Le concours du Semmering : enfin le chemin de fer naissant affronte les montagnes.

Les premières décennies du XIXe siècle anglais font naître le chemin de fer moderne utilisant des locomotives à vapeur et des rails métalliques. Une fois la période des essais sur des embryons de lignes, question se pose, vers 1830, de savoir si le chemin de fer sera capable de devenir le grand transporteur de masse promis, notamment dans le domaine des marchandises. C’est le cas pour la ligne de Liverpool à Manchester qui transporte des voyageurs mais parallèlement à un canal à qui il laisse, pour l’instant, encore un rôle traditionnel de transporteur de marchandises.

Les premières lignes de chemin de fer affrontent, dès leur création en Europe centrale pendant les années 1830 et 1840, le délicat problème du franchissement des montagnes que les canaux ne résolvent que très difficilement avec de lourds et lents systèmes d’écluses, et seulement sur des reliefs modérés. Ici, le chemin de fer, pour jouer le grand rôle de transporteur de masse en Europe que l’on attend de lui, doit s’attaquer aux montagnes.

Les ingénieurs des chemins de fer constatent que, par manque de puissance, les locomotives n’aiment pas les rampes. Là où les chevaux sur les routes acceptent des pourcentages de 5 à 10 pour 100, la locomotive sur la voie ferrée ne tolère guère que 30 à 40 pour 1000 au maximum et la charge remorquée diminue de moitié, par rapport au parcours en palier, avec une rampe de seulement 1 pour 1000 ! C’est la rançon de la très faible résistance au roulement sur les rails qui se contente d’une puissance donc modérée, alors que, sur la route, dans les mêmes conditions, les frottements et les irrégularités de la chaussée demandent des forces considérables, même en roulant sur le plat, sans rampe. C’est dire si les lignes de chemin de fer, pour démontrer et utiliser pleinement leur capacité de transport par rapport aux routes, sont tracées sans fortes déclivités, même en montagne. Il faut donc toute une infrastructure de tunnels et de viaducs, de tracés hélicoïdaux ou de rebroussements pour conserver ce profil très favorable en dépit des accidents de terrain.

La création d’un grand réseau européen sur le continent ne peut se faire qu’en reliant entre eux les petites lignes et autres embryons de réseau nationaux créés jusque-là. Des esprits novateurs et visionnaires ont compris, en ce début du XIXe siècle, qu’il faudra une foi à soulever des montagnes pour, par exemple en France, vaincre les Alpes, les Pyrénées ou le Massif-central. Vaincre les montagnes, c’est réunir en un ensemble cohérent des réseaux construits de ville à ville, dans les plaines et les vallées, exprimant les vues d’un esprit étroitement nationaliste ou régionaliste. Avant même que le problème ne prenne toute sa valeur dans des pays montagneux comme la Suisse, la ligne autrichienne du Semmering est un défi surhumain relevé par Von Ghegha, l’homme qui voit loin et par-dessus les sommets et qui veut faire passer des trains de marchandises par-dessus tous les obstacles du terrain.

Le magnifique viaduc de Kalte Rinne, sur la ligne du Semmering. Document de la Maison Suisse des Transports datant des années 1880.

Carl Von Ghegha, visionnaire entreprenant.

L’homme de cette aventure du triomphe sur les montagnes, c’est lui. Né à Venise en 1802, il est d’une intelligence brillante dès son plus jeune âge : il est docteur en mathématiques à l’université de Padoue à l’âge de 17 ans. Déjà ingénieur et architecte peu après, et il s’engage dans la construction de routes, prêt à toutes les aventures, passionné de techniques comme le sont beaucoup d’hommes de ce début du XIXe siècle.

Karl Ritter von Gegha (1802-1860).

En 1836 il travaille pour la construction du « Kaiser Ferdinand Nordbahn », le premier chemin de fer autrichien qui reliera Vienne à Brünn, et fait un voyage d’études en Angleterre, en France et en Belgique pour découvrir et étudier les lignes des réseaux ferrés déjà construits.

La gare de Brünn, en Autriche, chef d’oeuvre de Von Gegha vers les dernières années 1830, d’après l’atlas Perdonnet et Polonceau. On reste surpris devant un tracé des voies offrant une implantation symétrique, avec deux remises, deux bâtiments voyageurs de part et d’autre d’un axe longitudinal. Une vision esthétisante et académique du chemin de fer ?

Chargé d’étudier la ligne de Vienne à Trieste, villa alors ville autrichienne, il visite les premières lignes de montagne américaines. Il découvre que, contrairement à ce que pensait Robert Stephenson, une locomotive pouvait gravir des rampes de plus de 20 pour mille et même affronter plus de 30 pour mille. Il publie un rapport en ce sens dès son retour, et soulève une tempête de protestations incrédules : les ingénieurs de l’époque pensent tous que la locomotive est inapte sur une rampe et que seule la traction par câbles est possible. Le projet de la ligne est donc enfermé dans un tiroir…

Le projet qui va contre le sens des esprits éclairés.

En 1847, l’archiduc Jean de Hohenzollern, directeur des services du génie de l’armée austro-hongroise, envoie des missions d’études. Il s’agit, d’une part, de se documenter sur les chemins de fer anglais, et, d’autre part, d’envisager la possibilité d’établir une ligne stratégique et commerciale entre la Baltique et l’Adriatique qui traverserait l’Autriche par le massif du Semmering. En 1842, l’ingénieur Von Ghega reprend le projet et lance, en 1848, les travaux de construction de la ligne, triomphant de six années de lenteur et d’hésitations administratives.

Carte des lignes (ici en rouge) des lignes de chemin de fer de l’empire austro-hongrois en 1859, publiée en France puisque la capitale est nommée “Vienne” : une carte que, très difficilement, les Hongrois de Bude et de Pesth, ou les Polonais de Cracovie, les Tchèques de Prague et les Italiens de Trieste, de l’Europe actuelle, trouveraient politiquement incorrecte, tout comme les Ukrainiens de Lemberg qui n’est pas Lvov. On notera l’orthographe de la ville d’Innsbruck !

La ligne est à construire dans des montagnes très escarpées, qui exigent 15 tunnels, 16 viaducs, 109 courbes à rayon très serré, plus d’une centaine de ponts, des kilomètres de murs de soutènement. La ligne partira de Glognitz, située au nord du col à une altitude de 437 m, et atteindra Murzuschlag, au sud et à 680 m d’altitude, sur une distance de 42 km. Le point culminant de la ligne sera à 898 m d’altitude.

Carte des chemins de fer autrichiens dans les années 1950. Le passsage du Semmering est à mi-distance, environ, entre Vienne et Brück, au cœur du réseau et donnant un accès direct en direction du sud du pays.
Profil et tracé de la ligne du Semmering. Document d’époque publié par la RGCF.

Un chantier infernal, avec 700 morts par an.

Les travaux de cette première percée alpine sont colossaux, y compris le percement du tunnel de faîte, long de 1 434 m, le premier ouvrage du genre construit en altitude. Comme pour toute entreprise première du genre, les accidents se multiplient, et 700 ouvriers vont périr durant les six années de travaux, faisant de la ligne du Semmering une véritable ligne maudite très décriée par ses détracteurs. 

Mais, Von Ghega ne se décourage pas et recrute des milliers d’ouvriers et d’ouvrières, et l’on voit, dans la montagne, des femmes perdues dans le brouillard en train de casser des pierres, de les tailler, de les transporter. Émancipation féminine? Acquisition tant tardive des mêmes droits que les mâles ? Non : l’explication tient en un seul mot : la misère.

Les « travailleurs et travailleuses » (comme disait Arlette de « lutte-ou» en 1974), mais ici en 1848 sur la ligne du Semmering. Acquisition tant tardive des mêmes droits que les mâles et de la même musculature virile qui va avec ? Non : misère.

Le tunnel de faîte est très difficile à creuser : tout est à inventer, et Von Ghegha procède par puits verticaux ou obliques aboutissant au chantier et par lesquels passent les ouvriers et les matériaux. Les éboulements et les inondations sont de la partie, car la connaissance géologique est approximative sinon nulle.

Le 27 juillet, l’Empereur parcourt la ligne Vienne-Trieste avec Von Ghegha, invité dans le train officiel : pour lui, le tronçon du Semmering n’a été qu’un épisode, et seule compte l’inauguration intégrale de toute la ligne. La locomotive, en gare de Glognitz, lâche un tel jet de vapeur que l’on craint que la marquise (il s’agit de la verrière) soit pulvérisée ou, pour le moins, grillée. Sa Majesté n’y voit aucune action républicaine et anti-monarchique déplacée. Mieux encore : l’empereur se déclare même enchanté du voyage et range l’incident parmi les aléas techniques que risque de subir tout être vivant s’approchant d’une locomotive.

L’impressionnante et grandiose gare du Nordbahn à Vienne, d’après l’Atlas Perdonnet et Polonceau de 1845. On notera la domination quasi absolue de la plaque tournante qui, pour un moindre coût et une moindre fragilité que l’appareil de voie à lames mobiles, rend les mouvements en gare interminables et compliqués.
La gare du Nordbahn à Vienne, d’après un ouvrage russe écrit par Gabriel Baranovsky en 1908. Le bâtiment semble avoir été profondément modifié si on compare le dessin avec le plan de 1845 au-dessus.
La gare du col du Semmering, vue vers 1910. On notera que le bon air ne profite pas seulement aux wagons de marchandises, mais aussi aux clients “ferrovipathes” de la “Kurhaus” (sanatorium) avec vue directe sur les voies.

Le concours du Semmering : la naissance en montagne des trains de marchandises.

Le journal “Eisenbahnzeitung” de Stuttgart, revue technique de chemins de fer très connue à l’époque, précise les conditions d’un concours ouvert pour stimuler la recherche technique ferroviaire. C’est l’ingénieur Etzel qui signe le texte. Il est le concepteur de ce concours. Les esprits éclairés voient, en quelque sorte, le concours du Semmering comme le « Rainhill des marchandises » comme on le dit à l’époque. En effet, c’est au Royaume-Uni, à Rainhill, une vingtaine d’années plus tôt, en 1829, qu’eut lieu le tout premier concours de locomotives organisé par Georges Stephenson pour sa ligne de Liverpool à Manchester, la première ligne commerciale et “moderne”.

Ici, au Semmering, les enjeux sont tout autres : si, à Rainhill, il s’agissait de sobriété en charbon et de vitesse, la locomotive primée doit remorquer, sur le Semmering et sur une rampe de 756 m à 25 pour 1 000, avec des courbes serrées de 190 m de rayon, une charge de 125 tonnes au crochet du tender (donc : sans compter le poids du tender). C’est une tout autre affaire.

La vitesse à atteindre est de 11,4 km/h, sans que, pour autant, la pression de la chaudière ne vienne dépasser les 6,8 atmosphères (on craint les explosions). Le poids par essieu ne doit pas dépasser 12,5 tonnes. Les vitesses en pente peuvent atteindre 30,34 km/h et la distance de freinage doit alors rester inférieure à 152 m. Ces conditions sont sévères et bien au-dessus des possibilités des locomotives courantes de 1851. Mais, les prix offerts sont qualifiés d’élevés : la première machine classée serait achetée 25.000 ducats, la deuxième 10.000, la troisième 9.000, et la quatrième 8.000 ducats – monnaie d’époque non convertible en euros.

Le 31 juillet 1851, quatre locomotives sont présentées.

Quatre locomotives sont présentées. D’abord, la “Bavaria”, construite par la déjà célèbre firme Maffei de Munich. Elle possède deux groupes de deux essieux moteurs. Les deux cylindres entraînent les deux essieux arrière, tandis que les deux essieux avant, solidaires par des bielles, sont entraînés par chaîne depuis un des essieux arrière. Le tender a aussi ses trois essieux entraînés par un système analogue de chaîne et de bielles, ce qui donne, en fait, une locomotive articulée à sept essieux moteurs répartis en trois groupes.

La deuxième locomotive présentée est la “Wiener Neustadt”, une locomotive-tender de l’ingénieur Günther. Elle a deux groupes de deux essieux moteurs formant deux « trucks » ayant chacun leurs cylindres et embiellages. Cette solution est intéressante et fait de cette locomotive la première des locomotives articulées selon une formule qui aura une longue descendance. Les deux groupes de cylindres sont regroupés au centre de la locomotive.

La « Seraing », la troisième locomotive, comporte des dispositions comparables avec deux groupes de deux essieux moteurs formant deux « trucks », mais les cylindres sont placés aux deux extrémités de la locomotive. Celle-ci a une curieuse chaudière à foyer central servant deux demi-chaudières symétriques placées de part et d’autre du foyer. Cette solution évite l’allongement des tubes, donc évite une trop grande déperdition de chaleur. Elle permet d’abaisser le foyer disposé entre les deux bogies de la locomotive, donc de donner plus de stabilité, pense-t-on. Le véritable inventeur de cette disposition n’est pas le constructeur de la locomotive, John Cockerill, mais un ingénieur prussien, Laussmann, qui ne manquera pas de protester contre un détournement de brevet manifeste. Ce système de chaudière à foyer central aura une descendance sur certaines locomotives articulées en voie de 60 à usage militaire comme le type Péchot.

Enfin, la quatrième locomotive se nomme “Vindobona”. C’est une machine présentée par l’ingénieur autrichien Haswell. Elle a trois essieux, mais il faut lui en ajouter un quatrième pour limiter le poids sur le rail et respecter la charge de 12,5 tonnes par essieu, imposée par le règlement. Plus classique de formes et de conception, avec sa cheminée à l’avant, ses quatre essieux accouplés mus par deux cylindres avant et sa plate-forme de conduite à l’arrière, elle offre un système de freinage original utilisant les cylindres comme pompes à air avec un débit d’air réglable. Le principe fut repris par l’ingénieur suisse Riggenbach pour ses célèbres locomotives à crémaillère pour trains de montagne, et c’est sans doute la seule contribution durable de la “Vindobona” à l’histoire technique des chemins de fer, car elle est la seule locomotive éliminée du concours du Semmering. Mais son auteur peut se consoler, car les trois autres, quant à elles, ne se révèlent guère aptes à l’usage une fois les lampions de la fête éteints.

La “Bavaria” est primée, suivie de la “Wiener Neustadt” et, enfin, de la “Seraing” retenue de justesse, pénalisée par une consommation qui lui fait perdre des points. La malheureuse “Vindobona” fait une belle démonstration de… patinage sur place, qui n’a rien d’artistique. Ses quatre essieux accouplés font d’elle une machine « raide » qui fait souffrir la voie en courbe. Elle n’est admise à courir, d’ailleurs, que sous la condition, humiliante pour son concepteur, de désaccoupler le dernier essieu pour épargner la voie. Cette modification de dernière minute ne fera qu’augmenter les patinages.

De toute manière, le Ministère impérial et royal (sic) du Commerce d’Autriche-Hongrie fait une mauvaise affaire en versant les 44 000 ducats promis aux trois lauréats retenus pour leurs locomotives. Celles-ci, en service courant une fois finis les fastes du concours, cassent chaînes et bielles à tour de rôle, tandis que la vapeur fuit par toutes les articulations des conduites reliant les chaudières aux cylindres montés sur les « trucks» mobiles. Et, sur les longues et vertigineuses rampes du Semmering, les lourds trains de l’Europe tombent en panne. Les journaux s’en donnent à cœur joie et la ligne maudite est, de nouveau, décriée comme étant l’œuvre la plus folle et la plus inutile du siècle.

Les locomotives du concours du Semmering avec, en prime, le rappel visuel du parcours pour refroidir les candidats-concepteurs trop enthousiastes. Il s’agit d’un rare document de l’éditeur français Roret, de l’époque. En haut et à gauche : la “Bavaria”, puis à droite, la « Seraing ». En bas, à gauche, la “Wiener Neustadt”, et à droite, la “Vindobona”.

La locomotive, absente, qui aurait dû remporter le concours.

Si aucune des locomotives primées au concours ne pourra assurer un service fiable et endurant, il se trouve que, en fin de compte, s’il y a un vainqueur du Semmering, il n’était pas concurrent…. Plutôt un concours de circonstances qu’un concours tout court, à quelques mois près, cet événement a « oublié » une locomotive, la “Engerth”.

Cette curiosité ferroviaire est d’origine autrichienne et se veut une solution au problème du franchissement des montagnes pour les voies ferrées : les fortes rampes engendrent des patinages et l’idée d’Engerth est d’utiliser le poids du tender pour «lester» en quelque sorte les roues motrices, tout en conservant une articulation pour faciliter l’inscription en courbe à faible rayon que l’on trouve sur les lignes de montagne. C’est complexe, mais, disons, ça marche…. Le 11 Décembre 1852, Engerth, dépose un brevet de locomotive de montagne et propose de faire des essais de sa machine sur les rampes de la ligne du Semmering.

Wilhelm Freiherr von Engerth (1814-1884). Beau nom de famille, et belle réalisation sur le terrain, choses qui vont rarement ensemble paraît-il.

La locomotive Engerth est une machine classique à trois essieux moteurs et comportant un tender séparé classique, lui aussi. Mais l’idée d’Engerth est de «glisser» l’avant du tender sous l’arrière de la locomotive, le premier essieu du tender étant alors tout contre le dernier essieu moteur de la locomotive. Puis il relie, par de larges engrenages à fort jeu latéral, les essieux du tender au dernier essieu de la locomotive : le jeu latéral permet des mouvements indépendants entre la locomotive et le tender, tandis que les engrenages, dont les dents sont toujours en prise, transmettent la puissance de la locomotive aux roues du tender.

Le tout forme un ensemble qui se veut simple, souple, robuste. Il est tout au plus… robuste… Les roues du tender, elles aussi motrices, participent à l’effort de traction et le poids du combustible et de l’eau, au lieu d’être un handicap, devient un avantage. C’est le principal avantage du système, mais, pour le moment, il est théorique.

Les différentes locomotives type Engerth de 1854 à 1857, ceci sur le catalogue de la firme Esslingen.

Le 30 novembre 1853, un train de 136 tonnes est hissé à 13,65 km/h sur une distance de 41 km : les concurrents du concours eussent été rêveurs devant la performance ! Mais le concours, lui, est terminé et oublié depuis belle lurette.

Immédiatement 26 locomotives Engerth sont mises en service, mais les engrenages créent des soucis avec des “points durs” dans la transmission, des casses de dents, des chauffes de paliers. On les dépose… et les locomotives restent aussi performantes ! On construit 50 autres «Engerth» sans engrenages, et peut-être sans le dire à Engerth. Le succès est assuré : qu’importent les engrenages perdus si on a la gloire, doit se dire Engerth enfin mis au courant …

Un problème de manque d’adhérence ? Non : un problème de manque de puissance.

Essayons de voir clair dans ce mystère. Engerth a voulu résoudre un problème apparent de manque d’adhérence des locomotives pour fortes rampes, et il a eu bien du mal à le résoudre. Il a cherché à mettre au point une locomotive à grand nombre d’essieux moteurs, mais capable de s’inscrire en courbe de faible rayon – c’est déjà une quadrature du cercle qui hantera l’histoire de la locomotive à vapeur durablement. Mais le résultat est que, là où Engerth voit un problème d’adhérence, il y a d’abord un problème de manque de production de vapeur – disons, de manque de puissance.

Engerth parvient, au prix d’une solution complexe et médiocre, à multiplier les essieux moteurs et à faire, donc, une grosse locomotive. Mais Engerth fait, techniquement, fausse route. A cette grosse locomotive, il faut un appareil de production de vapeur puissant, et Engerth finit par le prévoir en conséquence. C’est maintenant qu’Engerth se dirige vers la bonne solution, mais la mauvaise solution fait obstacle jusqu’à ce que les circonstances obligent Engerth à s’en passer, laissant la voie désormais libre à la puissance seule. Le chemin aura été long et sinueux, autant que sur les rampes du Semmering…

Pleine puissance, dites-vous ?

Effectivement Engerth est préoccupé par un problème, celui de l’adhérence, et s’était moins préoccupé du fait que les locomotives défaillantes souffraient surtout d’un manque de puissance. Voulant passer de trois à cinq essieux moteurs, il a, en conséquence, dimensionné généreusement l’appareil producteur de vapeur, donc construit une locomotive plus puissante en posant sur un châssis à trois essieux une locomotive dimensionnée pour cinq.

Le corps cylindrique a un diamètre considérable, pour l’époque, qui est de 1 370 mm. Le foyer est très gros et a une surface de grille de 1,8 m². La locomotive pèse 58,5 tonnes et emporte un train de plus de 130 tonnes en rampe de 25 pour mille à 10 à 15 km/h : ce sont des dimensionnements et des performances beaucoup plus forts que ceux des 030 classiques contemporaines en Europe qui ont une grille d’environ 1,3 à 1,4 m², un corps cylindrique d’un diamètre de 1100 à 1200 mm environ, et pèsent 30 à 35 tonnes, pouvant remorquer environ 60 tonnes en rampe de 25 pour mille à la même vitesse.

Le succès, enfin.

La plupart des pays d’Europe ayant des lignes de montagne veulent des «Engerth», et, parmi eux, la Suisse en commande 100, le réseau français du Midi en commande 43. Ces locomotives effectuent un excellent service et plusieurs d’entre elles durent 80 années, remorquant des trains de marchandises sur les lignes de Bordeaux à Toulouse ou à Bayonne, de Toulouse à Foix, etc… Elles peuvent remorquer jusqu’à 700 ou 800 tonnes à la vitesse moyenne de 20 à 30 km/h. Sur la dure ligne de Mende à la Bastide, en rampe de 27,5 pour 1000, on les voit, entre 1902 et 1936, assurer l’ensemble des trains de marchandises, hissant plus de 100 tonnes à 30 km/h.

Deux vues d’une locomotive-tender Engerth type 032 N°312, sur le réseau du Midi.
Les constructeurs allemands comme Esslingen auront rapidement compris l’enseignement du Semmering et inscrivent immédiatement des “Engerth” sur leur catalogue dès 1854.
Beau cliché d’une “petite” Engerth, type 022, sur le réseau autrichien, dans les années 1870.

Le musée « La Cité du Train » de Mulhouse a conservé la “Engerth” Midi N° 312, une pièce exceptionnelle par sa rareté, son ancienneté, et son parfait état. Construite en 1855, elle a terminé son service en 1938 en assurant des manœuvres à Mende. Elle rend hommage au service longtemps rendu par les locomotives “Engerth” en France.

Les « découpleurs » du Creusot.

En France, les ingénieurs du Creusot étudient le problème posé par les “Engerth” du Nord. Ils attaquent le problème en s’occupant de l’accouplement du premier essieu du train articulé du second groupe d’essieux. Ils déplacent l’essieu en le plaçant sans jeu entre les longerons du châssis principal intérieur de la locomotive, mais toujours en le laissant recevoir la charge du châssis secondaire du tender. Ce châssis secondaire s’appuie sur des traverses qui glissent latéralement sur des rotules, ce qui assouplit les débattements relatifs des deux châssis. Le poids adhérent passe de 56 tonnes à 39 tonnes (et même 33 tonnes quand le tender est vide), ce qui est comparable à celui d’une locomotive classique ayant le même nombre d’essieux moteurs.

Pour les “Engerth” de l’Est, les ateliers du Creusot procèdent à une transformation plus radicale encore en séparant complètement le tender. Il faut alors rééquilibrer la machine en la dotant d’un contrepoids avant pesant 3.700 kg – chose très critiquée à l’Est à l’époque, car la machine passe à un poids total de 62, 6 tonnes, approvisionnée. La transformation des “Engerth” de l’Est est entreprise à partir de 1859.

Locomotive-tender “Engerth” découplée, type 032 du réseau du PLM français. Il s’agit de la locomotive N°1397, série 3604 à 3609 puis 2404 à 2409 puis 1395 à 1400, construite en 1865.

La compagnie du “Sud Autrichien”, qui exploitait la ligne du Semmering, ne tarda pas à suivre l’exemple français, mais en ajoutant un 4 essieu à l’arrière de la locomotive pour en faire des 040. Le Semmering aura donc été, malgré elle et comme « Le médecin malgré lui » de Molière, le berceau de la locomotive puissante pour trains de marchandises qui manquait, jusqu’à alors, aux chemins de fer du monde entier.

Locomotive-tender “Engerth” belge type 032 de 1875.
Locomotive-tender “Engerth” suisse de 1869, type 032 ou E3/5, nommée “Simplon”, ce qui ne veut pas forcément dire qu’elle fut engagée sur cette ligne dont le tunnel fut ouvert beaucoup plus tard, en 1906.
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