L’ingénieur : au cœur du chemin de fer parce qu’il est au cœur des techniques.

George Stpehenson, à gauche, et son fils Robert assis au centre, et sa famille très unie au grand ingénieur, père de la locomotive ) vapeur « moderne » et efficace, et donc du chemin de fer qui quitte son domaine minier et ses chevaux pour partir à la conquête du monde.

Il est présent dès les débuts du chemin de fer, puisque George Stephenson et son fils Robert tiennent ce rôle quand ils se lancent dans la grande aventure de leur vie. Ces ingénieurs pionniers du XIXe siècle ont tout à faire: la conception du matériel roulant, la construction des voies, l’architecture des gares, les applications scientifiques comme l’électricité ou la thermodynamique, la mise en place de la signalisation et de la sécurité. Aujourd’hui toujours, polytechnicien ou centralien, il est au coeur du chemin de fer et sa compétence, sa formation scientifique, son autorité sont plus que jamais vitaux.

Le chemin de fer, depuis la Fusée de Stephenson en 1829 jusqu’au TGV de 2006, est utilisateur des techniques de pointe de son époque, et il lui faut des ingénieurs de très grande qualité, issus des meilleures écoles et universités. Georges Stephenson est certes un mécanicien de machines de mines, et pas encore un ingénieur, quand il est chargé de concevoir les locomotives devant fonctionner dans les premiers réseaux miniers anglais, et, très vite, il découvre qu’il lui faudra s’instruire, et beaucoup s’instruire… Il le fera au prix d’un long travail d’autodidacte, s’entourant de livres, de traités de mécanique, mais aussi de conseils de la part d’ingénieurs. C’est pourquoi il fera donner à son fils Robert, qui devra le seconder et lui succéder, une éducation scientifique et technique de très haut niveau  dans une école d’ingénieurs. La « science ferroviaire », selon le terme de l’historien François Caron, est née, et elle ne cessera jamais d’être en marche, toujours perfectionnée.

Le corps des ingénieurs des Mines, qui est un des plus anciens de tous, existe déjà du temps des rois de France, et il est responsable des premières installations industrielles importantes que sont les mines. Cette spécificité et cette expérience techniques lui apporteront naturellement la responsabilité d’autres domaines industriels quand ils apparaîtront, dont les premiers véhicules à propulsion mécanique comme les locomotives à vapeur puis les voitures automobiles à vapeur, puis à moteur à explosion. Mais, peu à peu, la spécificité ferroviaire va émerger et demander un savoir et une compétence propres.

Lorsque Napoléon 1er crée, en France, le système des Grandes Ecoles d’ingénieurs dont il a surtout besoin pour son armée, ces écoles deviendront rapidement des lieux de formation d’ingénieurs de très haut niveau qui fourniront les cadres de l’industrie nationale et assureront le développement de la France. C’est pourquoi les chemins de fer français se construiront et seront exploités par des cheminots dirigés par des hommes de haut niveau sortis de Polytechnique, de l’Ecole centrale des Arts et Manufactures, rejoints par l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers créée sous Louis XVI qui, déjà, se préoccupait de techniques et d’ingénieurs. La méfiance de la part de Napoléon 1er à l’égard des universitaires et des « intellectuels » dont il craint qu’ils ne partagent pas ses idées conduit l’Empereur à créer un système parallèle et extérieur aux universités qui donnera cette spécificité française : l’ingénieur des Grandes Ecoles. Le chemin de fer du XIXe siècle saura s’en souvenir et venir puiser, parmi les promotions des élèves de ces écoles d’élite des ingénieurs dont le sens de l’ordre et de la hiérarchie sont garanties. Jules Petiet, par exemple, est un des premiers directeurs de l’Ecole Centrale avant de devenir directeur du Matériel et de l’Exploitation de l’important réseau du Nord où il développera la conception de locomotives très innovantes, tout en développant aussi une véritable théorie du coût des locomotives et de leur exploitation.

Il est d’ailleurs certain que, lorsque les grandes compagnies de chemin de fer sont constituées, leurs propres ingénieurs, déjà en place à la tête des réseaux, seront chargés de cours dans les Grandes Ecoles et professeront de véritables « Cours de chemins de fer » dont un certain nombre seront publiés. Cette position de professeur permettra à ces ingénieurs de repérer, parmi leurs élèves, ceux dont ils sentent qu’ils sont aptes à leur succéder un jour et à les solliciter et à les former en ce sens. C’est ainsi que ce forment, autour de ces « patrons » du chemin de fer, un corps de disciples et de successeurs qui poursuivront l’œuvre du maître, donnant de véritables dynasties d’ingénieurs vaporistes ou électriciens, formant de véritables écoles de pensée solides et organisées, assurant la pérennité d’un certain nombre de choix techniques (simple expansion, compoundage, surchauffe, etc.) qui marqueront durablement l’histoire des chemins de fer.

L’ingénieur du matériel et de la traction.

Equivalent français du fameux « Chief Mechanical Engineer » (CME) britannique, l’ingénieur du Matériel et de la Traction est responsable de la conception du matériel roulant et de sa tenue en service, et se trouve stratégiquement au centre de la politique et des techniques de traction. Il est responsable des décisions qu’il prend et engage sa responsabilité personnelle en matière de sécurité – notion, comme on le sait, primordiale dans le chemin de fer. C’est lui qui fait que les trains roulent avec sécurité et ponctualité, et que le chemin de fer remplit ses engagements.

L’ingénieur Matériel et Traction s’engage personnellement dans sa décision de lancer de nouvelles séries d’engins moteurs, et il détermine la politique de traction des compagnies, comme de la SNCF qui leur fera suite, pour plusieurs décennies, impliquant alors des bénéfices ou des pertes considérables selon le succès ou l’échec technique. Il ne peut donc jamais se tromper. Une fois le prototype conçu et mis au point, les locomotives de série doivent d’emblée fonctionner normalement et durablement: l’ingénieur s’y est engagé. Il est certain que sa situation n’est pas facile dans un système dont la hiérarchie est fondée sur la compétence.

Une ancienne et longue tradition d’autorité et de commandement.

Par tradition, les ingénieurs des compagnies de chemins de fer du XIXe siècle sont issus des Grandes Ecoles en France, et des plus grandes universités dans les autres pays d’Europe.  Les compagnies de chemin de fer françaises anciennes attachent aux grandes écoles une importance essentielle : les ingénieurs ont à commander, et il leur faut, pour cela, le prestige, l’autorité, et la rémunération qui sont, en quelque sorte, la garantie matérielle des deux précédents. Créée en 1938, la SNCF perpétue cet esprit, mais ouvre, depuis quelques décennies, la carrière d’ingénieur aux nouvelles écoles d’ingénieur, et même au recrutement interne.

La diversité des cursus et des carrières de ces ingénieurs du chemin de fer montre clairement que la capacité de s’adapter, de réapprendre, de prendre des distances par rapport à un savoir technique théorique de type Grande Ecole, leur donne les armes personnelles pour émerger et venir seconder d’une manière remarquable un Directeur du Matériel ou un Directeur Général. La carrière de grands ingénieurs comme Forquenot, au PO, ou Du Bousquet et De Glehn au Nord, Baudry au PLM, .

Peu connus du grand public.

Hommes d’ordre et d’hiérarchie, les ingénieurs sont les garants du fonctionnement à toute heure d’un système lourd directement issu du modèle d’organisation militaire du XIXèmesiècle. La technique dicte sa loi : rationalité, cohérence, pragmatisme, esprit scientifique et pratique. Les ingénieurs des chemins de fer ne conçoivent pas des produits immédiatement soumis à la sanction de la consommation de masse, comme des produits ménagers ou des automobiles. Ils ont à satisfaire un cahier des charges technique, et à assurer un service public.

Il est donc rare qu’ils soient connus par les effets d’une griffe ou d’un « design ». Le grand public les  ignore. La reconnaissance reçue se limite aux couloirs de la Direction du Matériel et des bureaux d’études, aux services des essais, aux lecteurs de la Revue Générale des Chemins de fer quand leur position leur permet d’être le signataire d’un article de fond sur le matériel roulant.

N’ayant pas un statut de scientifique ni de chercheur comme ils pourraient le trouver dans d’autres grandes entreprises, ces ingénieurs sont au service du chemin de fer  d’une manière anonyme. Mais leur présence est indispensable, permanente. Les voyageurs assis confortablement dans les grands trains de luxe comme dans les omnibus ou les trains de banlieue du XIXe siècle, comme ceux du siècle suivant d’ailleurs et jusqu’au TGV d’aujourd’hui, seraient bien en peine de citer le nom de l’ingénieur qui a conçu la locomotive du train ou la voiture dans laquelle ils sont, alors qu’ils connaissent par cœur la marque de leur automobile et, même, celle du constructeur de l’avion de ligne dans lequel ils viennent de prendre place.

George Stephenson : le père des ingénieurs des chemins de fer.

Dans l’histoire des chemins de fer, George Stephenson est l’un des très rares ingénieurs à ne pas avoir fait d’études, ceci pour la bonne et simple raison qu’il est le créateur de ce qu’il lui aurait fallu apprendre, cette « science ferroviaire » au sens où l’entend l’historien François Caron. C’est un homme simple, vivant dans une fin du XVIIIe siècle encore agricole, peu pénétrée de science et de techniques autres qu’ancestrales et éprouvées par le temps.

George Stephenson (1871-1848)

La Révolution industrielle anglaise est en marche dans les grandes villes du Royaume qui se couvrent d’usines et de fabriques, et, à l’arrière garde de ces lieux de combat technique, se trouvent les mines qui doivent fournir l’énergie nécessaire pour ces milliers de machines à vapeur Newcomen ou Watt, dévoreuses de charbon, qui font tourner les usines. Les mines doivent produire plus, et les rares machines employées comme les pompes d’assèchement ou les machineries de monte-charges, ou de treuils assurant le déplacement des trains de wagonnets, ont un mauvais rendement. Ce mauvais rendement provient d’une production de vapeur médiocre de la part des chaudières qui sont de simples bouilloires de grandes dimensions, ou du faible rendement même de ces machines travaillant à basse température et basse pression. 

Mais le mécanicien de mines existe, et il  est un homme précieux, occupé, tiraillé par les problèmes posés par ces mauvaises machines, soucieux de remédier avec des moyens de fortune à toutes ces défaillances. Nullement ingénieur, mais homme à tout faire, il observe, note, réfléchit, ouvre quelques rares ouvrages de mécanique ou traités de physique, s’informe comme il peut et auprès de qui il peut. Mais les sources d’information sont rares, et peu sûres. Les progrès techniques sont lents, pour ne pas dire inexistants, et de nombreux accidents, comme des explosions de chaudières, des chutes de monte-charges, viennent endeuiller le travail des mineurs et des mécaniciens de mine, s’ajoutant aux coups de grisou et aux éboulements. George Stephenson est mécanicien de mines, dans le Northumberland. Et il est au cœur du problème des techniques.

Une vie d’autodidacte.

George Stephenson naît, en 1781, au milieu d’une famille très pauvre, ce qui n’a rien d’exceptionnel dans cette dure Angleterre du XVIII et du XIXe siècles que Charles Dickens a si bien décrite. Comme les enfants de son temps, il se retrouve très apprenti, à un âge très jeune, dans les mines de Wylam. Ses talents pour la mécanique, son sens de l’observation des machines, lui valent d’être employé à la surveillance et à l’entretien des machines à vapeur servant au pompage de l’eau.

La maison natale de George Stephenson, située à Wylam, au Royaume-Uni, vue dans les années 1930.

Incité par une éducation austère qui lui a donné des valeurs fortes comme l’effort personnel et l’engagement total dans le travail, il apprend lui-même à lire et à écrire, tout en travaillant, et il se passionne de plus en plus pour la mécanique des machines à vapeur qui est, il faut le préciser, la haute technologie de son temps. Les chemins de fer rudimentaires à rails de fonte posés sur des dés en pierre, et sur lesquels roulent des wagonnets de mine, l’intéressent beaucoup et il constate que l’effort des chevaux ne donne pas des possibilités de transport et d’écoulement du charbon qui soient en rapport avec la production des mines qui est en constante augmentation. Il songe, vers 1814, à appliquer la puissance et l’efficacité des machines à vapeur, qu’il connaît bien, au remorquage mécanique de ces rames de wagonnets sur rails. A l’époque, des essais par treuillage ont été faits, mais la complexité des câbles et des poulies au sol et les courtes distances permises par la longueur des câbles montrent vite les limites de ces systèmes qui ne trouveront leur place que beaucoup plus tard dans les funiculaires et les téléphériques.

A l’époque, un certain nombre de mécaniciens de mines ou de gens qui se positionnent comme « inventeurs » ont déjà eu l’idée de placer des machines à vapeur sur des véhicules, soit sur route, soit sur rails. Il s’agit, pour eux, d’associer deux ensembles techniques : la machine à vapeur, d’une part, et, d’autre part, le véhicule sur voie ferrée. Le produit des deux donne la locomotive. Stephenson en fait partie.

Les ateliers de l’entreprise Stephenson, vus vers 1910.

Sur les pas de Richard Trevithick.

Samuel Homfray est propriétaire des importantes fonderies de Penydaren, près de Merthyr Tydfil, et il  fait un pari avec son ami Richard Trevithick, un passionné de mécanique comme il en existe tant à l’époque: il s’agit de construire un engin capable de tracter 10 tonnes de fer entre la fonderie et le canal situé à 16 km de là. Trevithick construit, en fait, la première locomotive à vapeur en plaçant une chaudière sur un chariot et en la dotant d’un cylindre intérieur comparable à celui des pompes à vapeur des mines. Le piston du cylindre intérieur actionne un lourd volant extérieur qui sert à maintenir le mouvement lors des passages aux points morts, et qui actionne les roues par l’intermédiaire d’engrenages. Le 21 Février 1804 la locomotive tracte non seulement ses 10 tonnes de fer, mais aussi 60 personnes qui se sont ruées sur les wagons pour faire le premier voyage en chemin de fer.

Richard Trevithick (1771-1883), le premier homme à construire et conduire une locomotive puissante remorquant un train très lourd. en 1804.
Modèle réduit de musée de la locomotive de Trevithick. Le conducteur marche à coté de la locomotive, car elle ne roule qu’à une vitesse de l’ordre de 4 km/h, mais déplace une charge de l’ordre de 10 tonnes !

L’événement trouve un grand retentissement à l’époque, et George Stephenson marche dans les brisées de Trevithick – il n’est pas le seul – et sa première locomotive à vapeur est construite rapidement de ses mains. Elle circule en 1815, soit plus de dix années après celle de Trevithick.

Toutefois Stephenson a pris le temps de construire une locomotive beaucoup plus élaborée, car il bénéficie d’un « recul technique » de dix années. Il dépose un brevet consistant à utiliser la vapeur d’échappement pour activer, par dépression, le tirage du foyer, et ainsi augmenter la production de vapeur. Et c’est bien cette invention, au véritable sens du terme, qui fait de Stephenson le constructeur de la première locomotive à vapeur performante.

Notons que Stephenson, mécanicien de mine et soucieux de la sécurité des mineurs, dépose aussi à l’époque un second brevet concernant une lampe de mineurs offrant une réelle sécurité.

La création du chemin de fer moderne autour de sa locomotive.

Entre 1819 et 1822, George Stephenson est responsable de la construction de l’ensemble des voies de la mine de Hetton, et le succès de l’opération lui vaut d’être désigné comme ingénieur en chef chargé de la construction du chemin de fer de Stockton à Darlington, la première véritable ligne de chemin de fer construite à la surface du sol et sur une grande distance, et destinée principalement au transport du charbon.

Le succès de l’opération est tel que Stephenson est désormais considéré comme indispensable partout où un projet de ligne est à l’ordre du jour. Stephenson réalise la ligne de Liverpool à Manchester, ouverte en 1830, la première ligne véritablement moderne et commerciale, transportant des voyageurs et des marchandises avec des trains respectant des horaires.

Puis, en 1832, c’est la ligne de Leicester à Swannington, en 1839, celle de Birmingham à Derby, et l’ensemble du North Midland & York l’année suivante, puis, en 1841, le Manchester & Leeds. Pour toutes ces lignes il fournit le matériel roulant et, bien sûr, les locomotives qui sortent des ateliers de la « Robert Stephenson & C° ». Sa réputation devient telle qu’il fournira bientôt des locomotives pour les réseaux du monde entier, en particulier le célèbre type « Patentee » de 1833 à disposition d’essieux type 111 qui sera la première locomotive de bien des réseaux européens. George Stephenson meurt en 1848, riche et considéré.

Robert Stephenson fait des études et prend la relève

Si son père George ne reçoit aucune éducation et ne fait pas d’études, Robert (1803-1859) a la chance d’avoir un père qui se soucie de lui et qui veuille faire de lui son successeur. Né en 1803, dans une Europe tourmentée par les campagnes napoléoniennes, il apprend auprès de son père George la conviction que l’avenir est à la révolution industrielle qui naît alors. Son père lui inculque la science de la mécanique qui lui apparaît comme encore très empirique, et il devient rapidement un expert dans ce domaine. A l’âge de 20 ans, en 1823, il est déjà au travail aux cotés de son père et dirige la société familiale qui a pris son nom « Robert Stephenson & C° ».

Mais peu après sa santé, très fragile, l’oblige à un séjour sous des cieux plus chauds et plus cléments que ceux de l’Angleterre: le voyage est, à l’époque, une des rares solutions offertes pour certaines maladies chroniques. Il revient d’Amérique du Sud en 1827, juste à temps pour prendre une part importante dans le débat sur la présence ou non de locomotives sur les chemins de fer, et il participe activement à la conception de la fameuse locomotive « La Fusée » qui gagnera la concours de Rainhill en 1829, étant alors la première locomotive moderne et performante. Il continuera à diriger la firme Stephenson, et construira non seulement des locomotives mais aussi des grands ponts, notamment celui de Newcastle, ou d’autres au Canada.

Marc Seguin : le père du chemin de fer français.

Comme Stephenson, Marc Seguin naît trop tôt pour faire des études d’ingénieur des chemins de fer. Contrairement à son contemporain anglais, Seguin naît dans une famille aisée et au cœur d’une dynastie d’entrepreneurs avisés et ouverts aux techniques. Neveu de Joseph de Montgolfier, Marc Seguin s’intéresse d’abord à la mécanique et réalise, en 1822, des expériences sur la résistance des câbles métalliques, qui lui permettent, en collaboration avec son frère Camille, d’imaginer le principe des ponts suspendus, dont il construit en 1824 le premier exemplaire sur le Rhône, entre Tain-l’Hermitage et Tournon. Mais Seguin connaît bien l’Angleterre et se plaît à y voyager. Il visite les nombreuses installations industrielles et les premiers chemins de fer de mine, ou de transport du charbon en direction des ports. Persuadé que le chemin de fer va bouleverser le monde, il se désole que la France soit en train d’accumuler un réel retard dans ce domaine et à chaque fois qu’il revient dans la région de St-Etienne, il pense en termes de développement économique et d’aménagement du territoire, avec deux siècles d’avance, et songe à la ligne dont il rêve, reliant St-Etienne à Lyon.

A l’époque, la France se remet difficilement de vingt années de guerres, et St-Etienne est une ville de 25.000 habitants, mais elle est en continuel agrandissement. Réclamée depuis l’Empire, la route royale de Roanne au Rhône a été enfin construite et constitue non seulement l’artère principale de la ville mais aussi celle de toute la région. L’Ecole des Mines de St-Etienne a été créée en 1816 et les charbons de la Loire sont extraits en grandes quantités, mais manquent de moyen de transport efficace et rapide pour gagner les fleuves qui offrent, à l’époque, la voie la plus rapide. Le bassin houiller de la Loire est, à l’époque, le premier de France. La fabrication de la fonte et et de l’acier sont en plein développement.

En 1826, Seguin demande et obtient, avec ses frères, une concession pour une ligne de chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, passant par Givors, Rive-de-Gier, Saint-Chamond. Il réfléchit longuement avant de passer aux actes, conscient des enjeux et des coûts élevés, et de la catastrophe technique et économique que des erreurs d’appréciation ou de calcul pourraient engendrer. Il étudie soigneusement le relief du terrain, trace la ligne, et établit un projet détaillé qu’il soumet au Ministre des Finances Villèle grâce à l’appui duquel l’affaire trouve son cours. L’ordonnance royale du 7 juin notifie l’approbation de la mise en adjudication. Les frères Seguin constituent, en tant qu’ « ingénieurs civils et manufacturiers », une société pour laquelle ils souscrivent 432 actions, représentant une somme de 2.160.000 francs. Ils s’engagent à ne rien prélever sur les dividendes avant que la part des bénéfices nets n’ait donné aux actionnaires un dividende de 3%.

Le ministre Villèle a rencontré, de son coté, bien des obstacles. L’esprit de routine, le scepticisme aveugle, la crainte des moqueries, se sont ligués contre lui. Lorsque le chemin de fer est achevé, il félicite Marc Seguin au cours d’une conversation. «Hélas, Excellence, lui répond celui-ci, j’ai moins de mérite que vous n’en avez eu vous-même en me faisant prendre au sérieux. » On sent, à travers ces mots, un Marc Seguin désabusé, et quelques années plus tard il se retirera des chemins de fer.

Marc Seguin (1786-1875)
L’œuvre d’un ingénieur visionnaire : l’infrastructire et les ouvrages d’art gigantesques et étonnamment « modernes » d’une ligne de chemin de fer innovante, celle de St-Etienne à Lyon, due au talent de Marc Seguin.
Le service voyageurs débute, sur la ligne de St-Etienne à Lyon, avec des chevaux, car les locomotives n’inspirent guère confiance et font craindre les explosions. Mar Seguin, en bon ingénieur, aura à vaincre les craintes et à imposer le progrès, en construisant lui-même une locomotive, puis en achetant des locomotives anglaises.

Des intuitions opportunes, et une absence d’erreurs, sauf sur le plan politique…

Mais revenons à 1827. Le tracé est approuvé en juillet de cette année et dès octobre plus de dix kilomètres de ligne sont construits. Il en dessine lui-même le tracé, choisissant par simple intuition et sans expérience préalable des courbes à faible déclivité pour franchir les dénivellations importantes, faisant creuser les premiers tunnels et substituant les rails en fer aux rails en fonte et les traverses en bois aux dés en fer, utilisés jusqu’alors.

Sur une longueur de 65 kilomètres, le parcours de Saint Etienne à Lyon accumule beaucoup de reliefs et de difficultés liées au terrain. Dès 1830 cependant la section unissant Rive-de-Gier à Givors est achevée et mise en exploitation. L’événement est d’importance. Les pouvoirs publics tiennent à témoigner officiellement l’intérêt qu’ils portent à l’entreprise. Le duc d’Angoulême, fils aîné de Charles X, se rend sur les lieux pour visiter la ligne. A ce moment, maints signes précurseurs annoncent déjà la révolution de juillet. Le peuple, en diverses occasions, a manifesté son hostilité à la Maison régnante.

En habits de cérémonie, Marc Seguin accueille le prince à son arrivée. Par courtoisie et n’ayant aucune conviction politique, Seguin  crie: « Vive le duc d’Angoulême! » Un silence glacial est la réponse…. Non contente de ne pas faire écho, la foule, profère des injures destinées à la fois au jeune duc et â Marc Seguin. Des problèmes d’indemnités jugées insuffisantes, du point de vue des expropriés ont rendu Seguin impopulaire. Le duc, de son côté, se montre très ému et gêné. Marc Seguin s’efforce de le réconforter.

Les débuts de l’exploitation sur la ligne.

Le 1er décembre 1832, les travaux de la voie sont achevés. Les moyens de traction utilisés sont très divers, avec,  successivement pour le même trajet, des chevaux et des locomotives à vapeur. Les trains transportent de la houille et des marchandises, mais pas encore de voyageurs. En 1834, il n’existe que dix locomotives en état de marche, toutes, employées à remorquer des trains de houille. A cette époque, le Conseil d’Administration hésite toujours à abandonner la traction animale devant le risque d’explosion des locomotives, et leurs défaillances mécaniques.

Peu à peu on se hasarde à accepter des voyageurs, dans des tombereaux sur de la paille. Des voitures sommaires sont ensuite construites, avec des banquettes de drap et des vitres munies de tirants de cuir. Les campagnards découpent le drap pour se faire des gilets, et les tirants pour confectionner des bretelles ! Peut-être que ce comportement, bien humain et bien français, a contribué à la démotivation de Marc Seguin…

Isambard Kingdom Brunel : ingénieur anglais de la deuxième génération.

Sir Marc Isambard Brunel (1769-1849) est un ingénieur d’origine française et protestante. Quand son fils Isambard Kingdom naît en 1806, il se soucie de faire de lui un ingénieur dans la tradition familiale et le jeune Isambard Kingdom fait de brillantes études, et aide, à titre de « stage en entreprise » son père dans la réalisation du tunnel sous la Tamise qui est inauguré en 1842. Toutefois il est surtout attiré par les chemins de fer.

Brunel, comme Marc Seguin et d’autres ingénieurs de son temps nés dans un milieu d’ingénieurs, agit en visionnaire et en innovateur. Il est convaincu que la Révolution industrielle créera une demande de transport absolument immense, et que l’écartement des chemins de fer comme le gabarit des wagons et voitures est nettement insuffisant. Il pense que les chemins de fer sont trop petits en face de la future demande de transport qui va naître et il parvient à persuader les dirigeants du Great Western Railway de briser l’étroite et contraignante norme dite de la voie normale de 4 pieds 8 ½ pouces (1435 mm) pour la remplacer par une voie large de 7 pieds ¼ (2140 mm) qui permettra non seulement la circulation de trains plus grands, mais aussi plus rapides.

La première ligne en voie large est ouverte entre Londres et Bristol en 1841. La ligne est prolongée ensuite jusqu’à Exeter, Plymouth, Penzance (par un pont immense crée par Brunel), puis le réseau se développe sur l’ensemble du Sud-Ouest britannique, y compris le Pays de Galles. La supériorité de la voie large, en matière de vitesse, est immédiatement démontrée, même avec des locomotives médiocres fournies au début par des firmes peu expérimentées. En 1867 le réseau à voie large du Great Western Railway se compose de 2.300 km de voies larges, dont certaines à trois files de rails. C’est l’apogée du système, suivi d’un rapide déclin.

L’âge d’or du système de Brunel et son rapide déclin.

Brunel a certainement vu juste, mais il a vu trop tard, et sa pensée et son système ferroviaire sont victimes de ce que l’on appelle aujourd’hui une « guerre des normes » qui favorise toujours la norme la plus ancienne et la plus répandue, donc la plus rentable, au détriment de la norme la plus innovante, la plus récente et la moins répandue, dont la moins rentable.

Les trains de Brunel sont plus rapides et plus stables que ceux à voie normale. Les locomotives plus grandes sont plus puissantes, plus faciles à entretenir du fait d’un espace plus important entre les longerons du châssis, et la largeur des châssis permet des cylindres de grand diamètre. En 1846, des moyennes de 100 km/h entre Londres et Swindon sont assurés avec des trains de 100 tonnes, réalisant des performances sont, de très loin, supérieures aux meilleures performances en voie normale.

Mais les transbordements et l’impossibilité de créer des trains ou des voitures directs continuant sur les réseaux voisins ou l’impossibilité de recevoir ces trains, brisent l’avenir de la voie large. En 1869 le réseau se prépare à reconversion à la voie normale. Le tout sera bouclé en vingt ans et, le 20 mai 1892, le dernier train de voyageurs à voie large quitte la gare londonienne de Paddington, le fameux « Cornishman » de 10h15 : le rêve de Brunel est effacé du sol britannique.

L’extension rapide du système de voie large de Brunel (2134 mm) atteinte dès 1868. Le tout, malheureusement, sera complètement « gommé » à partir de 1892 au profit d’une conversion en voie de 1435 mm.

George Jackson  Churchward : ingénieur au foyer…

George Jackson Churchward est un ingénieur qui domine l’histoire du célèbre Great Western Railway anglais, et dont la réputation a dépassé les frontières du réseau et du Royaume Uni. Il signe les fameuses locomotives à disposition d’essieux type 230 et introduit le foyer type Belpaire, et s’intéresse au compoundage. Il instaure la standardisation des chaudières, des cylindres et des roues. Bref, un homme d’idées et d’action mais qui a surtout réussi en comprenant d’une manière particulièrement fine et avisée les problèmes, complexes et souvent cachés, de la distribution de la vapeur dans les cylindres. Grâce à lui, la locomotive à vapeur fait des progrès importants au début du XXe siècle.

Né en plein au milieu du XIXe siècle, Georges Jackson Churchward (1857-1933), comme tout bon Anglais de l’époque, se passionne pour la mécanique et les locomotives à vapeur, cette dernière représentant, pendant la deuxième moitié de ce siècle, le summum des techniques de pointe, l’accomplissement de tout ce que peut faire un ingénieur. Churchward vit dans un monde de techniques en plein développement, et il entreprend naturellement des études d’ingénieur en vue de se consacrer aux chemins de fer.

A l’époque, quand on sort d’une école d’ingénieurs, on n’entre pas, pour autant, dans une grande compagnie prestigieuse : il faut souvent faire ses débuts dans une de ces innombrables petites compagnies britanniques,  comme il en existe par centaines, et qui exploitent une ou deux petites lignes rurales. C’est ainsi qu’il commence une carrière assez obscure sur le petit réseau du South Devon Railway qui s’est fait connaître, à ses débuts, par un recours à la traction atmosphérique. Churchward y vivra surtout les techniques de la voie large de 7 pieds que ce réseau, intégré au Great Western Railway, a adopté.

Puis la chance de sa vie apparaît sous la forme d’une embauche aux grands ateliers de Swindon, sur le Great Western Railway, en 1876. C’est Joseph Armstrong qui l’a remarqué et poussé à ce poste. Ce Joseph Armstrong n’est ni plus ni moins que le frère de Gorge Armstrong, l’un des premiers dirigeants de ce réseau.  Voilà une recommandation de poids…. Mais Churchward n’est pas, pour autant, au sommet de tous les honneurs et tous les pouvoirs, et il n’est pas encore le Chief Mechanical Engineer qu’il rêve d’être. Pour le moment, il n’est qu’un second, brillant certes, mais second quand même, et il devra d’abord seconder William Dean (1840-1905) qui, à l’époque, est le grand homme en place et qui signe de nombreuses locomotives de vitesse du Great Western Railway. Mais Churchward sait que son heure viendra, car être auprès du grand et respecté Dean ne peut être qu’une formidable catapulte…

George Jackson Churchward (1857-1933)

Les secrets du foyer belge expliqués à un Anglais

En 1897, William Dean lui donne sa chance: une étude sur le fameux foyer Belpaire dont les réseaux belge et français font très grand cas et usage courant. Les réseaux britanniques sont restés fidèles au foyers classiques  Crampton ou aussi Ten Brinck dont le berceau (partie haute) est en forme de demi cylindre, prolongeant celle du corps cylindrique. Le foyer rectangulaire inventé par l’ingénieur belge Alfred Jules Belpaire est caractérisé par un berceau plat, dont les angles sont en saillie par rapport au corps cylindrique. Cette technique donne un foyer plus facile à construire et à entretoiser, plus résistant, et offrant un plus grand volume intérieur, ce qui permet une meilleure combustion.

Churchward sait saisir cette opportunité que lui offre Dean, et il prend sur lui de démontrer la valeur de ce foyer. Il parvient à imposer ce type de foyer avec succès, notamment en concevant des locomotives de vitesse puissantes de type 230, les fameuses « Saint », qui lui assureront une célébrité durable. En 1902 il est enfin « Chief Mechanical Engineer » du Great Western Railway, poste qu’il occupera jusqu’en 1921, durant des années importantes qui voient la mise en place de la traction vapeur moderne. Il meurt en 1933, entouré d’honneurs. Sa demeure est aujourd’hui un lieu vénéré des amateurs de chemins de fer et il est même possible d’y séjourner !

Locomotive type 220 série 3800 dites « County class » ; ce sont les premières locomotives conçues par Churchward en 1902.

Stanier: l’ingénieur des locomotives puissantes et rapides.

William Arthur Stanier a fait de si bonnes locomotives, notamment pour le London, Midland & Scotland Railway, qu’il devient Sir William Arthur Stanier. Il crée les séries de locomotives standard, tirées à un grand nombre d’exemplaires, qui, pratiquement, termineront l’ère britannique de la vapeur. Il a dessine les fabuleuses Pacific du London, Midland & Scotland Railway, notamment les Duchess, qui sont un chef d’œuvre.

Né en 1876, ayant fait ses premières armes comme ingénieur sur le Great Western Railway, Stanier est nommé « Chief Mechanical Engineer », c’est-à-dire ingénieur en chef responsable de la conception des locomotives, mais pour le compte du réseau London, Midland & Scotland Railway , ceci en 1932. Sa première tâche est de revoir complètement les 230 « Royal Scot » qui donnent des soucis au LMS et il parvient rapidement à éliminer des défauts majeurs comme des boîtes d’essieu chauffant d’une manière chronique. Dotant ces locomotives de meilleurs tenders, il en fait des machines de vitesse performantes jusqu’à ce qu’il les élimine des trains rapides par les premières Pacific qu’il dessine pour le réseau.

En 1934 il dessine les 230 de la série dite « Black Fives », des locomotives qui passent pour les meilleures du monde à leur époque, capables de rouler à 145 km/h en service, et de tirer des trains de voyageurs de 550 t. La série comprend 842 locomotives, sera construite pendant 18 années et durera jusque durant les années 1960. Ouvert aux nouvelles formes de traction, et impressionné par les essais suédois, il essaie en 1935, sur une locomotive type 231 surnommée « Turbomotive », la traction par turbines à vapeur en modifiant une Duchess alors en construction dans les ateliers de Crewe et en la dotant de turbines Metropolitan-Vickers. Après avoir créé les Duchess, il se retire et meurt en 1965, entouré de considération.

La Duchess.

Un sommet de l’art anglais en matière de locomotives à vapeur, ces « Pacific » de couleur rouge sang rehaussée de filets jaunes et noirs battent des records de puissance et de vitesse. C’est la série des Duchess, la première locomotive portant le nom de Duchess Anne, une série de 38 machines produites à partir de 1939. Ces locomotives peuvent tirer des trains de plus de 600 tonnes à plus de 100 km/h, rouler à plus de 160 km/h indéfiniment, et même atteindre, pour l’une d’elles, 182 km/h lors d’essais. Quelques-unes de ces locomotives sont carénées et peintes en bleu et blanc pour le service du train caréné Londres-Glasgow, lui aussi bleu et blanc, et  appelé « Coronation Scot ». Les 270 tonnes de ce train sont enlevées à un bon 160 km/h en toute facilité.

Mais pour assurer de telles performances, la demande en charbon est telle que le chauffeur ne peut en fournir assez avec sa seule force, ce qui limite les performances des machines. Le London, Midland & Scottish Railway est obligé de faire des essais avec deux chauffeurs, sur la plateforme, chargeant à tour de rôle le foyer! Ces essais montrent que la locomotive peut aller encore plus vite, mais aussi qu’elle reste encore en dessous de ses possibilités par manque de vapeur. Les Duchess étaient vraiment fantastiques, et, pour la première fois dans l’histoire de la locomotive à vapeur, l’homme était dépassé par la machine.

Willam Stanier (1876-1965)
La Duchess, Pacific du London, Midland and Scottish Rly, dessinée par Stanier en 1939..

Gresley : le plus grand anglais de tous les temps,

Sir Herbert Nigel Gresley dessine les plus belles locomotives de son époque, les Pacific A4 du London & North Eastern Railway, et l’une d’elles battra même le record de vitesse mondial à 202 km/h en 1938.

Né en 1876, et après de brillantes études d’ingénieur, Nigel Gresley fait ses débuts au dépôt de Crewe, sur le London & North Western Railway, puis à Horwich, sur le Lancashire & Yorkshire Railway. En 1905 il est à la direction du matériel roulant remorqué (voitures) du réseau du Great Northern Railway, puis, en 1911, il est nommé « Chief Mechancial Engineer » sur le réseau – le grade le plus élevé et le plus envié pour un ingénieur, et qui lui confère la responsabilité de la conception des locomotives du réseau.

Gresley est déjà connu pour ses locomotives type 230 des séries K2 et K3, et il est nommé « Chief Mechanical Engineer » du nouveau réseau London & North Eastern Railway. Ceci lui donnera alors l’occasion d’aller encore plus loin dans son savoir-faire et son art, et de dessiner les premières Pacific du réseau, les bien connues A1, en 1922. Ces locomotives assureront les trains rapides du réseau, dont le fameux « Flying Scotsman ». Mais c’est le type A4 caréné qui, en 1935, assure la traction du  premier train caréné anglais à grande vitesse, le « Silver Jubilee », et devient la locomotive la plus rapide du monde. Gresley, au sommet de sa gloire, est annobli. Il meurt en 1941, heureux de ne pas voir le déclin de la locomotive à vapeur.

Certitudes et incertitudes.

Gresley dessine les A1 pour le London & North Eastern Railway, et il choisit la disposition d’essieux type Pacific, contrairement à la pratique générale anglaise en faveur de la petite locomotive, car il est persuadé qu’une grande locomotive, amplement dimensionnée pour sa tâche et puissante, se révèlera plus économique à l’usage qu’une petite toujours à la limite de ses forces. Il voit juste, et, en outre, soigne l’équilibrage des pièces en mouvement sur ses A1 pour obtenir une locomotive douce pour la voie et roulant très librement, en souplesse.

Toutefois ses A1 montrent des défauts. Gresley a voulu faire puissant et simple, mais la locomotive, par certains cotés, pêche sur ce plan avec un régulateur trop sommaire et dur à manipuler, du type « tout ou rien », d’après l’auteur anglais Brian Hollinsgworth. Mais aussi le conception très rudimentaire du bissel arrière, sans balanciers compensateurs le reliant aux roues motrices, peut entraîner, chez ces dernières, de très violents patinages lors du démarrage d’un train à l’arrêt. Les rails devaient être changés de semaine en semain là où les A1 démarraient….

La vitesse record du monde.

Le type A4, lui, est parfaitement au point. Le réseau décide de caréner 4 de ses A4 pour les mettre en tête du train articulé et caréné « Silver Jubilee » mis en service le 28 Mars 1935. Le succès de ce train couleur argent est immense: il roule entre Londres et Newcastle à 160 km/h qui est l’emblématique vitesse de « 100 miles per hour ». Le LNER construit alors 31 autres A4 entre 1936 et 1938, et l’une d’elles, la « Mallard », roule à 202 km/h en 1938 sous la conduite du mécanicien Doddington. Cette vitesse restera officiellement inégalée comme record enregistré dans l’histoire de la traction vapeur.

Nigel Gresley (1876-1941)
Une tradition bien britannique : l’hommage, même populaire et sous la forme de cartes postales, rendu aux ingénieurs des chemins de fer. Des cartes postales représentant Chapelon ou Nouvion, en France ? Pas (encore) possible.
La Pacific carénée type A4 de Gresley, la locomotive anglaise la plus célèbre.
Le « design » superbe des A4 carénées Greslet du London & North-Eastern Rly, mais qui doit beaucoup aux autorails Bugatti français contemporains…

Jules Petiet : ingénieur centralien et visionnaire.

Jules Petiet est un ingénieur très caractéristique de ce que les Grandes écoles produisent au milieu du XIXe siècle, dans la droite pensée de la Révolution française et des idées de Napoléon : la domination de la nature et du monde, et le bonheur de la société,  ceci par la maîtrise éclairée des techniques et une approche très réfléchie, sur le plan philosophique, du développement industriel sans oublier le souci de la rentabilité financière et de la gestion rationnelle des moyens. Sa manière de diriger le réseau du Nord est exemplaire.

Jules Petiet est né en 1813 au sein d’une grande famille qui est au service de la Révolution puis de l’Empire, en lui donnant nombre d’hommes d’Etat, d’hommes de science ou de grands industriels. Jules Petiet est sorti major de l’Ecole Centrale en 1832, et, refusant des carrières d’ingénieur dans les administrations ou l’armée parce qu’il est passionné par les techniques, il se tourne très naturellement vers le domaine des chemins de fer qui, à l’époque, est à la fois la « technologie de pointe » comme on ne le dit pas encore, et aussi parce que le chemin de fer est le plus grand domaine des transports et de l’industrie. Il entre à la compagnie du Nord qui, à l’époque, est une des plus prometteuses dans le domaine de l’expansion industrielle et il devient son Ingénieur en chef du Matériel et de la Traction et aussi son Chef de l’Exploitation.

Jules Petiet (812-1871)

Jules Petiet, découvreur de locomotives.

Le réseau du Nord est, dans une certaine mesure, international car il comprend aussi le fameux Nord belge, et Jules Petiet, en tant que Directeur du matériel du réseau Nord français est concerné par le Nord belge et se déplace souvent en Belgique. A l’époque, deux locomotives Crampton sont essayées sur le réseau belge. Leur inventeur, l’ingénieur anglais Thomas Crampton, désespère de se faire entendre dans son pays natal et, pour ses brevets, il recherche des acquéreurs sur le continent.  Petiet est intéressé par les performances de ces locomotives et il commande à leur inventeur une importante série pour le réseau français, car il pense, plus d’un siècle avant le TGV, que la grande vitesse est l’avenir du chemin de fer.

Jules Petiet est un homme qui sait diriger un réseau, et calculer les coûts : or il sait que les roues motrices des locomotives sont, de très loin, les plus chères, et que les roues arrière des locomotives sont celles qui s’usent le moins. La disposition, sur les « Crampton », des roues les plus chères à l’arrière est, pour lui, une caractéristique économique intéressante, et l’expérience quotidienne montrera qu’il aura vu juste.

Jules Petiet propose au réseau du Nord l’achat de “dix locomotives très puissantes” et dont la commande est faite au Creusot en Mars 1851. Ces locomotives permettent une augmentation de puissance combinée avec une baisse de coût car les trains de marchandises sur un réseau très actif comme celui du Nord, circulant entre Paris et Douai, roulent généralement avec une charge complète. « La puissance des machines établit la limite du nombre des wagons dont se compose les trains » établit Jules Petiet qui pense aussi qu’il faut donc aller rechercher des trafics importants et les susciter pour que le chemin de fer soit rentable et même économique.

Locomotive Petiet, sans doute la plus curieuse de l’histoire des locomotives françaises, véritable « vision d’ingénieur » qui, content des locomotives Crampton qu’il a introduites sur le réseau du Nord qu’il dirige, mais qui manquent de puissance, imagine une Crampton double nez à nez, dont il fusionne les avant, et conserve les roues motrices arrière. Une volumineuse chaudière à cheminée allongée et couchée devait résoudre le problème de manque de puissance. Tout est dans le « devait »…
Locomotive Petiet type 040T sur le réseau Nord en 1859. La cheminée, allongée pour augmenter le tirage mais couchée pour respecter le gabarit, n’est qu’une des originalités de la conception Petiet…

Jules Petiet ingénieur et gestionnaire.

Jules Petiet ne doute pas un seul instant que l’intérêt du réseau du Nord est de trouver des transports supplémentaires et de les satisfaire, fût-ce au prix de réductions tarifaires, que l’adoption de machines puissantes rend possibles en raison de baisses de coûts qu’elles entraînent : « le prix de revient du transport d’une tonne kilométrique, écrit-il, diminuera si le nombre de wagons remorqués par la machine augmente ». La consommation de combustible n’augmente pas en fonction de la puissance de traction, et quelle que soit la puissance de la locomotive, les dépenses d’entretien et de conduite ainsi que les dépenses de voie restent les mêmes.

J. Petiet distingue donc les dépenses fixes des dépenses variables. Les premières sont en 1851 indépendantes du trafic. Les investissements initiaux consentis par la compagnie ont créé ce qu’Emile Javary devait beaucoup plus tard, dans les années 1920, appeler” une réserve de capacité”, que l’achat de machines plus puissantes permettait d’exploiter. On peut exprimer la même idée en disant que le chemin de fer est une industrie à rendement croissant.

Dès lors les deux aspects de la politique de Petiet sont inséparables l’aspect proprement technique qui l’amène à concevoir des modèles de locomotives toujours plus puissantes, l’aspect économique et commercial qui l’amène à concevoir une politique tarifaire tenant compte de la variabilité des coûts. Petiet ne doutait pas un seul instant que le trafic répondrait aux sollicitations des tarifs réduits ou en d’autres termes, que l’élasticité de la demande de transport était très forte. Car il s’agit aussi pour lui de répondre à la concurrence des canaux : « Pour arriver, écrit-il, à un partage sérieux avec les canaux et nous pour les transports des houilles, il faudra probablement abaisser notre tarif et il est nécessaire de réduire nos frais de traction pour conserver un bénéfice suffisant. La construction de ces six locomotives est de nature à faire faire un pas vers la solution de ce problème ».

Ces locomotives furent exécutées par les ateliers du Creusot et ne furent achevées, en raison des difficultés d’exécution, qu’en Mars 1852. Mais en août 1852, une nouvelle commande de quatorze machines est proposée pour ce nouveau modèle, la puissance de traction étant portée de 21 à 35 wagons de dix tonnes chacun. Pour justifier ce nouveau bond en avant, J. Petiet expose que ces locomotives devront parcourir 18000 kilomètres par an dont la moitié en charge, soit 9000 kilomètres rapportant 3,25 centimes par tonne au kilomètre. Le produit brut annuel de chacune d’entre elles serait donc de 100 000 F. En Novembre de la même année, douze nouvelles locomotives furent commandées, toujours chez Schneider, « car le matériel actuel ne suffit pas au service existant » déclare Petiet.

La politique commerciale de Jules Petiet.

Le réseau du Nord, à l’époque de Petiet, n’a pas encore la densité de lignes qu’il connaîtra vers la fin du XIXe siècle, et il met en place tout un ensemble de correspondances pour le transport des voyageurs de ou vers les gares, subventionnées par la Compagnie.

Si le transport des voyageurs sur les grandes lignes est très rentable du fait d’un trafic bien plus élevé que prévu, le service de la banlieue, créé le 11 juillet 1846, a lui aussi un succès immédiat. Mais Petiet se heurte à la faible rentabilité des petits parcours, ce qui ne manquera pas de créer, tout au long de l’histoire des chemins de fer, le problème récurrent que l’on sait : la banlieue, trafic nécessaire socialement, n’a jamais rapporté d’argent.

En ce qui concerne les marchandises, le réseau choisit de traiter avec des commissionnaires et des entreprises de transport routier (que l’on appelle le « roulage » à l’époque) en raison du manque de wagons et aussi de lignes. Des accords et des concessions de transport sont donc signés avec les principaux entrepreneurs parisiens comme Heim, Madoré, Coquelle, ou Direz, avec les deux grandes entreprises françaises de messageries et dans toutes les grandes villes desservies par le réseau.

En fait ces accords ne donnent pas satisfaction par le manque de qualité et de ponctualité des services assurés, ce qui permet à Jules Petiet de justifier des commandes de wagons, en décembre 1846. Les commissionnaires demandent à l’expiration des traités de conserver un régime tarifaire de faveur pour leur services routiers. Le réseau refuse et le chemin de fer français connaît là un de ses premiers conflits commerciaux : les entrepreneurs de transport intentent des procès, et ceux qui n’ont pas d’accord avec le réseau manifestent aussi leur mécontentement.

En 1847, Jules Petiet définit une politique de transport du charbon qu’il maintiendra et développera sous l’Empire. Il tient compte, dans le calcul du tarif, du prix de revient réel du transport et abandonne la tarification par des régimes de faveur. Il pense en effet que le chemin de fer peut faire payer plus cher parce que la vitesse et la régularité, comme la ponctualité, sont de réels apports pour la clientèle et peuvent donc se monnayer. Jules Petiet, aussi, n’hésite pas à appliquer des prix en fonction de ceux de la navigation, qui sont alors très élevés. Il aligne le tarif du réseau du Nord, pour le trajet de Mons à Paris, sur celui du canal. Le canal baisse aussitôt ses tarifs, passant de 16 francs la tonne en 1845 à 11 francs dès la fin de 1847 ! Jules Petiet découvre ce que l’on appellerait aujourd’hui les bienfaits du libéralisme ou encore la dérèglementation, pour ne pas dire le « dumping »… Rien de nouveau sous le soleil, désormais, n’apparaîtra dans ce domaine.

Karl Gölsdorf : ingénieur du réseau de la monarchie austro-hongroise.

S’il nous fallait prendre un exemple d’un grand ingénieur européen du XIXe siècle qui ne soit ni Britannique ni Français, ni Allemand, bref qui ne soit pas issu de ces trois grands pôles du chemin de fer de l’époque, c’est sans aucun doute Karl Gölsdorf qui vient à l’esprit, car cet ingénieur autrichien a établi les locomotives les plus belles et les plus originales de son temps, donnant un style et une couleur à un grand réseau de la Mittel Europa qui en avait bien besoin.

Il naît au sein d’une famille déjà concernée par le chemin de fer, et dont il est la deuxième génération, puisque son père Louis Gölsdorf est directeur de l’exploitation du réseau du Sud autrichien. En ceci il se distingue nettement des ingénieurs, notamment britanniques comme Georges Stephenson ou Richard Trevithick, nés avec le chemin de fer dont ils forment la première génération d’ingénieurs, celle des pionniers : le jeune Karl, lorsqu’il s’intéresse aux chemins de fer et veut en faire sa profession, a déjà bénéficié d’un fort acquis familial, et le chemin de fer, en ces dernières décennies du XIXe siècle, est un système désormais bien établi, complètement inséré dans la société de son temps, et composante fondamentale d’une Révolution industrielle qui s’est déjà achevée pour se muer en ère industrielle assise et établie pour durer.

Il naît à Vienne en 1861, et, à cette époque, l’empire austro-hongrois n’existe pas encore. L’Autriche de François II, vaincue par Napoléon a  récupéré lors du congrès de Vienne, tenu après la chute de l’Empire napoléonien, les terres qui lui ont été prises par l’armée française et vit une période de paix et de prospérité jusqu’à la défaite de Sadowa infligée par l’armée prussienne en 1866. En 1867, alors que Karl Gölsdorf est un enfant âgé de six ans, la monarchie austro-hongroise est constituée et l’empereur François-Jospeh 1er règne alors sur un grand territoire occupant le centre de l’Europe, assuré par des traités signés avec l’Allemagne et l’Italie. La Première Guerre mondiale aura la conséquence que l’on sait, entraînant le démantèlement de cet empire austro-hongrois qui n’aura donc guère duré que 51 années très exactement.

La vie de Karl Gölsdorf coïncide pratiquement avec celle de l’empire austro-hongrois, puisqu’il est né quelques années à peine avant cet empire et il meurt une année après l’éclatement de ce même empire.

La locomotive série 310 type 132 de Gölsdorf : elle vaut à son ingénieur une réputation mondiale.

Une vie studieuse et heureuse au cœur du grand empire.

Etudiant à Vienne, alors une ville très brillante et très animée, Karl se passionne, à travers le travail de son père et à travers la culture familiale, pour les chemins de fer. Il fait des études supérieures techniques, une fois son cursus secondaire achevé, et il trouve son premier travail pour une période de sept années consécutives dans le département de la construction du matériel roulant du réseau national Staatseisenbahn Gesellschaft, qui est le réseau national austro-hongrois.  En 1891, il est nommé Directeur du Matériel du réseau d’Etat, occupant trèx exactement le poste que les Britanniques désignent comme étant un Chief Mechanical Engineer, chargé de la conception des locomotives.

Esprit très innovateur et inventif, Gölsdorf constate que les locomotives compound peuvent éprouver des difficultés au démarrage du fait du mauvais positionnement relatif entre les cylindres à haute et à basse pression. Il imagine un système qui permet de mettre en correspondance les cylindres incriminés et de les faire démarrer par un réglage et un dosage précis de l’admission de la vapeur. Ce système est utilisé sur de très nombreuses locomotives compound du monde entier, non seulement en Autriche, mais en Hongrie, en Turquie, en Russie, en Italie, en Serbie, en Allemagne, et en Grèce. La première locomotive autrichienne dotée de ce système est une 030 pour trains de marchandises, série 59, à tender séparé, construite en 1893 par les ateliers de Wiener Neustadt.

Il se fait alors connaître, et il ne cessera, toute sa vie durant, de dessiner et de concevoir de nombreux types de locomotives.

Des conceptions originales.

Dès 1894, Gölsdorf  dessine une superbe 220 pour trains de voyageurs rapides, une locomotive compound montée sur des roues motrices de 2140 mm et comportant une grande surface de chauffe atteignant 150 mètres carrés. Ce qui frappe est l’élégance du dessin général de la locomotive, notamment au niveau du tablier qui se transforme en couvre-roues avec un bel arrondi. Leur bogie avant à grande empattement assoit bien la locomotive, tandis que la finesse de la ligne du corps cylindrique ajoute une note de légèreté. Formant la série 206 des chemins de fer autrichiens, ces locomotives roulent à 90 km/h et dureront jusqu’à la Première Guerre mondiale et rouleront même sous les couleurs et marquages des chemins de fer allemands lors de l’annexion de l’Autriche.

Mais Gölsdorf dessinera de nombreuses autres locomotives, et de tous types, y compris pour les trains de marchandises lourds. Il aura à concilier la très faible qualité des voies de l’empire austro-hongrois et le faible poids par essieu toléré, avec une exigence de puissance et de performances. Une des idées marquantes de Gölsdorf est de facilité d’inscription en courbe, car les lignes du réseau national sont sinueuses, et comme il doit prévoir un grand nombre d’essieux pour épargner la faiblesse des voies, il ménage un fort jeu latéral au niveau des essieux moteurs pour diminuer les contraintes sur les voies en courbe de faible rayon. C’est ainsi que les locomotives type 050, formant la série 180, et construites à partir de 1900 par les ateliers de Floridsdorf, peuvent remorquer des trains de marchandises lourds sur des lignes accidentées et sinueuses.

Le père de l’Atlantic, locomotive des trains rapides européens.

Gölsdorf est le premier ingénieur européen a dessiner des 221 ou Atlantic, ceci sur des locomotives destinées au réseau Kaiser Ferdinand Nordbahn autrichien en 1896. Ces très belles locomotives sont, en quelque sorte, des 220 série 206 allongées avec un essieu porteur arrière, toujours de beaux arrondis au-dessus des roues motrices, des longerons de châssis partiellement extérieurs, une ligne toujours très nette et dégagée. Elles peuvent rouler à 100 km/h, ce qui est un maximum sur les lignes de l’empire austro-hongrois.

Mais Gölsdorf dessine aussi des locomotives pour la voie étroite de 760 mm, comme des 230 à tender séparé en 1889, ou des 020+020T du système Meyer avec leurs cylindres regroupés au centre de la locomotive et qui inaugure, dès 1894, le système de la caisse à eau logée entre les longerons du châssis, en position basse.

Un ingénieur capable de tout dessiner.

Gölsdorf dessine, en 1892, un projet d’une locomotive à deux essieux moteurs de très grand diamètre de 2750 mm, avec un bogie avant à trois essieux, destinée à circuler à 180 km/h en tête d’un train léger de 100 tonnes. La chaudière peut produire une grande quantité de vapeur, et, pour le moins, Gölsdorf pourra réaliser cette chaudière sur des locomotives effectivement en 1898 de type 230. Il dessine aussi une locomotive électrique pour le métro de Vienne, ceci en 1903, et le système de bielles qu’il prévoit est transposé sur les fameuses locomotives de la Valteline en Italie. Il dessine ses dernières locomotives en 1914 et 1916, l’année de sa mort.

Son but est de dessiner des locomotives les plus efficaces possibles, les plus légères et les plus puissantes tout en restant les plus simples et les plus équilibrées. Il est le premier ingénieur européen à vouloir supprimer les pièces qui ne sont pas totalement utiles comme certaines tôles de protection, ou certains accessoires lourds. Il dessine aussi des voitures pour trains rapides dont la netteté et la beauté générale forcent l’admiration des ingénieurs de l’époque.

Il est aussi un homme passionné par les sciences et les arts, et ce dernier point se révèle particulièrement dans la qualité esthétique qu’il tient à apporter à ses locomotives. Il meurt en 1916, très considéré dans le monde des ingénieurs des chemins de fer du monde entier, très attristé aussi par le sort qui est fait à l’empire austro-hongrois dans lequel il avait trouvé un grand bonheur à vivre. Heureusement pour lui, il ne verra pas l’année 1918 qui réduira l’Autriche à un petit pays perdu quelque part dans l’est d’une Europe morcelée.

Robert Garbe et August Von Borries : un exemple de grand débat.

Robert Garbe  (1847-1932) est le plus grand ingénieur allemand en matière de création de locomotives, et il a une influence décisive sur l’histoire ferroviaire de son pays. Placé au cœur d’un immense et long débat, véritable querelle des anciens et des modernes, refuse le système complexe mais performant des locomotives dites compound, avec leurs cylindres à haute et à basse pression, et dont il est admis, à l’époque, qu’elles consomment moins tout en étant plus puissantes. Garbe préfère conserver l’ancienne formule dite simple expansion, mais il en augmente les performances grâce à la surchauffe de la vapeur portée à très haute température, plus de 200°. A-t-il eu raison ?

Robert Garbe (1847-1932)

L’ingénieur alsacien Hirn avait démontré, vers 1850, que la température à laquelle la vapeur est portée est très déterminante pour le rendement d’une machine à vapeur: plus elle est élevée, meilleure est le rendement de la machine, ou, si l’on veut, moindre est la consommation de la machine en vapeur à travail égal. Mais Hirn n’avait pu, tout au plus, que porter la température de 50 à 100°, car, au-delà de cette température, les huiles végétales utilisées perdaient tout pouvoir de lubrification.

Wilhelm Schmidt reprend les travaux de l’alsacien Hirn à la fin du XIXe siècle et, grâce à des huiles efficaces jusqu’à 350°, obtient des rendements très élevés. Il propose à Garbe une mise en commun de leurs efforts pour développer une politique généralisée de la surchauffe sur les chemins de fer allemands, et Garbe accepte, car il est lucide et comprend immédiatement l’intérêt de la surchauffe. La surchauffe est considérée comme le plus grand progrès accompli par la locomotive à vapeur depuis Stephenson, dans le domaine de la thermodynamique.

Les raisons qui motivent la position de Garbe.

Membre de la direction berlinoise du chemin de fer de l’état de Prusse, Robert Garbe a pour mission d’ augmenter les performances des locomotives de la compagnie, mais sans en augmenter ni le poids ni les dimensions car l’armement des lignes allemandes, comme il est de règle dans le monde entier, impose des limites techniques très précises en matière de poids par essieu et de rayon de courbure. Toutefois l’ingénieur allemand Von Borries, lui aussi partisan de la surchauffe, s’oppose à Garbe en préférant conserver le compoundage et obtenir des locomotives de grande puissance, complexes certes, mais aux performances inégalables.

Pour Garbe il est possible de se passer de la complexité et de la délicatesse du compoundage, et de revenir à la simple expansion, si l’on augmente le rendement de la locomotive par la surchauffe de la vapeur. On peut aussi conserver très avantageusement des pressions très basses, à 12 kg/cm2 environ, ce qui donnera des frais d’entretien des chaudières très diminués et une meilleure tenue dans le temps. Les théories de Garbe ne passent pas inaperçues dans le monde des ingénieurs de l’époque, et même sont tout particulièrement mises en avant et discutées. Partout en Europe, y compris en France, on applique la simple expansion et la surchauffe, ce qui donne, sur le réseau du Paris, Lyon et Méditerranée ou celui du Midi, des locomotives simples, robustes et performantes.

Un débat faussé par des paramètres non reconnus.

L’ingénieur français J. Nadal s’intéresse au débat et s’y implique, mais pas dans le sens de Garbe, car, dès 1903, il démontre les avantages du compoundage par la diminution des pertes d’énergie. Ces travaux ne sont pas remarqués dans le milieu international des ingénieurs et l’on oublie que la surchauffe, par production d’une vapeur très sèche, élimine les effets de paroi aussi bien en mode compound qu’en simple expansion.

Toutefois les essais de 1908 sur le réseau français de l’ Ouest et de 1912 sur celui du Paris, Lyon et Méditerranée, tout comme les essais du réseau belge en 1910, réalisés pour comparer la double et la simple expansion, sont faussés par des paramètres non pris en compte que sont les laminages de la vapeur par le faible diamètre et les formes peu favorables des passages de vapeur entre la chaudière et les cylindres.

C’est ainsi que, sans arguments réellement établis à partir de mesures concrètes, deux écoles de pensée s’affrontent dans les revues ferroviaires de l’époque : celle de Garbe, partisan de la simple expansion avec surchauffe et timbre bas (10 à 12 kg/cm2) arguant de frais d’entretien réduits et de mécanismes simples, et celle d’August Von Borries tenant de la double expansion avec surchauffe, avec l’affirmation que l’une améliore l’autre, et rejoignant le point de vue développé antérieurement mais en vain par Nadal.

Robert Garbe a le champ libre.

Le décès de Von Borries laisse Garbe agir à sa guise depuis une citadelle imprenable, celle de la puissante direction de l’administration des chemins de fer de la Prusse qui règne sur l’ensemble de l’Allemagne dans les faits, et impose des considérations d’efficacité et de coût, réclamant un rendement immédiat.

Il est certain que Robert Garbe a totalement raison d’imposer l’unification et la standardisation des locomotives, et, en cela, il est déjà un très grand ingénieur à qui le chemin de fer allemand doit sa prospérité.  Mais les inconvénients de la simple expansion apparaissent au cours des essais et, d’une manière plus durable mais trop tardive, pendant le service courant des locomotives.

La position idéologique de Garbe commence à faiblir, et même à passer pour outrageusement «dogmatique» par le professeur Nordmann qui est responsable de la conception des locomotives au Bureau Central de la Deutsche Reichsbahn pendant les années 1930. Nordmann n’hésite pas à dire et à écrire, en effet, que Garbe ne fit jamais aucun essai pour fonder scientifiquement et techniquement la simple expansion, et, pour Nordmann, la simple expansion est tout au plus «  une hypothèse ».

En outre, estime Nordmann, les ingénieurs et les constructeurs des locomotives allemandes ont eu le flair de ne jamais diminuer la pression (ou « timbre ») des chaudières. Au contraire, pendant les années 1910 et 1920, on augmenta cette pression pour atteindre 12 à 14 kg/cm2.

La fameuse G8 allemande, de 1912, locomotive pour trains de marchandises mais qui a tout fait, y compris les omnibus, et dans l’Europe entière après 1919.

Le départ de Garbe éclaircit le terrain des débats.

Comme il est de coutume dans l’histoire des chemins de fer, sinon d’autres techniques et même de certaines sciences, le départ d’un grand « patron » permet de remettre les pendules à l’heure. Garbe quitte son poste en 1910, ce qui porte immédiatement un coup d’arrêt au développement de sa théorie et à ses applications sur le terrain. Certes, l’excellence du processus d’unification du matériel roulant n’est nullement et ne sera jamais remise en cause. Mais l’augmentation des pressions des chaudières, et le maintien de la double expansion associée à la surchauffe sur divers réseaux allemands comme celui du pays de Bade, utilisateurs des excellentes locomotives du grand constructeur bavarois Krauss- Maffei apporte des preuves tangibles aux ingénieurs restés fidèles à la conception de Von Borries et les rassure.

La seule véritable erreur de Robert Garbe est d’avoir séparé, a priori, le compoundage et la surchauffe, d’avoir opposé les deux systèmes, d’en avoir fait deux concurrents. L’ingénieur français André Chapelon démontrera, pendant les années 1920 et 1930 et par l’expérience,  que l’association dogmatique entre un timbre bas, la surchauffe, et la simple expansion n’était pas scientifiquement fondée en tant que telle.

D’ailleurs, d’après l’historien spécialisé Jean-Marc Combe, le réseau prussien, dès 1911, rend définitivement justice à la compound à quatre cylindres attaquant deux essieux différents mais accouplés, reconnaissant que c’est la machine à surchauffe qu’on améliore par le compoundage, alors qu’en France, c’est le compoundage qu’on améliore par la surchauffe. Bref deux courants de pensée parviennent à la même conclusion à partir de postulats d’origines opposées.

De son à coté, en 1933, André Chapelon apporte la même conclusion à ce grand débat d’idées en écrivant que, avant la Première Guerre mondiale, les chemins de fer de l’Etat prussien étaient arrivés à des conclusions analogues à celles des réseaux Ouest et du PLM en comparant leurs locomotives type 230, les unes à simple expansion et quatre cylindres égaux, les autres compound et à surchauffe : les ingénieurs allemand amélioraient, disaient- ils, la surchauffe par le compoundage, alors qu’en France c’était le compoundage qu’on améliorait par la surchauffe ».

Robert Garbe a cependant largement fait progresser le chemin de fer allemand en inventant la standardisation et en étudiant des locomotives unifiées qui ont fait l’admiration du monde entier.

Alfred Belpaire : créateur technique du chemin de fer belge.

Ce grand ingénieur, mondialement connu pour son fameux foyer Belpaire, est aussi, et surtout, le créateur technique du chemin de fer belge parce qu’il est placé, dès le démarrage du réseau, au poste des plus hautes responsabilités techniques, créant les locomotives dont la N°1 Belpaire, perfectionnant sans cesse le matériel roulant, et donnant, aux cheminots belges, un véritable esprit qui fera la qualité humaine et professionnelle de ces hommes.

D’Alfred Belpaire, on loue l’étendue et la variété de son savoir, sa facilité de travail, ses facultés d’initiation et d’assimilation, sa spontanéité d’idées, son esprit novateur, son aversion de la routine, la hardiesse et l’originalité de ses vues, l’ingéniosité des solutions qu’il trouvait avec une singulière aisance aux problèmes d’ordre administratif ou technique, tout cela joint à une activité, une ardeur et une vivacité d’allures sur lesquelles l’âge n’eut point de prise, voilà tout ce qui fait de lui l’homme qui occupe longuement une place hors de pair dans le monde ferroviaire belge.


Il est, écrit-on, l’homme de la droiture, de l’intégrité, de la fermeté dans les convictions, d’une nature franche, ouverte et généreuse, mais aussi d’une grande indépendance de caractère, qui lui attirent les sympathies et commandent le respect, même en cas de conflit, ce qui ne manqua pas. Il aime la libre discussion et il la pratique avec un grand esprit de tolérance. Il est respectueux des libertés d’autrui autant qu’il entend faire respecter les siennes. Inaccessible aux idées préconçues, incapable de parti pris ou d’obstination, il sait faire de très bonne grâce les sacrifices d’opinions que lui dicte sa raison éclairée par un franc et loyal débat.
Belpaire est sans cesse préoccupé des intérêts des cheminots et il est, jusqu’à la fin de sa vie, le défenseur et le propagateur de toute mesure tendant à l’amélioration de leur condition morale et matérielle.

Une vie entière au service du chemin de fer.

Alfred Belpaire naît à Ostende le 25 septembre 1820. Après des études faites à l’ « athénée » (lycée) d’Anvers, il est admis en 1837 à l’École centrale des arts et manufactures de Paris, d’où il sort en 1840 avec le diplôme d’ingénieur mécanicien. Dès le mois de septembre de cette année, il intègre, à titre de « volontaire » selon sa biographie d’époque, l’Administration des chemins de fer de l’État belge. A peine en fonctions, le 3 octobre 1840, il est victime d’un accident de chemin de fer, dans lequel il a les deux jambes fracturées. Il se rétablit après plusieurs mois de souffrances et, le 14mai 1841, il est nommé sous-ingénieur mécanicien à la suite d’un examen passé devant le Conseil des ponts et chaussées.

C’est dans le service de la traction et du matériel, et en passant par tous les grades, et par les occupations les plus variées (service des locomotives, ateliers de Malines, commission de réception, service technique de la Direction centrale, etc.) qu’il franchit les échelons de la hiérarchie. Il devient ingénieur en chef, puis Directeur du service du matériel. Il en conserve la direction supérieure, lorsqu’il devint Inspecteur général, adjoint du Directeur général (fin 1871), et plus tard Administrateur, membre du Comité d’administration qui est créé par l’arrêté royal du 15 novembre 1877 et qui est chargé de la direction d’ensemble des diverses branches de l’Administration des chemins de fer.

Belpaire a une véritable affection pour le service du matériel. Il est le créateur de presque tous les types de matériel roulant, principalement du matériel de traction, et il ne se contente pas d’en tracer les grandes lignes, mais en étudie chaque organe, et dans tous les détails se retrouve la trace de son génie inventif et de sa science profonde de la mécanique.

Locomotive type 111 « Dragon » des débuts du réseau belge. Le foyer Belpaire lui donne toute sa modernité et son avance technique.

Belpaire change la donne économique du chemin de fer du monde entier.

Il se tient toujours à la hauteur du progrès et sait faire un choix rapide et exact parmi les inventions qui lui sont soumises, qu’il s’agisse, par exemple, de l’emploi de nouveaux matériaux ou bien de l’application au matériel roulant d’organes importants, tels que les freins continus.

Son apport essentiel est l’introduction des foyers à grande grille, qui ont transformé complètement les données économiques de la traction à vapeur, en permettant d’y brûler des combustibles à bas prix, permettant à l’ensemble des pays du monde d’exploiter des réseaux ferrés avec bien moins de dépenses, ce qui est primordial pour le développement économique des pays neufs à l’époque. Cette invention ouvre un énorme débouché à ces combustibles, et ne tarde pas à se répandre non seulement en Europe, mais jusqu’en Amérique, le foyer Belpaire qui est rapidement connu dans le inonde entier. Il est intéressant d’ajouter que les premiers essais de Belpaire sur l’emploi du charbon de basse qualité dans les foyers des locomotives remontent au début de sa carrière d’ingénieur.

Par ailleurs, la voiture à vapeur Belpaire, introduite depuis les années 1870, est le point de départ des études d’automotrices à vapeur poursuivies par la plupart des chemins de fer en vue de l’exploitation économique des lignes à faible trafic. Ce grand ingénieur étudie aussi un certain nombre de types spéciaux de locomotives pour le transport des voyageurs et des marchandises sur des lignes construites dans des conditions particulières de tracs et de profil.

Au service de la renommée de l’industrie ferroviaire belge.

Une des principales préoccupations de Belpaire est de maintenir toujours l’industrie nationale belge au niveau de l’industrie étrangère, d’étendre son renom au dehors et de lui créer de nouveaux débouchés. Dans cet ordre d’idées, on doit reconnaitre que, par ses conseils, sa grande expérience et l’appui gouvernemental qu’il provoqua dans une large mesure, l’industrie des machines- outils, cette partie si importante des industries mécaniques, prit un nouvel essor en Belgique, et le chemin de fer belge en bénéficie la première.

Ces occupations absorbantes ne l’empêchent pas d’accepter un grand nombre d’autres missions. Pendant toute l’année 1871, il cumule, avec les fonctions de Directeur de la traction et du matériel celles de Directeur des voies et travaux, dont le titulaire est malade. A partir de 1872 jusqu’en 1881, il est chargé, soit comme Inspecteur général, soit comme Administrateur, de la direction supérieure de cet important service des voies et travaux.

Pendant toute sa carrière, il fait partie, comme membre et souvent comme Président, de nombreuses Commissions, permanentes ou temporaires. Ainsi, il préside la Commission consultative pour les appareils à vapeur, la Commission des procédés nouveaux et des matériaux indigènes (sic), le Comité mixte concernant les chemins de fer à construire par l’Etat ou par les Sociétés, le Comité spécial pour l’étude de certaines questions relatives aux chemins de fer vicinaux en tant qu’elles intéressent l’exploitation des chemins de fer de l’État, les jurys de concours pour le recrutement du personnel technique des chemins de fer de l’État.

Il prend une grande part à l’organisation des Expositions de Vienne, de Paris (1878 et 1889), de Bruxelles, d’Anvers, et aux travaux des jurys de récompenses institués à l’occasion de ces Expositions. Il est délégué au Congrès d’électricité tenu à Paris en 1881. Il est membre, avec MM. Fassiaux et Van der Sweep, de la Commission mixte instituée, en 1869, par les gouvernements belge et français.

Belpaire, créateur de la première institution internationale ferroviaire.

Belpaire est un des créateurs de l’œuvre du Congrès des chemins de fer, qui est une grande institution qui a édité de nombreuses normes internationales permettant l’Europe des chemins de fer. Il est membre de la Commission organisatrice nommée en 1884 et il devient l’un des Vice-présidents de la Commission internationale permanente dès la création de celle-ci. Il assiste aux sessions de Bruxelles, Milan et Paris; il exerce à Milan une présidence de section.

En 1891, le choix unanime de ses collègues l’appele à la présidence de la Commission internationale. Il prépara en cette qualité la quatrième session, qui s’est tenue avec un si brillant succès à Saint-Pétersbourg aux mois d’août et de septembre 1892. L’Empereur de Russie lui accorde une très haute distinction qui vient s’ajouter à celles qu’il avait déjà obtenues dans sa patrie, en France, en Espagne, en Russie et dans les Pays-Bas. Ce n’est pas sans de vives appréhensions que la famille et les amis de Belpaire le voient entreprendre ce voyage en Russie, dans des circonstances défavorables et quelques mois à peine après une grave maladie. Il répond :«.Je ferai ce voyage, quelles que doivent en être les conséquences. Mon devoir m’y oblige ». Il meurt très peu de temps après ce voyage, en 1893.



Avec Belpaire, n’oublions pas Egide Walschaerts (1820-1901), l’autre grand ingénieur belge qui a changé les locomotives du monde entier en les dotant du seul système de distribution simple, efficace, universel.

André Chapelon.

André Chapelon fut l’un des plus grands ingénieurs de l’histoire des chemins de fer: les historiens des chemins de fer du monde entier le reconnaissent, et les auteurs anglais l’ont appelé: « the genius of french steam », le génie de la vapeur française. Il était passionné par la locomotive à vapeur dont il fit sa raison d’être. Il croit jusqu’au bout dans l’avenir de la traction vapeur et, quand la SNCF électrifie ses lignes, André Chapelon a encore de fantastiques projets.

Le problème le plus immédiat, pour les réseaux français des années 1920, est simplement de retrouver, avec des trains devenus très lourds, la vitesse moyenne des trains d’avant la Première Guerre mondiale. La construction vers 1910 des locomotives du type Pacific, faisant suite aux Atlantic des premières années 1900, ne donne guère satisfaction: plus lourdes, plus gourmandes, ces nouvelles locomotives à trois essieux moteurs ne donnent, tout compte fait, qu’une puissance à peine supérieure à celle des locomotives à deux essieux moteurs. Comme beaucoup d’ingénieurs de la traction de son temps, Chapelon se penche sur le problème du manque de puissance des Pacific, et il trouve la solution.

Ingénieur et véritable homme de science, André Chapelon (1892-1978) a révolutionné la locomotive à vapeur entre 1925 et 1950. Reconnu dans le monde entier pour ses travaux et les résultats spectaculaires obtenus dès les premiers essais, il refonde complètement les applications de la thermodynamique à la locomotive, ceci avec une grande rigueur scientifique: les locomotives ainsi transformées par Chapelon atteignent des puissances absolument inimaginables jusque là.

Sans nul doute André Chapelon a exercé sur la conception des locomotives une influence aussi forte que fut celle de George Stephenson en son temps. Les ingénieurs britanniques comme Stanier, Gresley, Bulleid, ou Riddles ont reconnu ouvertement avoir appliqué les principes énoncés par Chapelon, mais aussi les constructeurs belges, espagnols, tchécoslovaques. En Amérique du Sud, un des derniers pays au monde à utiliser la traction vapeur sous la forme de locomotives très modernes jusque durant les années 1980, on reconnaît aussi beaucoup devoir à Chapelon.

Et pourtant, selon la loi bien connue « nul n’est prophète en son pays », Chapelon eut beaucoup de difficultés à faire admettre son point de vue en matière de conception de locomotives, ceci au point de quitter la compagnie du Paris, Lyon et Méditerranée où il était entré en 1921 en sortant de l’Ecole centrale, et d’entrer au service de la compagnie du Chemin de fer de Paris à Orléans où il put procéder à d’importantes transformations et essais. Toutefois, et même pour la SNCF qui succéda à l’ensemble des compagnies en 1938, Chapelon ne put jamais faire de locomotive prototype concrétisant intégralement ses vues en la matière, mais seulement procéder à des transformations.

André Chapelon est un thermodynamicien, et il est issu de l’Ecole Centrale. La grande tradition du chemin de fer est de confier la conception des locomotives à des polytechniciens qui dessinaient des locomotives brillamment « calculées » mais souffrant de défauts sur le plan thermodynamique. Chapelon raisonne différemment, et s’intéresse aux circuits de vapeur, aux températures des gaz, aux échanges thermiques complexes qui se produisent dans une locomotive à vapeur, et, dans un esprit de rigueur scientifique, analyse et compare des phénomènes, procède à des mesures, des essais, et trouve une solution concrète.

Il double les sections de passage de vapeur à travers les soupapes et l’ensemble du circuit de vapeur depuis le régulateur jusqu’à l’échappement. Il double de degré de surchauffe en portant la température de la vapeur de 300 à 400°. Il double le vide dans la boîte à fumée en appliquant l’échappement Kylchap mise au point par l’ingénieur finlandais Kylälä et lui-même. Les puissances sont pratiquement doublées, et les économies d’eau atteignent 30%, tandis que les économies de charbon atteignent 20%. Des trains de 600 t sont enlevés sans difficulté à 120 km/h par des locomotives transformées par Chapelon: auparavant, ces locomotives remorquaient des trains de 300 à 400 t à 90 km/h.

Né en 1892, il meurt en 1978, après une vie entière consacrée à la locomotive à vapeur, et, certainement déçu de n’avoir pu construire, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les locomotives de la nouvelle génération dont il avait pourtant établi les plans.

André Chapelon (1892-1978), photographié sur le banc d’essais de Vitry dans les années 1970.

Les locomotives qui n’ont jamais existé.

André Chapelon songe, pendant  la guerre, à la nouvelle génération de locomotives du futur qu’il appelle « locomotives de la troisième génération ». Il considère que la première génération est celle des locomotives des débuts jusqu’aux années 1930, la deuxième étant celles des transformations qu’il a effectuées durant les années 30 et 40 (circuits de vapeur, échappement, etc…) et la troisième génération serait une combinaison des résultats de ses travaux et des derniers progrès de la construction américaine (châssis monobloc en acier moulé, boîtes à rouleaux sur les bielles et les essieux, chauffe mécanique, nombreuses fonctions assurées automatiquement, etc…). Il prévoit pour la SNCF un programme remarquable comportant les types suivants :

TYPESPOIDS DES TRAINS (t)VITESSE DES TRAINSVITESSE MAXIMALE
1422 00090110
1522 00070110
242950120140
232600140200
142+241

Toutes ont en commun un châssis monobloc, un moteur 3 cylindres compound, une grille de 5,5 m2, un effort de traction maximal de 2 900 kW (4 000 ch). Le type articulé 142+241 est destiné aux lignes secondaires  à fortes rampes et faible charge par essieu. Ce programme est proposé vers 1940 à une SNCF possédant 11 862 locomotives appartenant à 177 séries et d’un âge moyen de 30 ans. André Chapelon estime que son programme pourrait diviser cet effectif par deux ou par trois, grâce aux importants parcours journaliers que ses machines auraient pu effectuer: c’est, à peu près, ce que la 141R allait démontrer 5 années plus tard.

Les locomotives projetées par André Chapelon au début des années 1950.
La fameuse locomotive type 152 d’André Chapelon dont la construction fut effectivement commencée en 1952, puis abandonnée: la vapeur avait terminé son règne.

Le refus des solutions hasardeuses.

Chapelon ne croît guère dans les solutions non conventionnelles comme les moteurs à turbines ou à commande individuelle des essieux. Il les trouve trop complexes et délicats à entretenir. Il pense aussi qu’il est possible de dominer les problèmes d’action de paroi comme les condensations, de température des fluides, tout en restant dans le domaine de la locomotive conventionnelle, plutôt que de passer à la turbine qui n’est guère supérieure au moteur à cylindres du fait des fuites importantes entre stator et rotor au démarrage ou à basse vitesse.

André Chapelon écrit: « Les régions SNCF consultées étaient preneuses d’une nombre important de 152, une commande fut passée aux Aciéries de St-Chamond qui en commença l’exécution, mais les travaux furent stoppés devant l’extension de l’électrification et la Dieselisation de la SNCF, un point final étant mis à toute possibilité de comparaisons objectives entre une traction à vapeur moderne et les systèmes concurrents. »

On ne peut que comprendre la profonde tristesse et la grande déception d’André Chapelon.  Mais si l’on considère, d’une part le prix de l’énergie fourni par les centrales électriques, prix qui n’a cessé de baisser, et, d’autre part, le prix de la main d’oeuvre, prix qui n’a cessé de monter par le fait d’une évolution sociale déjà amorcée depuis le lendemain de la grande guerre,on comprendra à quel point la locomotive électrique, consommant de l’énergie nucléaire, conduite par un seul agent, économique en maintenance,  ne pouvait que supplanter la vapeur partout où des besoins en transports intenses existaient.

André Chapelon pouvait-il prévoir l’essor de l’énergie nucléaire en France, la cherté croissante de la main d’oeuvre, la perte de compétitive du charbon comme source d’énergie traction,  les chocs pétroliers , facteurs qui ont tous, tour à tour ou ensemble, apporté des atouts à la traction électrique ? Ni les performances  remarquables de la traction vapeur sont en cause, ni sa fiabilité exemplaire. C’est bien le coût seul qui a joué: coût non des locomotives (elles sont moitié moins chères que leurs équivalents électriques ou Diesel) mais de leur charbon, de leur maintenance, de leur conduite.

Marcel Garreau

Marcel Garreau a joué un rôle de tout premier plan dans l’électrification du réseau ferroviaire français, notamment en dirigeant la fameuse Division des Etudes de Traction Electrique (DETE) de la SNCF lors de la grande époque des électrifications en courant monophasé de fréquence industrielle. Il sait réunir et diriger des ingénieurs de valeur comme Fernand Nouvion, Marcel Tessier, et créer une nouvelle politique de traction pour la SNCF.

Polytechnicien de la promotion de 1921, Marcel Garreau est un jeune et brillant ingénieur des PTT. Mais en 1930 il rencontre Raoul Dautry qui dirige le réseau de l’Etat. Dautry est un grand meneur d’hommes, un gestionnaire d’envergure, un visionnaire. Futur ministre, homme d’action et de commandement, Dautry juge rapidement et exactement en quelques instants les hommes à qui il a affaire, et son opinion sur Garreau est immédiatement faite: il lui faut cet homme, et il l’aura.

Sans que cela soit le sujet de la conversation, Dautry interrompt subitement Garreau qui exposait une solution technique concernant les réseaux téléphoniques et les électrifications ferroviaires, et il lui demande subitement de venir travailler avec lui à la tête du réseau de l’Etat. Garreau reste interdit, le souffle coupé, et Dautry lui dit: « Vous commencerez demain ! Je fais mon affaire de votre contrat avec les PTT…. ».

Marcel Garreau (1903-1982).

Une carrière au service du chemin de fer.

La carrière de Marcel Garreau est un exemple de ces engagements profonds et durables dont les ingénieurs des années 1930 à 1950 sont capables. Entré en 1930 au service du réseau de l’Etat, il est adjoint au chef d’arrondissement de Rouen jusqu’en 1931, puis chef de celui du Mans jusqu’en 1934, et il s’occupe des études de l’électrification Paris-Le Mans jusqu’à leur achèvement en 1937 et travaille à la mise au point des autorails Bugatti. Il travaille ensuite avec Louis Armand et met au point pour lui le nouveau système de traction électrique utilisant le courant monophasé de fréquence industrielle qu’il parvient à adapter pour les besoins du chemin de fer.

Il dirige la Division des Etudes de Traction Electrique de la toute jeune SNCF, et reste à ce poste important jusqu’en 1966, puis est directeur adjoint du Matériel et de la Traction jusqu’à son départ en retraite en 1968.

Homme de science, homme de terrain, et surtout pédagogue.

Remarquable théoricien de la traction électrique, aimant toujours choisir les solutions les plus élégantes sur le plan scientifique, il sait en maîtriser les applications concrètes avec réalisme: la réussite technique des  CC 7100 et BB 9200 est la preuve de son savoir-faire. Mais, surtout, Marcel Garreau sait persuader les nombreux sceptiques qui l’entourent de l’avenir de la traction en courant monophasé, ceci même au plus haut niveau de la SNCF de l’époque. Homme discret, d’une grande sensibilité intérieure comme ses peintures en font foi, il sait pourtant être très efficace et convaincre – même les hommes de pouvoir qui n’entendent rien aux problèmes techniques!  Capable de vaincre les hostilités, de créer des convictions, il est l’inspirateur de la traction électrique moderne qu’il sait faire adopter par de nombreux pays du monde entier.

Marcel Garreau saura demander le meilleur d’eux-mêmes aux ingénieurs dont il a choisi de s’entourer, dont Fernand Nouvion, Marcel Tessier, André Cossié. Avec cette équipe, ce seront les records mondiaux de vitesse sur rail à 331 km/h en 1955, la traction en monophasé, les locomotives performantes, la grande vitesse au quotidien.

Fernand Nouvion

Ingénieur marquant dans l’histoire de la traction électrique de la SNCF, Fernand Nouvion est d’abord connu comme étant l’homme des records de vitesse à 331 km/h de 1955, records qui démontrent la possibilité, avec une trentaine d’années d’avance sur la réalité technique, de la traction électrique à grande vitesse. Mais Fernand Nouvion s’est aussi trouvé au cœur des débats qui ont donné naissance au TGV et au renouveau du chemin de fer en France.

Dans ses nombreux écrits, Nouvion distingue trois grandes périodes en matière de traction électrique en France : celle des « balbutiements » (1898-1920) avec le courant continu basse tension et le courant alternatif 16 2/3 de diverses tensions, puis l’ère Parodi (1920-1950 environ) avec le courant continu 1 500 v et la locomotive de vitesse à essieux directeurs; et enfin celle de l’ère Armand (1950 à aujourd’hui) avec le courant monophasé industriel et la locomotive à adhérence totale.

Fernand Nouvion (1905(1999).

Des records de 1955 aux électrifications 25 kV en monophasé.

Les records de 1955 marquent  l’apogée du moteur à courant continu, « le meilleur possible » en matière de traction ferroviaire, selon les termes de Nouvion, et sans doute le plus apte à la vitesse,  le stade ultime de perfectionnement auquel arrive système 1 500 volts en France. Ces essais consacrent l’avènement de la locomotive à adhérence totale que la SNCF adopte dorénavant.

Fernand Nouvion à bord du train d’essais de 1954 tiré par la CC-7121.

Ces records se déroulent, il faut le dire, dans une période exceptionnellement favorable à l’innovation technique ferroviaire en France. Des ingénieurs innovateurs et brillants peuvent faire des prototypes et des essais grâce à la DETE (Division des Etudes de Traction Electrique), notamment Marcel Garreau et Fernand Nouvion.

Louis Armand, Directeur Général de la SNCF depuis 1949, se fait le champion de deux grandes idées: l’électrification en courant monophasé de fréquence industrielle, et l’utilisation du réseau général EDF qui en découle naturellement, qui « pousse le réseau général de l’EDF jusqu’à la locomotive au lieu de l’arrêter à la sous-station », selon les termes mêmes de Fernand Nouvion.

La « biréduc ».

Un autre des grands apports de Fernand Nouvion est la biréduction. C’est une solution mécanique permettant, au niveau des bogies moteurs des locomotives diesel ou électriques, de donner deux rapports de réduction, c’est-à-dire une marche rapide pour les trains de voyageurs (160 Km/h), et une marche lente pour les marchandises (100 Km/h), avec, dans le deuxième cas, un effort de traction accru.

Cette technique permet de résoudre le problème de la locomotive dite « universelle », apte à tout faire. Un grand nombre de locomotives de la SNCF des années 1960 et 1970 seront munies de la biréduction, en attendant que, aujourd’hui, les progrès de l’électronique permettent de construire des locomotives universelles.

La grande vitesse : Fernand Nouvion au cœur du débat.

Mais la gestion du TGV a occasionné beaucoup de débats à la Direction du Matériel, en particulier pour ce qui était de la formule même du train: rame automotrice ou train classique ? Deux écoles s’affrontèrent durant les dernières années 60: la formule utilisant une rame indéformable composée de remorques encadrées par deux motrices, et, de l’autre, une rame «panachée» avec des motrices et des remorques sur toute sa longueur, et permettant une composition et une longueur variables à la manière des rames de banlieue.

Fernand Nouvion rejette la solution de l’automotrice au profit du train classique remorqué, plus sûr à tous points de vue, infiniment moins cher à mettre en œuvre, et par définition à composition variable. Il propose, pour les trains à grande vitesse, une solution qui consiste à utiliser des couplages de CC 7100, deux en tête et deux en queue, avec rapports d’engrenages modifiés en vue d’une augmentation de la vitesse, et nouveau carénage. Ces couplages entraîneraient des rames composées de voitures classiques à bogies et dotées de carénages d’extrémité.

Fernand Nouvion n’est pas écouté, pour une fois.  C’est alors qu’il quitte ses fonctions et prend sa retraite avec, certainement, de l’amertume, mais nullement un oubli de ce qui a fait une vie passionnée et active. Il aimera le chemin de fer jusqu’au bout, recevant volontiers ceux qui lui en font la demande, aidant les chercheurs et les historiens du chemin de fer dans leur tâche.

Table des portaits et dates des grands ingénieurs du chemin de fer dans le monde au XIXe siècle.

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