Excédés par le nombre de camions sur les routes, par les accidents ou les embouteillages qu’ils provoquent, par la pollution engendrée par les transports routiers qui sont au moins vingt fois ceux du rail, par cet esclavage constitué d’autant d’hommes au volant qu’il y a de camions de 40 tonnes chacun alors qu’un simple train de 1000 ou 2000 tonnes ne demande qu’un conducteur, les « gens », comme on dit, posent souvent cette question.
Ils la posent sans savoir, c’est normal pour une question, quelle est la triste réponse, et qu’il y a deux impossibilités majeures que l’on ne peut pas contourner, l’une qui est technique avec le problème du gabarit, l’autre qui est liée à l’organisation de notre société.
Ils la posent aussi en pensant qu’il suffit de poser des camions (ordinaires) sur des wagons plats (ordinaires) pour résoudre le problème: poser des camions sur des wagons, c’est possible, cela se fait depuis longtemps, mais seulement sur des réseaux offrant le très grand gabarit nécessaire pour que de tels chargements puissent passer sous les ponts enjambant les voies ferrées ou passer dans les tunnels. Ce n’est pas le cas, malheureusement, en Europe: le gabarit européen ne le permet pas, et il nous avoir recours à des techniques complexes connues sous le nom de “ferroutage” ou à des systèmes de roulement permettant d’acheminer des semi-remorques routières sur des rails, etc. (systèmes Lohr, ou autres). Le ferroutage ainsi défini n’existe que pour des franchissements de certains sites dans les montagnes, ou de la Manche en tunnel, et ne concerne à peine que 1 % du trafic marchandises.
Commençons donc par le début de ce problème difficile et ancien.



Le gabarit, nécessité fondamentale du chemin de fer.
Un train, pour ne pas risquer de heurter au passage les quais, les voûtes des tunnels et des ponts, les différentes installations bordant les voies, doit impérativement être constitué de matériel roulant qui ne dépasse ni une certaine largeur, ni une certaine hauteur. C’est ce que l’on appelle le gabarit. Et s’il y a dépassement, on dit que l’on « engage le gabarit » et l’on verra rapidement, si l’on fait rouler le wagon trop large ou bien trop haut, ce qui se passera…

Chaque ligne a son gabarit et pour que les wagons puissent circuler en toute indépendance et sécurité, il a fallu définir un gabarit pour toutes les lignes. Dès les premières années du chemin de fer, ce problème se pose pour les lignes, puis pour les réseaux, puis pour des pays entiers, puis des continents entiers qui, dès les années 1840 découvrent cette loi insoupçonnée du gabarit qui les somme de se mettre d’accord et de signer des règlements techniques communs, bref, comme on dit, d’ « unifier » leurs normes de roulement, de largeur, de hauteur, et, pendant que l’on y est, d’attelage, de freinage, etc.
Les premiers ingénieurs du chemin de fer, anglais, on le sait, découvrent rapidement le désastre d’un gabarit britannique trop petit en hauteur (4,10 m) et en largeur (2,90 m), et imposent, quand les autres pays d’Europe leur demandent de construire des réseaux ferrés entiers, un gabarit « continental » plus grand (4,28 × 3,10 m) à quelques nombreuses variantes près.
Les lignes à voie étroite, car il y en a déjà hélas, ont une multitude déjà incontrôlée de gabarits encore plus restreints et incontrôlables, ce qui enfermera les pays et les continents qui les choisissent dans un immense gâchis technique, économique et humain.
Mais, pour les continents « neufs », comme on dit à l’époque, les ingénieurs de ces pays choisissent sagement des gabarits encore plus grands que le gabarit européen, avec 4,73 x 3,28 en Amérique du Nord, ou même avec 5,249 x 3,414 m pour la Russie qui, ainsi, bénéficie du gabarit le plus grand et le plus intelligent du monde.
Notons que, pour le tunnel sous la Manche, et pour permettre le passage des trains-navette transportant des camions ou des autocars, on a fait encore plus grand !



Mettre un camion sur un wagon de chemin de fer.
Une telle opération est facile, courante, et évidente, les camions ayant des roues et pouvant aller se placer, à partir d’un quai spécial, sur un train entier de wagons plats en pénétrant par une extrémité du train, s’entassant sagement, à la queue-leu-leu, sur le train.

Attention au gabarit ! Cela veut dire : attention aux tunnels, aux ponts, et à tout ce qui enjambe ou longe une voie ferrée !
Concrètement, cela veut dire que, si le wagon, en général, mesure environ un mètre en hauteur, le camion devra, lui, ne mesurer en hauteur totale que 3,10 m au Royaume-Uni, 3,28 m en Europe, 3,73 m aux États-Unis, et 4,24 m en Russie. Or la hauteur de la quasi-totalité des gros camions actuels, ceux qui sont intéressants par leur gros « cubage », est bien trop excessive, puisqu’ils ont une hauteur de 4,20 m environ.
Aucun camion ne peut être transporté par un réseau britannique (pays qui n’a transporté que des diligences comme derniers gros véhicules routiers…), ou européen (sauf si on triche avec un wagon spécial surbaissé qui coûte cher), tandis qu’aux États-Unis on y arrive, car les camions, surtout les semi-remorques, ont été adaptés dans ce pays de la normalisation à outrance qui, en outre, ignore pratiquement les ponts au-dessus des voies et les tunnels sur son réseau ou a su les prévoir grands, et tandis que, seule, la Russie gagne le gros lot avec son gabarit généreux qui autorise des camions de toutes dimensions – à ceci près que, en Russie soviétique, pays sage et organisé même si c’est peu reconnu, on a su miser la quasi-totalité des transports terrestres sur le chemin de fer et éviter le recours au tout camion qui est incapable de vaincre les deux grands ennemis russes que sont la neige et la distance.
Qui gagne le match ?
Conclusion, pour ce premier problème technique : au Royaume-Uni, match définitivement perdu, en Europe, match nul ou mal gagné aux prolongations et penalties du ferroutage, aux États-Unis match gagné, en Russie : gagné aussi, mais on s’en f… car personne n’est intéressé par le jeu.


Le deuxième problème, celui de notre organisation économique.
Comme le dirait tout cheminot, y compris les Présidents de tout réseau, le chemin de fer ne peut pas tout faire, car il n’y a pas des lignes partout, même jusque au cœur des plus grandes capitales du monde, dont Paris, la Ville-Lumière.
Et puis, rappelons-le, le règne sans partage du camion, avec la faveur des pouvoirs publics y compris fiscaux, et des lobbies automobiles, a commencé il y a longtemps dès les années 1920. L’armée américaine laisse, à la fin de la Première Guerre mondiale, 90.000 camions qui sont vendus aux “surplus militaires” à des jeunes démobilisés qui se font transporteurs en attendant d’acheter les nouveaux et magnifiques camions construits par Renault, Latil, Bernard ou Willème et les firmes des années 1930. Une politique de construction des réseaux routiers fait de la France des années 1930 le pays le mieux desservi par le meilleur réseau routier goudronné jusque dans le moindre village, et le mythe du camionneur “sympa”, entreprenant et courageux bat son plein et tue le chemin de fer et le cheminot qui, par contrecoup, passe pour forcément assisté, gréviste et syndiqué… Les grèves de 1920 (avec pourtant 20.000 cheminots définitivement rayés des listes des compagnies à titre de représailles), les mesures sociales de 1936 prises par le Front Populaire en faveur du chemin de fer (billets de congés payés, etc), et les lourdes grèves de 1953 feront le bonheur des transporteurs routiers face à des cheminots devenus des “nantis”.


La France des années 1930 adore déjà le camion. Même l’école communale place le camion au tout premier plan dans “La France au travail” pour bien influencer les écoliers modèles. Le chemin de fer est, comme le cancre, au fond de la classe… sa déchéance commence sauf pendant la guerre dans laquelle la pénurie d’essence et de pneus fait du train le sauveteur de la patrie. À la Libération la fête du libéralisme reprend de plus belle.


Le camion, on le sait bien et il faut le rappeler, seul peut et doit assurer le « dernier kilomètre » ou le “premier kilomètre” au-delà du réseau ferré, et, depuis les années 1930, on a découvert que ce « dernier kilomètre » s’est allongé au point devenir le « tous les kilomètres » car charger et décharger un train puis assurer le « dernier kilomètre » fait perdre beaucoup de temps. Fidèle complément du chemin de fer qui crée le transport routier en créant des cours de débord dans les gares de marchandises et des places de stationnement pour les camions, le camion se mue peu à peu, pour d’évidentes raisons de commodité, en concurrent indirect ou direct du chemin de fer. L’autocar jouera le même rôle, encouragé par des gares rares et parfois placées loin des agglomérations. L’automobile particulière prendra le relais.




En outre, le train n’est bon, et ne reste imbattable en qualité et en coût, que là où, tous les jours, il faut transporter la même chose, sur les mêmes itinéraires, et aux mêmes heures, même par dizaines de milliers de tonnes !
Exemple : l’acier, le pétrole, les automobiles neuves, le charbon, les voyageurs (surtout les « banlieusards »). Là, le train est impeccable, précis, il gagne sur toute la ligne, y compris celle, implacable, du « time is money ». Même aux États-Unis, le camion n’a nullement éliminé le train des transports de fret sur les longues distances, et le charbon américain ne voyage qu’en train, tout comme les automobiles neuves, les produits sidérurgiques ou chimiques.


Mais dès qu’il s’agit de transports saisonniers, diversifiés et à distribuer çà et là jusque dans nos belles campagnes (produits agricoles, produits fragiles, colis, paquets, poste, livraisons diverses, etc.) le train fâche ceux qui expédient ou commandent, et plus encore ceux qui attendent. Le train est le roi de l’industrie lourde, le roi de la charge de 1000 tonnes au moins, et jusqu’à 10.000 tonnes (États-Unis, Russie) ou même 20.000 tonnes (Mauritanie).
En outre l’avion qui coûte cher en carburant, en pollution, et en risques, et aussi notamment en personnel (combien de personnes pour l’équipage à bord ?) reste le roi des gens pressés, des gens qui n’admettent pas de perdre plus de 12 heures pour leur voyage d’affaires en Chine ou plus de deux heures pour leurs deux ou trois semaines de vacances sur une plage ennuyeuse, triste et longue comme un jour sans pain.
Mais quelque chose semble annoncer que le règne du « time is money », de la vitesse, de l’avion, est bientôt fini. La Nature a déjà commencé à nous expliquer pourquoi.
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