérieur, direction générale des Ponts et Chaussées, remit au roi le 11 janvier 1823 (pour le bicentenaire, c’est raté) un rapport justifiant la demande par les arguments suivants : le chemin de fer ne demande pas de chômage pour entretien, ne connaît pas de gel en hiver, est plus rapide sans écluses à franchir, et donne aux industriels un moyen facile et économique de transport, encourage la consommation et le commerce de leurs produits, diminue les dépenses de l’État concernant l’entretien des routes et des canaux. Le plaidoyer est magnifique et sera payant, ceci d’autant plus que c’est une « première » : les chemins de fer sont officiellement inconnus en France et jamais, jusqu’à ce jour, un chemin de fer n’a été déclaré d’utilité publique.
La concession est donc accordée par ordonnance du roi Louis XVIII le 26 février 1823 (le bicentenaire, c’est perdu) à Messieurs De Lur-Saluces, Boigues, Milleret, Hochet, Bricogne et Beaunier qui sont autorisés, sous le titre de « Compagnie du chemin de fer » (il n’y a donc qu’un seul chemin de fer à l’époque !), à construire un chemin de fer de la Loire au Pont-de-l’Âne. Le chemin de fer étant considéré comme étant un canal, il bénéficie des avantages et des « prérogatives d’ouvrage d’utilité publique » accordées aux canaux. Les expropriations, les croisements des routes royales, départementales et vicinales sont faites conformément aux lois. Toutefois ce « canal sec » n’a fait l’objet d’aucun débat au Parlement : en France, le chemin de fer n’est pas encore vraiment et politiquement perçu comme étant d’utilité publique et comme moyen de transport de masse. Le chemin de fer n’est, encore, qu’une installation industrielle.
Quelques détails techniques : la ligne est déjà un grand classique.
L’écartement de la voie est de 1,435 m : les ingénieurs évitent donc cette erreur courante à l’époque consistant à ne pas choisir l’écartement standard anglais. Les rails à l’anglaise, dits « en forme de ventre de poisson », sont en fonte, et sont très courts, avec 1,20 m de longueur, dont 1,14 m de portée utile, et pèsent 23 kg/m. En « fonte » pour un « chemin de fer» ? N’oublions pas que la fonte est obtenue à partir de la fusion du minerai de fer en haut fourneau et que l’on appelle, à l’époque “fonte” tout ce qui sort de ce fourneau.
Les rails en fonte sont tenus par des coussinets, eux aussi en fonte, pesant chacun 3 kg, espacés de 1,13 m. Ces coussinets sont fixés sur des dés en pierre avec interposition d’une cheville en chêne. Dans les coussinets, les rails, coupés en biseau à leur extrémité pour se joindre l’un à l’autre, sont tenus par un boulon en fer qui traverse les joues du coussinet. Dans les courbes, on emploie des rails de 0,95 m de longueur. Les rails ne peuvent supporter plus de 4,5 à 5,0 tonnes sans détérioration.
Il est inutile de dire que les rails en fonte provoquent des accidents. En effet, les ingénieurs constatent que « le passage répété des wagons provoque un effritement du métal ; la fonte s’écaille, se casse parfois ». La voie elle-même présente des imperfections : « L’emploi de dés en pierre, sans entretoise, ne maintient pas entre les rails un écartement rigoureux et uniforme, surtout dans les courbes, entraînant ainsi déraillements inévitables. » De plus, le gel en hiver fait éclater les dés de pierre et fissurer les rails en fonte. Autant de raisons qui conduisent à renouveler la voie par la pose, en 1837, de rails en fer laminé de 18 kg/m et de 5 m de longueur, encore posés sur des dés. Toutefois, l’interposition, entre les dés, de traverses en bois commence d’être pratiquée, et, peu à peu, les traverses élimineront les dés.



Le chemin de fer a été construit à l’économie en raison du faible bénéfice espéré résultant d’un tonnage de houille transportée modéré consécutivement à l’absence de canalisation de la Loire qui aurait permis l’exportation d’un volume de houille bien plus important. Construit à l’économie (forte pente, courbes de faible rayon, usage de la gravité à la descente), le chemin de fer épouse au plus près le relief du terrain en évitant les ouvrages d’art. Ces imperfections techniques résultent aussi de l’inexpérience des constructeurs, en raison des conditions technologiques de l’époque, parfois aléatoires.
Notons que Marc Seguin, ultérieurement, privilégiera des tracés comportant d’importants mouvements des terres, évitant de suivre le relief du terrain, donnant des profils et des tracés permettant les charges lourdes et la vitesse. De plus, le renchérissement de la fonte en 1825-1826 (de 35 F à 50 F la tonne) pèse sur les dépenses d’établissement, et fera préférer des tracés plus directs et moins dépendants des variations de relief du terrain.



L’inauguration.
Le 29 juin 1826, la duchesse d’Angoulême, fille de Louis XVI, venant de Vichy, séjourne à Saint-Étienne où le chemin de fer, non encore achevé, lui est présenté le 30 juin. On lui montre qu’un seul cheval peut, à la descente, tirer cinq wagons représentant une charge de 10 tonnes, et, à la montée, trois wagons représentant une charge de 6 tonnes, alors que, sur la route, un cheval peut à peine déplacer une tonne à la descente et une demie tonne à la montée. Cette « leçon de choses » sera très bien perçue, ensuite, par des générations de Français, et elle sera inlassablement répétée après l’ouverture publique de la ligne qui se fait à la fin du mois de juin 1827.

Le service de traction des chariots est confié à des « entrepreneurs particuliers ». La compagnie dispose de 160 wagons. Un parc de 32 wagons est garé à chacun des deux terminus, et aussi à chacun des trois « relais » (on dirait « dépôts » aujourd’hui) placés sur la ligne. La distance entre deux relais est parcourue quatre fois par jour dans les deux sens. « À la descente », on atteindra jusqu’à 250 tonnes de houille par jour. En sens inverse, « à la remonte », on transporte du bois, de la chaux, du sable et du gravier, le tout équivalent à environ un tiers du poids transporté à la descente. Le trajet de Saint-Étienne à Andrézieux demande deux heures « à la descente » et quatre heures « à la remonte ». Des grues, comme celle que nous connaissons à Andrézieux, sont utilisées pour le transbordement et le stockage dans les magasins.
Cette ligne sera bien mise en service sans locomotives à vapeur par crainte des explosions de chaudière (voir l’article sur “Trainconsultant” déjà paru). Les trains étant hissés sur les rampes par des machines à vapeur fixes et dévalant les pentes par la pure gravité. On devrait alors avoir un beau bicentenaire en France, et en 2028, faute d’avoir fêté le bicentenaire de la signature du décret en 2023. Chiche ? Est-ce que l’on est « cap » ?


Les premiers trains de voyageurs sur la ligne : proches des navettes « Transmanche ».
Le transport des voyageurs, ignoré pendant les premières années à la manière de Stephenson, se fait, à partir de 1832, en séparant les caisses des voitures et des diligences de leurs châssis et roues, puis en les chargeant, voyageurs compris, sur des wagons plats. C’est le système pratiqué par Arnoux, notamment entre Paris et de grandes villes de province. À l’arrivée, il faut réinstaller le véhicule routier sur un autre châssis. Le système est lourd, complexe, et demande des stocks de châssis en réserve dans les gares. Il concernera uniquement 36 000 voyageurs par an. Ce chiffre ne dépassera pas les 50 000 par an vers 1840, alors que la ligne de Saint-Etienne à Lyon de Marc Seguin en transporte dix fois plus avec des voitures à voyageurs ordinaires sur leurs propres roues. Cette dernière ligne de Marc Seguin sera, d’ailleurs, en correspondance avec la ligne d’Andrézieux à la gare de Pont d’Âne à partir de 1933.



Des locomotives quand même, mais avec réticence.
Les premières locomotives à vapeur sont timidement et prudemment essayées à partir de 1843 et comme aucune explosion ne se produit, on les adopte, mais en tenant compte du fait que l’administration royale des Ponts et Chaussées, en juillet 1844, les limite aux seules sections exemptes de croisement avec les routes royales !…
Il s’agit de deux locomotives Schneider de type 020 « Furens » et « La Loire » d’un poids de 14 tonnes chacune. Ensuite, hardiment, une troisième locomotive nommée « Fulton », elle aussi de type 020, mais plus légère avec ses 8,5 tonnes, est achetée d’occasion en 1845 au chemin de fer de Paris à Versailles, année où la ligne tout entière est exploitée en traction vapeur. C’est la fin des « frais d’écurie » ou de « fourrage dans les granges » et un dépôt et son atelier sont construits à la Terrasse.


Ces locomotives à vapeur ne remportent qu’un succès mitigé initialement, car, pour les deux Schneider, elles sont trop lourdes et la troisième a une puissance anémique. La ligne envie les locomotives 030 Kœchlin du chemin de fer d’Andrézieux à Roanne et en commande deux du même type « l’Alsacienne » et « Koechlin », livrées en 1846, pesant 17 tonnes. Les Ponts et Chaussées, prudents, limitent la vitesse à… 15 km/h. Le temps des TGV est encore loin.
Finalement, notre ligne, comme les deux autres d’Andrézieux à Roanne et de Saint-Étienne à Lyon, est rachetée en 1852 et formera un tout sous le nom de « Compagnie des chemins de fer de jonction du Rhône à la Loire ».
La ligne de St-Etienne à la Loire : première commerciale en France ?
En France, c’est bien la Compagnie du chemin de fer de Saint-Étienne à la Loire qui a construit et exploité la première ligne de chemin de fer commerciale d’Europe continentale, étant en quelque sorte la réplique continentale du Stockton-Darlington anglais car elle est toute aussi commerciale.
Rappelons qu’elle est mise en service en 1827 (le bicentenaire est à prévoir) reliant le lieu-dit « Le Pont-de-l’Âne » au port d’Andrézieux dans le but de transporter la houille vers Paris ou vers les usines sidérurgiques du Berry et du Nivernais. On notera que ce chemin de fer n’est rien d’autre qu’un affluent dit « canal sec » et dont la seule raison d’exister est de transporter le charbon en direction du grand réseau fluvial français, ceci en le touchant par la Loire et le canal de Briare.
N’oublions pas que la France, à l’époque, est dotée d’un excellent réseau fluvial dont la batellerie est très active et organisée, dépassant de très loin ce qui existe au Royaume-Uni ou en Europe. Ce fait est important et explique le retard apparent de la construction de grandes lignes de chemin de fer en France, un pays qui en a moins besoin que ses voisins et qui assure le transport à longue distance par ses voies navigables intérieures.
Notons qu’aujourd’hui, à Andrezieux-Bouthéon, le très intéressant centre de loisirs « L’Aventure du Train» perpétue ce souvenir.





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