Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la zone d’occupation soviétique, fermement verrouillée par les grands frères libérateurs, se mue subitement en République Démocratique Allemande sans que, vraiment, ce soit une république, sans que ce soit totalement démocratique, et sans l’avis de la population allemande… Mais le réseau ferré, lui, reste bien un vrai chemin de fer, prospère et sérieux et il s’offre même le luxe incroyable de conserver de la gloire des anciens jours son nom: Deutsche Reichsbahn. Le réseau du « Reich » donc ? Mais lequel ?
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale l’Allemagne est vaincue militairement et doit renoncer à sa souveraineté sur son territoire qui est coupé en quatre zones d’occupation. Trois de ces zones formeront, dans les faits, une Allemagne tournée vers l’ouest, l’Europe, et les Etats-Unis, tandis que la quatrième zone deviendra un prolongement territorial d’une Union Soviétique trop heureuse de pouvoir mettre le pied sur une grande partie de l’Europe et de faire de sa “colonie” allemande un véritable bastion commandant tout son système d’occupation sur les pays devenus « frères » : la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie, les pays Baltes en tout premier lieu. Mais la RDA bénéficiera d’un certain nombre de statuts que les autres pays du dit “bloc communiste” n’auront pas et devront se contenter d’en rêver, notamment un droit à la “germanitude” qui se fait remarquer, comme l’auteur de ces lignes l’a constaté sur place et à l’époque, surtout dans le domaine du chemin de fer qui reste profondément allemand et, en prime, attaché à sa traction vapeur.
Les locomotives diesel soviétiques n’y feront que quelques pas, d’ailleurs aléatoires et incertains, et seront rapidement surnommées les “tambours de la Taïga” vu leur vacarme incroyable, leur nuage de gaz d’échappement les accompagnant, et leurs pannes… Les tambours de la Taïga battent “son plein”, comme les tambours par une frappe au centre de la peau.
Le réseau ferré est-allemand devient donc la plaque tournante des transports de ce bloc communiste, et offre aussi, très stratégiquement, le contrôle des nombreux points de passages ferroviaires entre le monde de l’ouest et le monde communiste. Coupée en deux par le « rideau de fer », cette frontière, la plus fermée du monde à l’époque, n’a aucune existence légale, et n’a pas été prévue par les traités de paix, mais elle existe bel et bien par la force des miradors, des barbelés, des armes, des « check-points ».
Si ce n’est sous les projecteurs des « check-points » officiels permettant de rares passages ouest- est, les trains ne passent plus entre les deux Allemagnes, et bien des lignes sont coupées en plusieurs points successifs, devenant autant de tronçons morts, pour avoir simplement eu le malheur, cent ans avant, d’avoir été construites selon un tracé sinueux se confondant avec le pointillé des cartes de redécoupage du monde établies à Potsdam en 1945.

Un « Reichsbahn » qui ne chôme pas.
Une Allemagne est tournée vers l’ouest et le monde capitaliste, l’autre Allemagne est tournée vers l’est et le monde communiste, et les réseaux ferrés sont à réorienter géographiquement, et à reconstruire dans la mesure où les grandes lignes transversales partant de Berlin vers l’ouest du pays sont coupées par le rideau de fer. Devenue RDA, la zone d’occupation soviétique devient unilatéralement soumise aux volontés de l’URSS et les lignes de chemin de fer sont autant de drains pour transporter vers le pays « grand frère » les produits industriels allemands: mais le réseau n’était pas fait pour cette tâche, et l’ancienne orientation nord-sud ou rayonnant autour de Berlin des lignes principales ou secondaires est totalement inadaptée. Il faut tout redéfinir en fonction d’un trafic qui se fera vers Moscou.
En 1970, le réseau de la RDA comporte environ 14 000 km de lignes, et seulement 10% de ce total est électrifié. Les liens établis avec l’URSS et les pays satellites obligent le réseau à faire face à un trafic de 300 millions de tonnes transportées annuellement soit presque autant que le réseau de l’Allemagne de l’ouest, mais sur une infrastructure dégradée par la guerre, par un excédent de trafic, non reconstruite, mal entretenue. Le réseau se détériore de plus en plus avec les années, après une remise en état sommaire effectuée au lendemain de la guerre, et après les « prélèvements » de matériel et d’installations faites par l’URSS.


La traction électrique et diesel : les bonnes années 1980.
La traction à vapeur domine toujours en RDA pendant les années 1960 à 1980, et la traction électrique doit se contenter d’une maigre part du trafic, utilisant des moyens de fortune et les restes de l’ancien réseau de la (vraie) Deutsche Reichsbahn d’avant guerre. Des installations vétustes, une production de courant insuffisante, de très nombreuses pannes malgré des lignes à haute tension installées parfois jusque sur la chaussée des avenues des grandes villes (comme c’est le cas à Dresde !) rendent cette traction électrique bien aléatoire et redonnent toutes leurs chances aux locomotives à vapeur qui se sont retrouvées enfermées dans ce paradis, y compris des locomotives françaises, autrichiennes, tchèques ou autres que les hasards de la guerre auront fait rouler jusque là.
Toutefois les Allemands de l’est se mettent au travail et parviennent à des résultats très tangibles : d’intéressantes électrifications nouvelles sont entreprises durant les années 1980, et la mise en service de nouvelles locomotives électriques est possible. Le pourcentage des lignes électrifiées passe de 10 à 27,5% du total du réseau avec plus de 3 800 km, ce qui place le réseau de la RDA parmi un des réseaux européens les mieux électrifiés, le mettant devant celui du Royaume-Uni ou de l’Espagne, par exemple. En 1982, le réseau de la RDA fait des essais avec une locomotive équipée de redresseurs à thyristors, la BB 212-001: ces essais montrent que, dans ce pays, une réelle recherche technologique est en train de se développer et qu’un certain « miracle économique » est-allemand est perceptible dans certains secteurs de pointe. La traction diesel, de son coté, progresse – même si elle doit utiliser un matériel soviétique peu fiable…Le parc de locomotives diesel est-allemand dépasse 2 000 exemplaires en service, et comporte 171 autorails.






Le réseau est-allemand à la veille de la réunification.
Le manque d’automobiles particulières, d’autocars, de camions et d’autoroutes, typique de l’économie des pays communistes est, certes, une chance pour le rail est-allemand qui travaille en permanence à la limite de la saturation de ses installations.
Les chiffres des années 1980 donnés officiellement, mais qui semblent bien correspondre à une réalité plausible, sont surprenants, surtout si on les compare à ceux de l’Allemagne de l’ouest. Les longueurs exploitées sont en proportion comparables dans les deux pays avec 14000 km en RDA, et 27000 km en RFA.
Le réseau de la RDA possède 2173 locomotives diesel, soit un parc nettement supérieur à celui de l’ouest qui en totalise 1812. Le parc de locomotives électriques est inférieur à celui de l’ouest avec seulement 1353 machines contre 2530.
Le nombre de voitures à voyageurs est d’environ 8500, ce qui est dans les normes européennes et proportionnel à la population. Mais, si on sait qu’à l’ouest il y en a 11800, ce nombre de voitures à voyageurs en RDA est nettement insuffisant quand on sait que les Allemands de l’est, qui n’ont pas d’automobiles et peu de transports routiers en commun, ont beaucoup plus besoin du train que leurs frères de l’ouest.
Les observateurs occidentaux peuvent d’ailleurs constater, dans les grandes gares de Dresde ou de Leipzig, à quel point les rares trains sont surchargés aux heures de pointe. Et pourtant le trafic total du réseau de la RDA est de 23 milliards de voyageurs-kilomètres contre 41 en RFA, ce dernier pays ayant un trafic automobile très développé. Les Allemands de l’Est sont donc peu mobiles dans une économie peu développée ou l’on voyage peu pour son travail, sinon pas du tout. Les grandes villes est-allemandes, en fait, sont peu animées, avec une maigre circulation, beaucoup de gens attendant longuement de rares bus ou tramways d’un autre âge, ou se déplaçant à pied ou en vélo, habitant souvent à proximité de l’usine ou de l’entreprise « VEB » collectiviste, ou de la ferme d’état. Il n’y a pas, à proprement parler, de voyages d’affaires, et les responsables, les fonctionnaires, les dirigeants, se déplacent avec les rares véhicules officiels.
Le nombre de wagons à marchandises est de 170000 pour la RDA et de 200000 pour la RFA, et ce parc est-allemand assure un trafic annuel de 59 milliards de tonnes-kilomètres contre 61 à l’ouest : il y a donc, en apparence, égalité de situation, mais n’oublions pas que les habitants de la RDA sont moitié moins nombreux que ceux de la RFA et ont un réseau moitié moindre. Il y a bien un très fort excédent de trafic marchandises, cet excédent étant généré au profit de l’URSS et des « pays frères ».
En somme le réseau de la RDA des dernières années du communisme transporte presque autant de marchandises qu’à l’ouest, et environ la moitié des voyageurs, ceci sur un réseau moitié moindre, avec autant de matériel roulant pratiquement, et avec proportionnellement plus de cheminots. Sur un plan ferroviaire pur, la situation n’était pas aussi mauvaise qu’elle semblait le paraître, puisque le réseau ne manquait pas de travail, ni de cheminots, et, aujourd’hui, pour un certain nombre de cheminots et de personnes attachées aux chemins de fer, ces années 1970 et 1980 pourraient être regrettées dans la mesure où, désormais, l’ancien réseau de la RDA a pour seul avenir celui qui attend l’ensemble des réseaux européens, sur fond de concurrence effrénée et sauvage avec la route ou l’avion, de bilans budgétaires qui priment la seule rentabilité, de privatisations, de fermetures de lignes…



La fin du Rideau de fer et de ses incohérences ferroviaires
Réunifiée sur les cartes, l’Allemagne doit l’être aussi sur son réseau ferré. Or la tâche est immense, car les deux réseaux allemands des années 1950 à 1989 ont grandi séparément, Deutsche Bundesbahn à l’Ouest, Deutsche Reichsbahn à l’Est, adoptant des habitudes et des techniques très différentes, se réorientant, géographiquement, selon deux axes parallèles qui s’ignoraient.
Coupée en deux par le rideau de fer, l’Allemagne vient à former, dans les faits comme dans les mentalités, deux pays très différents entre 1949 et 1989. L’arbitraire d’un découpage absurde à tous les sens du terme donne une frontière étanche qui ignore les anciennes données sociales et économiques, et, surtout, le tracé des lignes de chemin de fer de l’ancien réseau allemand.
Certains villages en fin de ligne d’embranchement, comme Tettau, ou Zorge, se retrouvent à l’Ouest, alors que la tête de la ligne d’embranchement est à l’Est, rendant inexploitable un moignon de ligne buttant contre la frontière…. D’autres lignes, comme celle de Eisenach à Bebra, louvoie sur le rideau de fer, passe à l’Ouest à Werra, revient à l’Est à Wommen à quelques kilomètres de là, revient de nouveau à l’Ouest puis encore à l’Est, avant de gagner Bebra à l’Ouest: autant de gares isolées, autant de traversées de frontières militairement gardées, autant de trains fermés à clef pour éviter les évasions, autant d’absurdités accumulées durant un bref trajet au royaume de Kafka.
On disait même qu’il y avait, par endroits, un faux rideau de fer situé à l’intérieur de la RDA, avec barbelés et miradors vides, et au-delà, avant le vrai rideau de fer, il y avait des fermes dans lesquelles les rares fuyards allaient demander un refuge : ils étaient alors capturés par la Volks-Polizei. Les trains étaient des moyens de passage clandestin et les plafonds intérieurs des compartiments, les planchers des voitures étaient démontés lors du passage du rideau de fer. On parle aussi de tentatives de franchissement de force avec un train roulant à pleine vitesse.



Ailleurs, des lignes finissent subitement dans les orties, interrompues par un poteau marquant la frontière, ici un signal est debout, seul dans une nature vide et hostile, là, un poste d’aiguillage n’est plus entouré de voies, là encore, une gare ne voit plus de trains, ses voies barrées par des barbelés, et, là, un pont ferroviaire termine sa voie sur le rivage opposé…


Lorsque le mur de Berlin tombe en 1989, il y a seulement 7 lignes de passage entre les deux Allemagne, et la circulation était réduite au minimum, avec les contrôles et les retards que l’on devine, les trains restant des heures entières sur des voies herbeuses et rouillées…. Aujourd’hui, 4 de ces 7 points de passage ont été complètement réhabilités. En 1993, l’un d’eux, réunissant Helmstedt à Marienborn, a été électrifié pour former, de nouveau, la grande ligne Berlin-Cologne. Les trains « Intercity » Berlin-Cologne ou Berlin-Munich peuvent circuler à 160 km/h et assurer des liaisons d’un niveau de qualité européen.
En 1994 la traction électrique a été rétablie entre Arenshausen et Eichenberg, ceci formant de nouveau la grande ligne Cassel-Halle, électrifiée ou ré-electrifiée par ailleurs sur d’autres parties. En 1995 la traction électrique a été établie (ou rétablie, selon les tronçons) entre Francfort et Leipzig, d’une part, et Berlin et Munich, d’autre part, créant, avec la réhabilitation ou la mise à double voie des lignes de franchissement de l’ancienne frontière, deux grands axes très importants pour l’Allemagne.
Tableau de la réouverture des liaisons Est-Ouest.
Villes Régime avant 1989 Régime après 1989
Lubeck-Hambourg Maintenu en service Maintenu en service
Büchen-Schwanheide Maintenu en service Maintenu en service
Ulzen-Salzweden Fermé Ouvert
Wolfsburg-Oebisfelde Maintenu en service Maintenu en service
Helmstedt-Marienborn Maintenu en service Maintenu en service et électrifié
Bad Harzburg-Ilsenburg Fermé Ouvert
Walkenried-Ellrich Fermé Ouvert
Eichenberg-Arenshausen Fermé Ouvert et électrifié
Bebra-Gerstungen Maintenu en service Maintenu en service et électrifié
Mellristadt-Rentwershausen Fermé Ouvert
Neustadt-Sonneberg Fermé Ouvert
Hof-Gutenfurst Maintenu en service Maintenu en service
Ludwigstadt-Probstella Maintenu en service Maintenu en service et électrifié


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