L’art de chercher et de, parfois, trouver sa gare dans une ville.

Les gares sont arrivées dans des villes et en des lieux qui ne les attendaient pas et qui n’étaient pas faits pour elles. Comme jetées au hasard, se posant là où les poussait le vent de la spéculation et là où se trouvait un vague… terrain vague, elles ont vécu, par leurs transformations, les périodes historiques de ce moyen de transport que la civilisation industrielle a créée. Mais elles se sont retrouvées au hasard de la disposition des villes et surtout au hasard du « chacun pour soi». Les premières compagnies privées, prisonnières d’une logique de la concurrence, n’ont pas l’intention de créer ensemble une civilisation du transport au service de l’humanité.

Les gares sont des installations d’échange entre les lignes qui y convergent, de remisage et d’entretien du matériel roulant, et aussi d’interface entre la société demandeuse de transport et le chemin de fer tardivement invité à jouer ce rôle. C’est ainsi qu’apparaît, dans les gares, le bâtiment-voyageurs (BV), qui joue un rôle d’image de marque tel que l’on appelera “la gare” en oubliant que la gare c’est la totalité des emprises ferroviaires. C’est ainsi que le BV, seul et éclairé dans la nuit, devient un emblème du chemin de fer car il est un perçu comme étant avant-poste de la civilisation…

Il est d’usage, pour la société, de ne connaître du chemin de fer que la gare, sans comprendre qu’il ne s’agit que son BV, et c’est normal. C’est sur la gare que se porte tout l’intérêt du public, comme de nombreux livres le prouvent.

Les gares, dispersées dans les villes et jusque dans le moindre village, font beaucoup de choses. Elles se spécialisent en gares terminus, de passage, de bifurcation, d’embranchement, en gares de transbordement pour des ruptures d’écartement absurdes entre réseaux. Elles sont aussi des gares maritimes pour des ruptures de moyen de transport entre terre et mer, ou des gares de commutation pour des incompatibilités électriques. Mais, également, elles sont des gares de marchandises, de triage, des gares spécialisées pour certains trafics agricoles ou industriels. Jetées çà et là au hasard des terrains libres, elles vivent dans une dispersion aléatoire.

Voilà qui, dans les villes, crée, pour les voyageurs qui y accèdent pour la première fois, des difficultés insurmontables quand il faut changer de train, ou, pis encore, quand il faut changer de compagnie. Souvent, quand on ne sait rien de la ville inconnue, rien de ses moyens de transport, et, entouré d’une montagne de valises, on est à la merci du premier chauffeur de taxi aperçu. Si ce dernier est un professionnel, on est sauvés, sinon c’est le racket.

Mais, il est vrai que les choix dans les éléments purement décoratifs du style ne sont pas neutres : on peut, très manifestement, voir le langage (sinon la langue de bois) des compagnies voulant affirmer leur personnalité, leur prospérité (rassurer les actionnaires). On peut aussi lire la volonté des municipalités qui mettent la main à la poche pour avoir « une belle gare » autre que le plan standard de la compagnie, avant d’affirmer haut et fort tout le soin, le souci même, du bien-être des habitants qui leur sont confiés. C’est ainsi qu’il y a des dérives, à peine contrôlées, donnant des gares plutôt régionalistes pour attirer les touristes, plutôt encensant une victoire militaire ou une conquête,

Comprendre les gares.

On ne peut donc rien, ou très peu, comprendre ce qu’est une gare, et son BV, sans une connaissance de leur activité ferroviaire. Nous passons sur les difficultés de choix d’un site, d’implantation, des impératifs et des normes de construction, et de toutes ces contraintes qu’imposent les grandes villes. Ce fut une lutte darwinienne entre les gares-êtres vivants, d’une part, et, d’autre part, les villes-milieu hostile au terme de laquelle, d’ailleurs, bien des gares ont été éliminées. C’est ce qui rend leur histoire passionnante, certes, mais leur utilisation désastreuse pour le voyageur au long cours.

Pays par pays, compagnie par compagnie, avec l’empreinte de celles-ci, les gares affichent leur appartenance et résistance à la métamorphose : les gares de Londres, Moscou, Paris, Berlin, voilà autant de places fortes, parfois même crénelées, postées aux points de vigilance des réseaux à l’instar des châteaux-forts de jadis. En ces curieux temps de souci écologique, sur fond de pandémie mondiale, l’avion est montré du doigt et l’automobile peine à se parer de vertus électriques : les gares, nous en sommes certains, ont un vrai avenir, fort, et utile, à condition de savoir les trouver quand on est un « primo-débarquant » (nous prenons la responsabilité du terme) dans une grande ville.

Les curieux dessins du « Cooks Continental Time Tables ».

Messieurs les Anglais ont tiré les premiers… (comme les Français les y ont invités) puisqu’ils ont créé ce chemin de fer moderne associant les rails et la locomotive. Aussitôt, des milliers de voyageurs, distingués, distants, et chic (« chic » est invariable), en cape et portant un sac en cuir, ont voyagé dans le monde entier. Ils portent à la main leur arme favorite, leur bannière, qu’est le fameux Bradshaw’s « Continental Railway Guide » qui, en 1939, disparaît au profit du concurrent qu’est le « Cooks Continental Time Tables ». Chef-d’œuvre de Thomas Cook (qui n’a pas eu le Goncourt pour autant), ce dernier offre, depuis 1873, les horaires du monde entier – du moins ce qui est le monde entier pour un Anglais à l’esprit éclairé. L’éclairage en question est fourni par le soleil qui, obligeamment, « ne se couche jamais sur l’Empire britannique ».

L’édition de 1973 du « Cooks », pour célébrer son centenaire dignement fêté, offre en prime et en fac-simile les horaires de 1873, chose précieuse pour l’auteur de ce site-web. Mais cette édition offre aussi environ 70 plans de villes du monde montrant, d’une manière sommaire, les emplacements des gares et le schéma des lignes réduites à un seul trait. Ces villes sont classées par ordre alphabétique, passant d’un pays à un autre.

L’ouvrage étant britannique, on découvrira un certain nombre de très petites villes qui n’ont aucune importance mondiale comme Margate ou Ramsgate qui sont d’obscures petites plages familiales et glacées comme il se doit et où l’huile du « fish and ships » se fige dès son achat. On découvrira aussi que les villes des Amériques, Nord, Centre et Sud, d’Afrique, d’Asie et d’Australie sont totalement absentes – ceci, peut-être parce que Cook n’a pas pu avoir le droit de vendre des billets pour ces continents ou n’avait pas d’intérêt financier. Ainsi nous nous passerons des magnifiques et imposantes « Union Station » de Chicago et autres « Grand Central Station» de New-York, bien américaines, qui ont su regrouper les lignes et les compagnies en un seul lieu, ainsi que quelques belles grandes gares sud-américaines.

Présentation des plans du « Cooks ».


Ces dessins du « Cooks » sont en très petit format, et en basse définition, avec une impression qui ne les rend en rien propices à un agrandissement et qui demanderait de les redessiner intégralement. Mais, fait intéressant, ils se présentent en ordre alphabétique, regroupés sur 7 pages contenant chacune une dizaine de plans. Ces pages comprennent les villes classées dans l’ordre suivant :

  • Anvers à Bucarest
  • Budapest à Genève
  • Coblence à Malmö
  • Gênes à Istanbul
  • Manchester à Porto
  • Oslo à Séville
  • Southampton à Zürich

Pour les rendre plus lisibles, nous les avons scannés en haute définition et colorisés pour permettre une lecture plus facile, notamment pour ce qui est des mers ou des bassins portuaires. Les gares sont en rouge. Les lignes de ferry-boats ou de navettes sont en pointillés ronds, et d’une couleur brune se détachant du bleu clair représentant les eaux. Nous avons laissé les mers dont le graphisme, avec ses traits parallèles, a tout le charme d’anciens manuels scolaires. Nous avons laissé en place les noms anglais des villes indiqués sur les plans. Enfin, nous avons agrémenté le texte avec quelques illustrations anciennes provenant de notre collection de cartes postales ou de collections particulières dont nous avons racheté le fonds, ou de livres anciens de notre bibliothèque.

D’Anvers à Bucarest.

Anvers a irrévocablement séparé son port et les bassins de l’ensemble de ses gares. Le « Central » est une peu commode gare en cul-de-sac arbitrairement posée au centre de la ville. Athènes s’est peu souciée de son port qui est un autre monde, loin de la ville. Bâle s’est dispersée dans sa « trinationalité » qu’elle a mal maîtrisée, ne pouvant regrouper trois pays dans une seule gare — mais il faut dire que, techniquement, la tâche n’a jamais été commode, notamment pour des questions de normes. Berlin est encore coupée en deux par le « Rideau de Fer » en 1973, mais notons que cette ville est une des rares, au monde, a avoir pris le taureau par les cornes et construit une gare centrale unique. Bruxelles a, enfin, sa « Jonction » tant attendue et qui a été un travail magistral, courageux. Les autres villes pratiquent la gare centrale terminus en « cul-de-sac » avec tous les inconvénients.

Vue intérieure du BV de la gare d’Anvers Central, datant de 1908.
Berlin : gare de la Friedrichstrasse, vue vers 1910. Cette importante gare, au cœur de Berlin, est et restera une gare de passage.
Très belle photographie ancienne de la gare de Bâle, prise dans les années 1930.

De Budapest à Genève.

On notera que Budapest s’est enfermée dans une politique de multiplication de gares terminus, donc très malcommodes à exploiter, que Calais et Dunkerque se sont, toutes deux, d’abord constituées en une belle gare « en ville » avant de découvrir qu’il y avait quelque chose d’intéressant à faire dans leurs ports respectifs. Douvres et, dans une moindre mesure Folkestone, ont joué immédiatement la carte portuaire, mais, il faut le reconnaître, Folkestone a été bâtie dans un site très décourageant. En effet la gare maritime de Folkestone souffre de la nécessité d’une rampe vertigineuse, en pleine ville, pour relier le port à la gare centrale qui est loin au-dessus de la mer, sur les falaises. Genève n’a pas encore surmonté sa dispersion entre deux rives que tout oppose, et il faudra attendre un demi-siècle encore.

La gare de l’Est de Budapest, construite en 1920.
La gare de Calais-Maritime, construite en 1909.
La gare de Douvres, construite en 1865, et vue vers 1880, par mauvais temps… Il fallait fermer les fenêtres des voitures des trains à l’arrêt !

De Coblence à Malmö.

Le Havre et Lyon ont su jouer avec les avantages de leurs sites. Mais Londres, comme Saint-Pétersbourg (alors Leningrad) se sont enfermés dans un système de multiples gares terminus en cul-de-sac. Londres a été la victime de la lutte conflictuelle entre une multitude de compagnies aussi jalouses, indépendantes et libérales les unes que les autres, chacune voulant sa belle gare avec une façade prestigieuse. À part Blackfriars et Kensington (Olympia), toutes les gares de Londres sont des terminus sur le plan de 1973.

Vue actuelle de la gare de Saint-Pancras, Londres, construite en 1868 dans un style néo-gothique bien britannique. On « craque » ou on ne « craque » pas…
La gare de Waterloo, à Londres, construite en 1848, vue vers 1910. Rien que pour le nom, on ne craque pas…
La belle gare de Lyon-Perrache, construite en 1856 et, aujourd’hui, défigurée et cachée par un hideux “machin” en béton armé servant de parking et de tunnel autoroutier … en plein coeur de Lyon !
Vue actuelle de la gare de Moscou, à Leningrad, redevenue St-Pétersbourg. Cette « Moskovski vokzal » a été construite en 1851.

De Gênes à Istanbul.

Coincée entre la montagne et la mer, Gênes n’avait pas d’autre choix qu’une gare maritime séparée de la gare centrale et disposée à l’étroit dans une ville dense où l’espace manque. L’inextricable imbroglio créé par deux écartements font du site des gares d’Irun et d’Hendaye un festival d’interpénétrations en voies de 1668 et 1435 mm qui raviront les amateurs, mais seront un handicap pour des générations de voyageurs qui découvrent que la vérité, au-delà des Pyrénées, n’était pas celle que l’on croyait en deçà.

Quant à Istanbul, l’« Orient-Express » roule encore en 1973, et rappelle qu’il n’est pas un express et que, surtout, il ne va pas en Orient. La gare de Sirkeci tourne carrément le dos au Bosphore, et l’on perd une demi-journée pour aller, en bateau et avec armes et bagages, jusqu’à celle de Haydarpasha pour monter dans le “Taurus Express” et gagner Bagdad ou Le Caire si possible. La Turquie n’a pas encore creusé le tunnel ou bâti ses magnifiques ponts reliant l’Europe à l’Asie.

Les extrémités des quais de la gare de Gênes montrent que le site de la gare est l’un des plus encombrés au monde : la place manque dans une ville coincée entre les montagnes et la mer.
La toujours très belle mais endormie gare de Sirkeci, à Istanbul, vue en carte postale en 1910 et vue actuelle. Le fantôme de l’« Orient-Express » la hante toujours.

De Manchester à Porto.

Moscou et Milan, et dans une moindre mesure Naples et Marseille, voilà les villes qui ont fait comme on a fait à Londres, Paris et autres grandes capitales : une multitude de gares terminus imposant leur cul-de-sac. Newcastle est construite dans un site accidenté, ce qui lui vaut des gares assez audacieusement implantées et des lignes en boucles multiples permettant, le cas échéant, de faire tourner les trains en rond comme des trains-jouets.

C’est (ou peut-être ; ce n’est pas du tout) le moment de se souvenir que Moscou a une très belle « Gare de Kiev » mise en service en 1918 et rejoignant la capitale de la Russie à l’une de ses anciennes capitales et à l’Europe. Ces vues datent, comme on peut le voir, de l’époque soviétique.
L’inoubliable et mondialement connu « damier oblique » de la sortie est de la gare centrale de Newcastle, en direction de Manors et d’Édimbourg sur la gauche, et de Gateshead et la côte locale sur la droite. Les fantômes du vieux château en ont perdu le sommeil et les viaducs qui enjambent irrespectueusement la ville la plongent dans une obscurité persistante.

D’Oslo à Séville.

Paris reste victime de ses gares terminus en impasse, tout comme Tours avec la sienne. Toutefois, Paris connaîtra son repentir en ouvrant la liaison entre les gares d’Austerlitz et d’Orsay en 1900. Ici, la liaison Orsay-Invalides est, en 1973, imminente. À Tours, il faudra bien se résoudre à tout déplacer en gare de Saint-Pierre-des-Corps (SPDC pour les intimes). On remarquera que Rotterdam a fait le choix définitif et éclairé d’un réseau qui est d’abord un réseau portuaire desservant les nombreux bassins de cet immense port.

La belle gare centrale de Prague a su garder son classicisme intérieur, malgré son immersion dans un carrefour autoroutier.

De Southampton à Zürich.

Avec cette partie de l’article, on retrouve beaucoup de gares en cul-de-sac (ou en impasse) établies triomphalement au coeur de belles villes européennes prospères et innovantes comme Tours, Turin, Vienne, Varsovie, Zürich. La plupart d’entre elles auront à remodeler leur «étoile» et à raccorder leurs différentes gares terminus entre elles, les transformant en gares de passage. Southampton a sagement choisi d’être un port et d’avoir des gares desservant ses “docks”, quitte à fermer la gare terminus ancestrale.

La très belle et bien classique gare de Tours, inaugurée en 1846, elle est en impasse et doit, pour survivre, être raccordée aux grandes lignes de l’étoile de Tours. Cela ne la sauvera pas d’une certaine mise en sommeil au profit de la gare de Saint-Pierre-des-Corps, bien située comme gare de passage sur les grandes lignes vers Paris et l’ouest de la France.
La gare centrale de Varsovie, dans les paisibles années 1920, quand la Pologne revient à la vie et se raccorde à la voie normale européenne. En 1975, le « postmodernisme » du grand camarade soviétique la remplacera par un « machin » cubique en béton ressemblant à un aéroport.
La gare de Zurich, construite en 1847 et vue dans les années 1900 dans l’ouvrage de l’auteur Russe Gabriel Baranovsky paru en 1908.
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