La « P » : la voiture-lits ingénieuse d’un grand ingénieur.

Ces voitures-lits remarquables marquent, à leur sortie d’usine en 1955, un renouvellement de la voiture-lits CIWL. Elles doivent leur appellation « type P » du nom de l’ingénieur Albert Pillepich, Ingénieur en Chef des Services Techniques de la Compagnie Internationale des Wagons-lits. Construites à 20 exemplaires pour chacune des quatre firmes que sont Nivelles, Carel & Fouché, Ansaldo et Fiat, ces 80 voitures sont en acier inoxydable, matériau que la CIWL emploie pour la première fois. Elles marquent une rupture technique et esthétique par rapport au passé et à la tradition.

Un très beau document de la CIWL montrant la complexité de la tâche effectuée par l’ingénieur Albert Pillepich. Nous avons colorié les espaces différents des trois cabines visibles partiellement sur ce dessin pour mieux en montrer l’imbrication.
Une vue des compartiments de la « WLP », orientée dans l’autre sens, la face avec couloir étant ici à l’arrière plan. On voit que les compartiments inférieurs ne sont pas privilégiés avec leur accès très restreint au lit. Mais, vu que l’on voyage seul, c’est acceptable. Les compartiments supérieurs, eux, offrent un réel espace, avec un lit permanent et un fauteuil permanent, lui aussi, près de la fenêtre.

Enfin seuls !

Sous la forme « enfin seuls », cette phrase est une réplique de théâtre de boulevard parisien très usitée : l’amant en caleçon et caché dans le placard peut enfin en sortir, délivré par “Madame”, puisque « Monsieur », arrivé à l’improviste, vient de repartir.

Au singulier, cette formule traduit un profond désir exprimé depuis des décennies par les voyageurs des trains de nuit pour qui la promiscuité des compartiments à 6 ou 8 couchettes est un enfer. Bien sûr, le voyage dans un compartiment privé et exclusif existe, mais sous la forme d’un rare luxe jusque là réservé aux heureux voyageurs fortunés pouvant monter dans les voitures LX qui partagent leur volume intérieur et leur poids de 50 tonnes entre seulement 10 voyageurs, chacun bien chez soi.

Mais 5 tonnes par voyageur, voilà un « poids mort » qui coûte une fortune aussi bien à la construction qu’à l’exploitation. La voiture « P » offre le même privilège à pas moins de 20 voyageurs qui trouvent un compartiment individuel.  Longue de 24 m au lieu des 23,45 m habituels pour les voitures de la CIWL, la « P » ne pèse que 44 t, soit un poids mort d’environ 2 t seulement par personne, ce qui est un peu plus acceptable, donc beaucoup plus rentable.

1956 : des clients désemparés.

La mise en service des voitures-lits type « P » oblige les réseaux utilisateurs à créer un tarif nouveau, intermédiaire entre le « single » et le « double », et qui prend le nom de « spécial ». En effet, la voiture « P » offre bien un compartiment individuel, mais qui est loin d’offrir l’espace et le confort du « single » traditionnel, surtout au niveau inférieur, d’où un billet de 2ᵉ classe pour bénéficier du tarif « spécial ».

Mais, une année après, en 1956, la SNCF passe au régime à deux classes, et la voiture type « P » perd sa position très favorable de solution intermédiaire : elle perd ses voyageurs de l’ancienne 2 classe à budget moyen qui, obligés de voyager en 1ʳᵉ classe, choisissent alors la vraie voiture-lits classique. Mais s’ils voyagent dans la nouvelle 2 classe (ex-3 classe), ils prennent des couchettes.

Une nouveauté en Europe : l’imbrication.

La voiture-lits type « P » offre une disposition très novatrice en Europe, mais déjà connue aux Etats-Unis dès les années 1930 : les compartiments sont imbriqués les uns dans les autres, donc décalés sur deux niveaux. Ces compartiments prennent, commercialement, le nom de « roomette » venu en droite ligne des États-Unis. Le lit du compartiment supérieur est posé sur le plafond partiel du compartiment inférieur, et reste donc fixe. En revanche, le lit du compartiment inférieur occupe un grand espace au sol et doit être relevé contre la cloison, en position jour, et laisse la place à un fauteuil. La plafond de ce compartiment inférieur a aussi pour inconvénient de ne laisser que très peu de volume utilisable dans le compartiment, interdisant que l’on ne tienne debout sur l’ensemble de la surface du plancher.

Voiture-lits américaine, la « Major » Brooks, à compartiments imbriqués sur deux niveaux, circulant sur le réseau Pennsylvania RR dès 1938. D’autres voitures Brooks, sur le même principe, ont été essayées dès 1933 aux USA.
Le schéma de principe des « Brooks » américaines : selon la tradition américaine, les lits sont déployés dans le sens de la longueur et de la marche du train, et on ignore, pour des raisons mystérieuses, la couchette orientée transversalement.
La tradition américaine en matière de voitures-lits, telle que la découvrira Georges Nagelmackers au XIXe siècle et qui l’importera en Europe avec sa CIWL. Aux « States », on dort dans le sens de la longueur, et on fait apparemment peu cas de l’isolement et de la pudeur : on ronfle et tousse en coeur, et les mouvements des rideaux laissent, pour les voyous voyeurs, de jolis aperçus inespérés sur la morphologie des dames – toute morale bue.

Ces compartiments sont certainement plus petits et moins avenants que ceux des voitures-lits classiques.  Leur forme enchevêtrée ne dégage pas un volume habitable cubique comme un compartiment classique qui est, lui, une véritable petite chambre à coucher pouvant même former une suite sur un même niveau. Mais, cette concession faite à l’espace restreint et à une forme peu avenante évite la promiscuité et permet de voyager seul sans crainte de coexister avec des dormeurs agités ou … ronfleurs ! C’est déjà beaucoup.

Le “bourdaloue” accompagne, sur le plan musical, le voyage de nuit.

Sur l’un des dessins éclatés, ci-dessus en tête de l’article, on peut voir que les compartiments des « P » comportent une « case à bourdalou » (sic, il manque un « e »). Qu’est-ce donc qu’un « bourdaloue » ?, dira le lecteur actuel, posant son smartphone et légèrement honteux, en apparence, de ne pas connaître les subtilités de la belle langue française. Le révérend père jésuite Bourdaloue (1632-1704) a sa rue, près de l’église Notre-Dame de Lorette, à Paris. Sa réputation de « Roi des prédicateurs et prédicateur des rois » (prémonitoire de celle de l’ « Orient-Express train des rois et roi des trains ») vient de la cour de Louis XIV où dans la chapelle royale l’abbé en question faisait des prêches. Mais ses sermons sont tellement longs que les fidèles se munissent de pots de chambre, et surtout les dames paraît-il (mais restons prudents, l’auteur de ce site tient à ne pas se faire des ennemies du côté de ses copines de « OUAT » et de la com SNCF). En effet, les dames pouvaient cacher un pot de chambre sous leurs grandes jupes à crinoline. Elles pouvaient, dit-on, s’en servir grâce à la mode des culottes amples et fendues d’avant en arrière qu’elles portaient sous leurs jupes. Les dames de compagnie sortaient alors discrètement le pot pour aller le vider quelque part autour de la chapelle du palais.

Oui, mais le « bourdaloue » ? C’est le surnom donné à ce pot de chambre qui, peu à peu, devint national. Mais le « bourdalou » sans « e » ici ? C’est une faute d’orthographe du dessinateur de la CIWL, ce qui prouve que cet irritant défaut ne date pas d’hier.

Ce « bourdaloue » CIWL, lourd, en faïence massive, fut donc mis avec beaucoup d’égards par la CIWL, dans les cabines des « P ». Mais il était simplement posé directement dans un placard en bois, et il dansait et rebondissait sur les franchissements des appareils de voie, faisant entendre un tintement obsédant. L’auteur de ces lignes, à qui les éditions Picador avaient offert un voyage de nuit Paris-Saint de Luz, se souvient encore qu’il ne put calmer les ardeurs du « bourdaloue » réticent qu’en le calant avec son pantalon et sa veste.

Modernes, mais chauffées comme à la maison.

Ces belles voitures ont, chose peu connue, un chauffage qui ne manque pas d’évoquer la grande tradition du passé, puisque fonctionnant au charbon avec une petite chaudière et une circulation d’eau chaude dans des radiateurs. Ce n’est pas que la CIWL veuille maintenir à tout prix un parfum de passé… mais simplement parce que la voiture doit rester totalement autonome et indépendante de modes de traction très variés existant encore en Europe, notamment en traction électrique où il existe de véritables « frontières électriques » entre systèmes nationaux différents. Il faut dire que les années 1950 connaissent encore, en Europe, un florilège de modes de traction très divers : vapeur, diesel, électricité, et, pour cette dernière, plusieurs types de courant traction selon les pays.

Elle doit aussi pouvoir être chauffée à l’arrêt, et sans être incorporée dans un train. Ce système autonome permet à chaque voyageur de régler son chauffage. L’autonomie de la voiture P évite bien des problèmes en cours de route. La chaudière à charbon sera ultérieurement transformée pour marcher au fuel, solution allant droit dans le sens de la mode économique du « tout pétrole » des années 1950-1960. Elle alimente, comme un véritable chauffage central classique, un ensemble de radiateurs reliés entre eux par une circulation d’eau chaude. Ces radiateurs sont, en fait, des convecteurs et les tuyaux d’eau chaude les traversant sont simplement munis d’ailettes et un circuit d’air pulsé traverse les convecteurs. Le voyageur peut, à volonté, régler la position de volets d’obturation pour augmenter ou diminuer la circulation d’air dans le convecteur. L’été, le chauffage étant éteint, le circuit d’air pulsé fonctionne pour assurer le renouvellement de l’air.

Une belle carrière.

Très confortables, excellentes « rouleuses » sur leurs bogies Schlieren suisses (les meilleurs de l’époque), ces belles voitures sont incorporées dans un grand nombre de trains de nuit au départ de Paris vers Dortmund, Milan, Stuttgart, Genève, et aussi dans des relations comme Paris-Tarbes, Paris-Irun, Paris-Marseille-Vintimille. Elles terminent leur carrière au cours des dernières années 1980, mais après avoir été déclassées en voitures-lits de 2 classe pour offrir à une clientèle moins fortunée la possibilité de voyager de nuit seul avec un simple billet de seconde. Les dernières « P » sont retirées du service en 1987.

Cabine inférieure sur une « WLP » : il vaut mieux ne pas être trop gros pour se déshabiller et se coucher, ou alors, on y va à quatre pattes en montant sur le pied du lit…
Dans la cabine supérieure, l’espace abonde, mais le lit est très haut au-dessus du plancher : il vaut mieux ne pas tomber… Gare aux coups de frein. On ne met pas le pied dans le lavabo pour monter se coucher : on ferme le lavabo avant.

En effet, si l’aviation a cassé ses tarifs et fait miroiter des temps de trajet prometteurs (hors embouteillages sur le trajet routier), le TGV, pour sa part, commence à changer la donne, transformant des voyages qui demandent une nuit en un court trajet de jour. En outre une certaine désaffection pour les voyages de nuit se fait sentir, tant pour la fréquentation des trains de nuit qui devient de moins en moins sûre, que pour le retour en force du « dormir chez soi » qui modifie les mœurs des commerciaux et des industriels voyageant pour affaires. Aujourd’hui, sous l’effet de l’écologie, la tendance s’est de nouveau inversée en faveur du train de nuit.

Une « P » vue à Villeneuve-Saint-Georges, coté compartiments. Doc. B.Heller, collection Lepage.
Une « P » vue côté couloir, à la Cité du Train-Patrimoine SNCF, Mulhouse.
Document Philippe Mirville, Cité du Train-Patrimoine SNCF, Mulhouse.
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